Depuis 2004, l’AFPS traduit et publie chaque semaine la chronique hebdomadaire d’Uri Avnery, journaliste et militant de la paix israélien, témoin engagé de premier plan de tous les événements de la région depuis le début. Cette publication systématique de la part de l’AFPS ne signifie évidemment pas que les opinions émises par l’auteur engagent l’association. http://www.france-palestine.org/+Uri-Avnery+
Je n’y ai pas participé, moi non plus. Nous ne nous sommes jamais aimés, et ma présence aurait été pure hypocrisie. Je n’aime pas l’hypocrisie.
Les membres de la Knesset de la Liste Commune avaient décidé de boycotter l’événement. Ils accusaient Peres d’avoir consacré la majeure partie de sa vie à lutter contre les Arabes en général et les Palestiniens en particulier.
(La Liste Commune comporte trois partis arabes, qui se détestent. Ils furent obligés de joindre leurs forces au Parlement en raison d’une loi prise à l’initiative du ministre d’extrême droite (certains diraient fasciste) Avigdor Lieberman, qui a élevé le seuil électoral pour entrer à la Knesset. Il s’agit par donc d’une liste commune, pas d’une liste d’union.)
Cette décision de boycotter les funérailles a soulevé une tempête de protestations chez les membres juifs de la Knesset. Comment osent-ils ? Boycotter le défunt Peres c’est comme boycotter Israël ! Ils doivent être expulsés de la Knesset ! Que tous les autres membres de la Knesset quittent la Chambre lorsqu’ils prennent la parole ! (Assez curieusement personne n’a encore proposé de les mettre en prison.)
Mais le côté réellement intéressant de l’affaire fut le débat inter-arabe qu’il déclencha. Des citoyens arabes dénoncèrent la décision de Liste Commune. Ils furent immédiatement accusés par d’autres citoyens arabes d’être de “Bons Arabes”, formule désobligeante à l’égard d’Arabes qui aspirent à se faire aimer par les membres de la majorité juive, un peu comme “l’oncle Tom” aux États-Unis.
Ce débat continue. Il concerne les fondements même de l’existence de la minorité arabo-palestinienne en Israël, qui représente environ 20% de la population.
TOUT CELA me ramène à ma petite enfance.
J’ai vécu pendant neuf ans et demi dans la démocratique “Weimar Republik” allemande, et puis une demi-année dans l’Allemagne nazie. Nous étions des “Juifs allemands”. Ce qui signifie : Allemands à tous égards, juifs que de religion.
En pratique cela signifiait que nous étions des Allemands, mais des Allemands d’une espèce différente, intégrés mais pas tout à fait intégrés, intégrés en même temps à une communauté mondiale appelée le “Peuple juif”.
Je repense souvent à un événement important de ma vie : une cérémonie commémorative patriotique au lycée, quelque temps après l’arrivée au pouvoir des nazis. Tout le lycée était rassemblé dans l’Aula (la salle de rassemblement), et à la fin tous se sont levés pour chanter l’hymne national et l’hymne nazi. Du fait que je faisais partie de la plus petite classe et que j’étais en outre plus jeune que les autres élèves de ma classe, j’étais le plus petit garçon du lycée. J’étais aussi le seul Juif.
Sans réfléchir je me suis levé comme les autres mais je n’ai pas levé le bras pour le salut nazi et je n’ai pas chanté comme les autres. Un petit garçon au milieu de centaines de plus grands.
Quand ce fut fini, certains des plus grands m’ont menacé des pires conséquences si je recommençais. Heureusement nous sommes partis pour la Palestine quelques jours plus tard.
CE PETIT incident m’aide peut-être en quelque sorte à comprendre ce que ressentent les citoyens arabes d’Israël.
Que sont-ils ? Israéliens ? Arabes ? Palestiniens ? Arabes israéliens (une appellation qu’ils détestent) ? Citoyens palestiniens d’Israël (comme beaucoup d’entre eux préfèrent s’appeler) ? Toutes ces appellations ? Aucune d’elles ?
Après la guerre de 1948, au cours de laquelle l’État d’Israël fut fondé, et durant laquelle quelque 750.000 Arabes fuirent ou furent expulsés (et empêchés de retourner), la population du nouvel État s’élevait à 650.000 personnes, dont 20% d’Arabes. Par miracle (ou l’immigration juive), ce pourcentage est resté inchangé jusqu’à ce jour, en dépit du taux de naissances arabe beaucoup plus élevé.
Après la fondation d’Israël, toutes les villes et tous les villages arabes dans le nouvel État furent soumis à un “gouvernement militaire”, régime qui ne s’appliquait à aucun territoire particulier, mais qu’aux habitants arabes. Cela signifiait qu’aucun Arabe n’était autorisé à quitter son village ou sa commune sans permission écrite, même s’il ne s’agissait que d’une visite à un cousin du village voisin. Aucune transaction, qu’il s’agisse d’une licence d’importation de tracteur ou de l’autorisation d’envoyer une fille à l’école normale, ne pouvait s’effectuer sans autorisaion écrite.
Ce régime détestable s’est maintenu pendant 18 ans. Les Israéliens juifs du camp de la paix et le parti communiste binational étaient activement engagés dans des tentatives pour y mettre fin. J’ai participé à des dizaines de manifestations, et j’ai même inventé l’emblème de la campagne (un simple “x”).
TANT QUE David Ben-Gourion fut au pouvoir, assisté de Shimon Peres, nos protestations n’aboutirent à rien. Ce n’est que lorsqu’ils furent écartés par leur propre parti que le gouvernement militaire fur aboli. Le Shin Bet (service secret de sécurité intérieure) plaidait d’ailleurs pour son abolition – faisant valoir qu’il faisait plus de mal que de bien, que le Service pourrait mieux faire son travail sans lui.
