Hagai El-Ad est le directeur exécutif de B’Tselem, le centre d’information israélien pour les droits de l’Homme dans les territoires occupés.
La présidente de la Cour suprême d’Israël, la juge Esther Hayut, a prononcé ce mois-ci un discours passionné et historique critiquant la refonte radicale du système judiciaire proposée par le nouveau gouvernement d’extrême droite du Premier ministre Benjamin Netanyahu, qu’elle a qualifiée de "plan visant à écraser le système judiciaire israélien."
"Il s’agit d’une attaque effrénée contre le système judiciaire, comme s’il s’agissait d’un ennemi qui doit être attaqué et maîtrisé" a-t-elle déclaré à propos de ce projet, qui affaiblirait considérablement l’autorité de la Cour suprême. Elle a averti que ce plan porterait "un coup fatal" à "l’identité démocratique" d’Israël en transformant la branche judiciaire du gouvernement "en une branche silencieuse."
Pour étayer son propos, Mme Hayut a cité huit exemples d’arrêts importants de la Cour suprême qui, comme tous les mots de son discours, ont été choisis avec soin. Selon la présidente de la Cour suprême, ces arrêts illustrent "l’un des principaux rôles d’un tribunal dans un pays démocratique... la défense efficace des droits de l’Homme et des droits civils." La protection des droits des soldats et des personnes LGBT, la défense des droits religieux, la sauvegarde des droits des enfants ayant des besoins spéciaux, l’installation d’abris dans les écoles des communautés du sud d’Israël, près de Gaza, la défense de la liberté d’expression et des droits sociaux : la juge Hayut a certainement été judicieuse dans le choix des décisions à mentionner. Elle a également fait attention à ce qu’elle a choisi d’omettre.
La présidente de la Cour suprême n’a fait aucune mention des droits de l’Homme palestiniens. Cette omission ne peut être accidentelle. Après tout, les Palestiniens constituent une importante minorité en Israël même et représentent la moitié de la population de toute la région située entre le Jourdain et la mer Méditerranée. Pourtant, d’une manière ou d’une autre, alors qu’elle se félicitait de la "défense efficace des droits de l’Homme et des droits civils dans le pays" par la Cour, Mme Hayut a négligé la moitié des personnes qui vivent sous le contrôle d’Israël, alors qu’elles constituent le groupe qui subit les violations continuent les plus larges et les plus graves de leurs droits.
Comment peut-on honnêtement parler de la protection des droits de l’Homme en Israël sans même mentionner ces êtres humains ?
Comme par le passé, la Cour suprême d’Israël continue à jouer fidèlement son rôle dans ce régime de suprématie juive.
Hagai El-Ad
Hayut a choisi avec soin. Pour plaire à son public juif, elle n’a mentionné aucun arrêt concernant les Palestiniens, d’un côté ou de l’autre de la ligne verte (sa référence à l’affaire Hassan, concernant la loi sur le soutien des revenus qui a été jugée inconstitutionnelle, n’a rien changé à cette omission générale.)
La vérité est qu’elle disposait d’une multitude d’exemples parmi lesquels choisir. Elle aurait pu citer les arrêts qui ont autorisé l’expulsion de communautés palestiniennes entières en Cisjordanie, comme Khan al-Ahmar ou les communautés de Masafer Yatta. Elle aurait pu parler de la sanction régulière, dans des centaines de décisions cruelles, de la punition collective sous la forme de la démolition des maisons des familles palestiniennes dont les parents ont attaqué des Israéliens. Elle aurait pu mentionner les arrêts qui ont favorisé la prise de possession de terres palestiniennes ou approuvé la politique d’Israël à Gaza. Elle aurait pu noter que la Cour suprême a confirmé la "loi sur les comités d’admission" qui bannit effectivement les Palestiniens de centaines de communautés en Israël ; la "loi sur la Nakba", qui impose des limites à la commémoration de la Nakba ; la "loi sur la citoyenneté", qui empêche les conjoints palestiniens d’obtenir un statut légal en Israël ; et la "loi sur l’État-nation", qui définit l’État exclusivement en termes d’ethnie juive.
