Tous les vendredis, on peut trouver Sami Huraini, étudiant en droit, au poste de police de Kiryat Arba. Les conditions de sa libération sous caution stipulent que le jeune militant de 23 ans doit se présenter ici, dans cette colonie israélienne voisine de Hébron, chaque vendredi entre 8h30 et 15h. C’est l’heure à laquelle, en temps normal, Sami Huraini se rend à la manifestation d’après la prière dans son village d’At-Tuwani pour dénoncer l’occupation et les démolitions de maisons, toujours plus nombreuses dans cette région désertique des collines du sud de Hébron.
"Ils veulent m’empêcher d’aller manifester et surtout, ils veulent faire de moi un exemple pour dissuader les autres militants", explique Sami dont les conditions de libération devaient être revues ce 1er mars.
S’il est surpris dans une manifestation, il devra s’acquitter d’une amende de 10 000 shekels (2 500 euros), soit deux mois et demi le salaire mensuel de son père. "Même si je ne fais que marcher dans la rue et qu’il y a une manifestation, ils pourraient m’arrêter", dit-il. Si un tribunal militaire a de bonnes raisons de croire qu’il a participé à l’organisation d’un rassemblement quelconque, il peut aussi avoir à verser 30 000 autres shekels. « Ce n’est pas facile. Je ne veux pas arrêter », affirme Sami Huraini.
En tant que coordinateur de Youth of Sumud, un collectif d’une trentaine de jeunes militants d’At-Tuwani et des villages alentours, Sami Huraini est un des acteurs majeurs des actions locales pour tenter de contrer ce qu’ils considèrent comme l’influence toujours croissante de l’occupation israélienne et pour inciter les habitants à rester sur leurs terres malgré la pression croissante.
Le jeune homme est accusé de troubler la paix, d’avoir attaqué un soldat israélien et de violé une zone militaire fermée lors d’une manifestation non autorisée le 8 janvier dernier, à côté du village voisin de Al-Rakeez. Selon des informations rapportées par l’Association israélienne des droits civils, la plus vielle organisation de défense des droits humains du pays, l’imposition de zones militaires fermées est massivement utilisée comme un "outil de répression des manifestations en Cisjordanie". Sami Huraini considère cette justification comme une "excuse".
Ce 8 janvier, 200 militants palestiniens, israéliens et internationaux protestaient contre le tir d’un soldat israélien dont avait été victime Harun Abu Aram, 24 ans, la semaine précédente.
Cette nuit là, une quinzaine de soldats israéliens ont débarqué dans la maison de Sami. "Avez-vous un couteau ?", lui demandèrent-ils. "Vous me sortez du lit pour me demander si j’ai un couteau ?", leur a répondu le jeune homme. Yeux bandés et menottes aux poignets, Sami Huraini a été emmené sur une base militaire jusqu’à 4 heures du matin, heure à laquelle il a été emmené au poste de police de Kyriat Arba pour subir un interrogatoire. A 9 heures, il a été déféré à la prison de Gush Etzion où il est resté six jours alors que la date de son audience ne cessait d’être repoussée.
Malgré son âge, c’est loin d’être la première fois que Sami Huraini a maille à partir avec les autorités israéliennes. En fait, comme sa grand-mère Fatima et son père Hafez avant lui, il sait que ce traitement continuera aussi longtemps qu’il continuera à protester.
Le militantisme à l’honneur
Trois cent personnes à peine vivent à At-Tuwani, un petit groupe de maisons en béton enserrant une colline rocheuse au sud de Hébron. Mais l’école, la clinique et la mosquée en ont fait un centre pour toutes les petites communautés disséminées dans les collines. Les Huraini s’y sont installés en 1948 depuis les environs de la ville d’Arad, à quelque 20 kilomètres au sud à vol d’oiseau et de l’autre côté de la ligne d’armistice qui marque les frontières internationalement reconnues d’Israël. Fuyant les combats de la guerre d’indépendance, ils ont acheté du terrain à une famille de Yatta pour y faire ce qu’ils ont toujours fait : de l’agriculture et de l’élevage de moutons.