Pendant ces années j’entretenais des liens étroits avec la communauté arabe, me faisant beaucoup d’amis dans les villes et les villages arabes. J’avais des Arabes dans le personnel de mon magazine, ce qui n’était pas courant à l’époque, et lorsque j’ai créé un nouveau parti, nous avions des candidats et des électeurs arabes.
Malheureusement, j’ai négligé ces relations depuis la Guerre des 6-jours de 1967, quand Israël s’est emparé de la bande de Gaza et de la Cisjordanie, y compris Jérusalem Est. Je me suis laissé complètement absorber par la lutte pour la création d’un État palestinien et les droits humains dans les territoires occupés.
ALORS, QUELLE est la situation des citoyens arabes en Israël même ?
Il y a deux présentations.
L’une est qu’ils sont égaux à tous les autres citoyens d’Israël, l’“État juif et démocratique”.
L’autre est qu’ils sont une minorité maltraitée, opprimée et discriminée, réduite à une vie misérable.
Quelle présentation est la bonne ?
Il y a des années, bien avant qu’Avigdor Lieberman ne devienne ministre de la Défense et qu’il puisse toujours dire ce qu’il voulait, idiotie ou autre, il avait fait une proposition étonnante : établir un État palestinien et y inclure les territoires israéliens adjacents habités par des Arabes, en échange des zones de Cisjordanie habitées par des colons juifs.
Selon cette proposition, de nombreux Arabes citoyens d’Israël feraient partie du futur État de Palestine avec toutes leurs terres, leurs villages et leurs villes. Merveilleux.
Mais la réaction des Arabes d’Israël fut une protestation furieuse. Pas une voix arabe ne s’éleva en sa faveur.
Pourquoi ? Le revenu moyen des citoyens israéliens, y compris les Arabes, est plus de dix fois supérieur à celui des habitants des territoires occupés. Les droits civils et humains sont incomparablement mieux garantis.
Il y a en Israël des Arabes chefs de services médicaux dans les hôpitaux. Les infirmiers arabes sont unanimement loués. Il y a un membre arabe de la Cour suprême très respecté, qui envoie des ministres juifs en prison. Il y a des professeurs arabes dans les universités.
Alors les citoyens arabes jouissent-ils d’une pleine égalité ?
Loin de là. Ils sont discriminés d’innombrables façons. Les municipalités arabes reçoivent des subventions gouvernementales bien plus faibles que leurs voisines juives. Les écoles arabes souffrent en général d’un niveau inférieur (bien qu’un petit nombre soit dans le haut de la liste). Des villages bédouins sont détruits et relocalisés de force. Aucun parti juif ne songerait à inclure la Liste Commune dans un gouvernement de coalition.
Le niveau de vie moyen des citoyens arabes est inférieur à celui des citoyens juifs bien qu’il soit beaucoup plus élevé que dans les territoires occupés et dans la plupart des pays arabes.
Mais il y encore plus important : les citoyens arabes sont conduits à penser à chaque minute de leur vie que c’est un « État juif », que l’État ne leur appartient pas, qu’au mieux ils y sont tolérés. Ils sont obligés de chanter un hymne national qui ne les concerne en rien (“Aussi longtemps qu’une âme juive…” – me rappelant mon propre incident de chant dans mon enfance. Le drapeau et tous les autres symboles de l’État sont exclusivement juifs.
Pourtant plusieurs amis arabes m’ont avoué en privé que quand ils rendent visite à des parents en Cisjordanie, ils éprouvent un sentiment de supériorité. Mais quand ils vont à la plage de Tel Aviv, ce qu’ils font rarement, ils n’osent pas parler arabe.
Finalement, un tableau très contrasté, loin des slogans des deux côtés.
AUCUNE MINORITÉ NATIONALE dans le monde ne se sent pleinement heureuse. Cela semble aller à l’encontre de la nature humaine.
Les premières années de l’État, la minorité arabe était soumise. La plupart de ses membres à la Knesset furent des auxiliaires des partis sionistes. Un membre, Ab-al-Aziz Zoabi, s’en plaignait : “Mon pays est en guerre contre mon peuple !”
Presque tous les Israéliens juifs, et presque tous les partis, niaient l’existence même d’un peuple palestinien. “Il n’existe rien de tel qu’un peuple palestinien” selon la fameuse déclaration de Golda Meir. J’ai moi-même consacré des milliers d’heures de ma vie à tenter de convaincre des auditoires israéliens qu’il y avait un peuple palestinien, et qu’il n’y aurait pas de paix sans lui.
Ces jours sont révolus depuis longtemps. Les citoyens palestiniens d’Israël constituent maintenant une communauté forte, fière. Une autre Zoabi, Hanin, rend les Juifs fous de colère par ses bouffonneries provocatrices.
Mais, si nous avons pensé pendant bien des années que cette communauté arabe deviendrait un “pont” entre Israël et le monde arabe, cet espoir est perdu depuis longtemps. (“Un pont c’est une chose sur laquelle les gens marchent,” m’a dit un jour un ami arabe.) Pire, l’abîme entre les citoyens arabes et juifs d’Israël ne cesse de s’élargir et de s’approfondir.
À mes yeux c’est une tragédie. Si tous les préjugés devaient disparaître, et si la paix entre Israël et la Palestine advenait, Juifs et Arabes d’Israël pourraient aisément se fondre en une même population israélienne.
Une chose est tout à fait certaine : il n’y aura aucun changement en mieux en Israël, aucun changement de gouvernement et de politique, à moins que les citoyens arabes et leurs représentants deviennent partie intégrante de la nouvelle force de paix sans laquelle il n’y a pas d’espoir.
Eh bien, je suis optimiste.