Pourtant, la présidente de la Cour suprême a choisi de ne rien noter de tout cela, jouant ainsi exactement le rôle contre lequel elle mettait en garde, celui de la "branche silencieuse" du gouvernement.
Pourquoi la juge Hayut a-t-elle choisi le silence ? Bien sûr, elle voulait défendre l’image libérale de la Cour suprême et de l’État juif. C’est pourquoi elle ne pouvait pas faire fi du rôle de la Cour, sous sa direction et celle de ses prédécesseurs, dans l’approbation légale du piétinement systémique des droits de l’Homme des Palestiniens sous le régime israélien. Il n’y a tout simplement pas de rapport entre une riche histoire de sanction des dommages systémiques causés aux Palestiniens et une fière défense des droits de l’Homme. Le seul choix qui s’offrait à elle était de rester silencieuse dans un discours dramatique et historique qui prétendait parler au nom des droits de l’Homme.
En outre, le débat actuel en Israël ne porte pas sur l’oppression réelle des Palestiniens - une question qui fait l’objet d’un large consensus - mais sur la manière dont leurs droits doivent être bafoués et dans quelle mesure. Comme par le passé, la Cour suprême continue de jouer fidèlement son rôle dans ce régime de suprématie juive. Pourtant, un nombre croissant de Juifs en Israël ont intériorisé "les principes fondamentaux du système" et veulent maintenant plus, plus vite et plus fort. Détruire des communautés palestiniennes entières - génial, mais pourquoi prendre autant de temps ? Démolir des maisons familiales - bien sûr, mais comment se fait-il qu’elles aient le droit (formel et inefficace) de faire appel ? Tirer sur les manifestants à Gaza - bien sûr, la Cour suprême n’interviendra pas, mais pourquoi en discuter ? Légaliser les comités d’admission - merveilleux, mais pourquoi les limiter géographiquement ? La loi sur la citoyenneté - une œuvre de toute beauté, mais pourquoi en faire une ordonnance temporaire (temporaire depuis 20 ans et plus) ? La loi fondamentale sur l’État-nation - merci pour le sceau d’approbation, mais honte à vous d’avoir même entendu la demande.
Le silence assourdissant au cœur du discours de Hayut a laissé entrevoir ce qui est habituellement gardé sous silence : la Cour suprême d’Israël est un bastion de la justice pour les Juifs uniquement.
Hagai El-Ad
Nous assistons à l’effondrement intellectuel total de la politique bien-pensante que la Cour suprême a essayé de mener. Si Hayut avait été disposé à se débarrasser de cette image libérale et à mentionner quelques-uns des centaines de jugements rendus au service de la suprématie juive, cela n’aurait pas suffi à rendre la Cour sympathique au public - car la tentative de chevaucher le tigre, de le tenir en respect et de fixer son rythme se transforme en enfer sous nos yeux. C’est le cours naturel d’un régime dont la logique interne favorise la suprématie d’un groupe sur un autre.
Hayut n’était pas sincère en parlant de défendre les droits de l’Homme contre leur "écrasement", car ce qu’elle cherche à protéger, c’est le rôle de la Cour suprême dans la poursuite de l’écrasement des droits de l’Homme palestiniens. Pourtant, elle était tout à fait honnête en cherchant à défendre les "principes fondamentaux du système" - un système qui se trouve être un aspect fondamental du régime israélien qui doit être complètement remanié.
Le silence assourdissant au cœur du discours de la juge Hayut laissait entrevoir ce qui est habituellement gardé sous silence : la Cour suprême d’Israël est un bastion de la justice pour les Juifs seulement. Elle ne défend pas les droits de l’Homme universels, mais les droits de l’homme des Juifs, dans un État juif.
Note de l’éditeur : Une version de cet article a été publiée à l’origine en hébreu dans Local Call (Sikha Mekomit), un site d’information en hébreu.
Traduction : AFPS
Photo : Cour suprême israélienne. Wikipédia