Tout change en 1981. L’armée israélienne construit l’avant-poste de Ma’on, à un jet de pierre d’At-Tuwani, pour y installer un groupe de Nahal, une unité militaire qui combine service militaire et travaux agricoles, avant que cela ne devienne une colonie un an après. En 2001, des colons radicaux ont construit une extension illégale connue sous le nom de Havat Ma’on, encore plus près du village palestinien d’At-Tuwani.
Au cours des 30 dernières années, At-Tuwani n’a pratiquement pas été autorisé à s’étendre tandis que la colonie parfaitement entretenue l’éclipse maintenant avec près de 600 habitants. Un nouveau quartier vient d’être construit, surplombant des cerisaies qui descendent doucement dans la petite vallée entre les deux collines. "C’était la terre de ma famille", décrit Sami Huraini.
Fatima Huraini, la grand-mère de Sami, est âgée de plus de 80 ans. Même lorsque la colonie n’était qu’un projet, la violence faisait déjà partie du décor. Elle a souvent été attaquée par des colons alors qu’elle gardait ses moutons. Elle a été battue par des soldats, elle en a même perdu l’ouïe une fois, raconte Sameeha Huraini, la plus jeune sœur de Sami. Malgré tout, elle est restée, incarnant ce que les Palestiniens appellent sumud en arabe, qu’on peut traduire par ténacité, un concept central dans la culture populaire de la résistance. Le fils de Fatima, Hafez, aujourd’hui âgé de 50 ans, est lui aussi une figure du militantisme en Cisjordanie et particulièrement dans les collines du sud de Hébron. Lui aussi a connu les arrestations nocturnes, se souvient Sameeha.
"J’ai grandi dans cette ambiance, j’ai été élevé selon ces principes. Ca m’a appris à avoir la foi et à m’engager dans la non-violence comme moyen efficace et influent pour parvenir à la paix et à la justice", explique Sami.
En 2017, les enfants de la famille et quelques-uns de leurs amis ont créé Youth of Sumud. Ils pratiquent "une résistance populaire pacifique comme stratégie contre l’occupation", selon la définition de Sami, même si leur but immédiat est plus prosaïque :
L’armée israélienne utilise la violence comme excuse pour détruire les maisons. Nous répondons par l’action directe pour détruire le plan qui nous arrache notre terre.
Ce petit mouvement est né lors du Sumud Freedom Camp pendant lequel des Palestiniens, des Israéliens et des étrangers ont investi les grottes autour du village de Sarura pour essayer de convaincre les habitants d’y revenir après avoir été chassés par les attaques de colons.
Ces grottes restent une préoccupation même si Youth of Sumud est aujourd’hui engagé dans d’autres combats, comme la documentation des attaques de colons et des démolitions de l’armée, la protection physique sur le chemin de l’école ou dans les champs au moment des moissons et l’organisation d’ateliers sur la théorie et la pratique de la non-violence.
Selon B’Tselem, les collines du sud de Hébron ont un intérêt stratégique pour Israël parce qu’elles sont faiblement peuplées et qu’elles offrent une continuité territoriale avec le Néguev au sud. C’est aussi une terre biblique, un lieu de dévotion pour les colons qui entretient la flamme de leur sentiment d’appartenance. Contactés afin de comprendre leur motivation, ni le conseil régional de Har Hébron, dont dépend Ma’on, ni des personnes de la communauté n’ont voulu répondre aux questions.
Le climat désertique qui règne ici explique la dispersion de ces enclaves palestiniennes qui varient souvent en fonction des saisons. Au fil du temps, les communautés se sont de plus en plus isolées, d’autant qu’elles voient leur développement freiné par le manque d’infrastructures essentielles, l’impossibilité d’obtenir des permis de construire et le harcèlement constant de la part des civils et des militaires israéliens.
Pourtant, Michael Carpenter, spécialiste canadien de la résistance civile à l’Université de Victoria, estime que les habitants d’At-Tuwani peuvent revendiquer quelques "petites victoires". Par exemple, c’est l’un des rares villages palestiniens à disposer d’un "plan d’urbanisation" d’Israël, qui permet aux habitants de construire sur leurs terres ; ils ont réussi à se raccorder à l’alimentation en eau, ce qui est également inhabituel ; et en 2006, après la construction d’un mur d’1 mètre de haut le long de la route 317, coupant les collines du sud de Hébron des autres parties de la Cisjordanie, les villages locaux se sont regroupés et ont commencé à manifester chaque semaine pendant deux ans - jusqu’à ce que cette section de barrière soit finalement supprimée.
Comparées aux autres formes de résistance, "les manifestations soutenues dessinent un espace pour l’activisme politique et constituent un socle pour construire un soutien local et transnational, ce qui est crucial", selon Carpenter. "Les soldats israéliens et leurs officiers ont dit que les caméras étaient leur kryptonite" parce qu’elles documentent les manifestations non militarisées.
Michael Carpenter souligne également les circonstances exceptionnelles de la protestation en Zone C, seule partie de la Cisjordanie sous contrôle israélien total :
Là où l’Autorité palestinienne gouverne, il n’y a pas de résistance populaire. La police palestinienne, mais aussi les infrastructures palestiniennes, agissent comme des facteurs de pacification.
Le prix de la non-violence
La prison de Gush Etzion est "particulièrement difficile" selon le militant Basil Adra qui parle de la détention de Sami Huraini. Après sa libération, lui-même a confirmé. Il n’a eu le droit de parler à sa famille qu’une fois en six jours. Cependant, le soutien s’est organisé à l’extérieur. Alors que le tribunal ne cessait de repousser la date de l’audience, les militants palestiniens et israéliens manifestaient devant la prison chaque jour.
Pour expliquer l’arrestation et la détention de Sami Huraini, les forces israéliennes ont expliqué qu’il "avait participé à une manifestation où il avait usé de la violence contre des soldats et qu’il avait encouragé d’autres manifestants à faire pareil sans écouter les ordres des soldats. L’armée prend au sérieux toute violence exercée contre ses soldats et tiendra responsable n’importe qui en fera usage."
A part les témoignages des forces de sécurité, l’accusation n’a fourni aucune preuve de l’implication de Huraini dans les actes qui lui sont reprochés. On peut clairement voir des caméras sur les soldats israéliens lors des incidents du 8 janvier mais aucun enregistrement n’était disponible, comme c’est souvent le cas. Interrogés sur ce point particulier, l’armée israélienne a choisi de ne pas répondre.
Selon plusieurs témoins oculaires, et comme le montre les images du rassemblement, les manifestants étaient largement pacifiques. "Nous manifestons pacifiquement avec des militants israéliens et étrangers ; on a scandé des slogans, joué du tambour, agité des drapeaux", raconte Basil Adra.
Cinq Israéliens qui ont participé à la manifestation ont même déposé une déclaration sous serment en vue de l’audience de Sami Huraini. Concernant l’accusation selon laquelle il aurait violé un ordre de fermeture militaire, les militants Oriel Eisner et Renana Na’aman, qui ont également témoigné, ont déclaré qu’aucun ordre de fermeture militaire n’avait été présenté aux manifestants.
Une autre manifestante, Karen Isaacs, s’est aussi senti obligée de témoigner sous serment. "Le fossé entre les accusations et la réalité dans cette affaire est si énorme … Je voulais faire ma part parce que j’étais présente et aux côtés de Sami pendant la manifestation. Je l’aurais vu s’il avait attaqué quelqu’un et il n’a rien fait de tel", tient-elle à expliquer.
L’avocate de Sami Huraini, Gaby Lasky, estime que le fait que l’armée tienne son client prisonnier et son inculpation "à charge malgré de nombreux témoignages d’Israéliens présents au même moment, au même endroit , montre les tentatives des forces de l’ordre dans les territoires non seulement d’étouffer la protestation et les critiques contre le tir essuyé par Harun Abu Aram, mais aussi d’endommager le tissu social des villageois."
La tentation du départ
Pour les habitants d’At-Tuwani, la tentation de quitter leur village est forte. Sami Huraini met 90 minutes pour rejoinder l’université de Hébron, par exemple, alors que les colons de Ma’on n’ont besoin que de 30 minutes de bus pour s’y rendre.
Au cours d’une visite du village en novembre dernier, nous participons avec Sami à une des activités de l’association qui consiste à accompagner les écoliers de chez eux jusqu’au village voisin de Tuba. La demi-heure de route passe par Ma’on et depuis 2004, l’armée israélienne fournit une escorte pour les protéger des attaques de colons. Quand l’armée ne se montre pas, les militants du villageois jouent le rôle d’escorte, une activité très risquée. Des militants étrangers participant aussi mais la pandémie a évidemment mis fin à cette option.
Après avoir attendu près d’une heure, nous voyons apparaître un véhicule blindé blanc de l’armée escaladant la colline. Les soldats ne sortent pas et le petit groupe d’écoliers se met en branle. Une des jeunes filles, Shuruq, vêtue d’un voile blanc, marche d’un bon pas en tête du groupe. Il y a un an, elle était hospitalisée après avoir reçu une pierre en pleine tête. "Beaucoup d’entre eux ne vont plus à l’école", constate Sami.
Lui-même a été attaqué par des colons à bord de véhicules tout-terrain. Il nous montre un enregistrement de l’incident mais l’image est mauvaise. Il rembobine et nous laisse regarder à nouveau, comme si nous n’allions pas le croire. Même s’il a déposé plainte en reconnaissant formellement ses agresseurs, la police ne l’a jamais recontacté.
Sur le chemin du retour, un pick-up nous dépasse. Au volant, un homme chauve nous filme derrière ses lunettes de soleil. Un mois plus tard, Sami Huraini est convoqué au poste de police de Kiryat Arba pour y être interrogé. On l’accuse d’avoir pénétré illégalement sur le territoire de Ma’on avec des amis et il y a des preuves, selon l’officier qui le reçoit. Seul Sami les intéresse apparemment, et pas ceux qui l’accompagnaient.
Sami leur explique que s’il était entré dans Havat Ma’on, c’était par erreur. Pourtant, son avocat tient à clarifier la situation : "Il n’y a pas de cas d’entrée illégale sur un territoire sans intention de pénétrer illégalement sur un territoire...Il n’y a donc aucune charge légitime contre mon client. Même si la police n’est pas tenue de montrer la preuve de ce qu’elle avance, il est raisonnable de penser qu’ils n’ont rien contre lui."
Sami Huraini n’a jamais reçu les preuves de son implication mais on lui a dit qu’il devait payer 500 shekels ou aller en prison. Il n’avait que 100 shekels sur lui et un examen le lendemain. Les soldats ont pris l’argent et l’ont laissé partir sans aucun reçu. Ce qui l’empêche de demander un remboursement, comme il a le droit de le faire, 180 jours plus tard. Quant au soi-disant marchandage, la police a juste déclaré que ce n’était pas "casher. C’est la police ici, ce n’est pas le marché du Carmel !" [NDT : le plus grand marché de Tel Aviv]
En 2020, Youth of Sumud a planté des oliviers à côté d’une forêt entretenue par le Fonds national juif entre Ma’on et At-Tuwani. Sami Huraini explique qu’ils essaient ainsi d’endiguer physiquement l’empiètement de la colonie sur la colline, tout en conférant aux jeunes du village un sens de la propriété de leur terre.
Quelques semaines plus tard, alors que les jeunes pousses commençaient à sortir, elles ont été arrachées, et ce n’était pas la première fois. Qui a fait ça ? "Les colons, qui d’autre ?", répond Sami dans un haussement d’épaules.
Ses racines sont plus solides que jamais pourtant.
Nous voulons juste vivre normalement dans notre village, vivre dignement. Nous voulons laisser derrière nous le traumatisme et vivre en sécurité. Et que ce système d’apartheid s’effondre.
Ce vendredi, alors qu’il pointera une fois encore au poste de Kiryat Arba, ses camarades sortiront dans les rues d’At-Tuwani pour continuer la lutte.
Traduction AFPS