Photo : La Porte Jaffa à la fin du 19eme siècle.
Il existe un pays qui s’appelle la Palestine, et on y fait référence depuis de nombreux siècles. Les Romains utilisaient déjà une version de ce nom, tout comme les Byzantins, qui les ont remplacés, et l’empire islamique qui, au septième siècle, s’est emparé de la Palestine et a utilisé le terme "Jund Filastin" pour nommer le district qui constitue aujourd’hui la Palestine. À partir du XVIe siècle, les Occidentaux et les habitants des mondes arabe et musulman ont désigné la terre sous le nom de Palestine. Ainsi, il existe une histoire séculaire d’un lieu géographique appelé Palestine, où différentes formations politiques sont apparues au fil des ans. Les personnes qui y vivaient, qu’elles soient chrétiennes, juives ou musulmanes, étaient des Palestiniens (les personnes de confession juive constituaient la plupart du temps environ 1 % de la population et ont ensuite atteint environ 10 % ; mais lorsque le sionisme est apparu, la plupart d’entre elles n’ont pas adhéré à cette idéologie).
À l’ère moderne du nationalisme, qui est arrivé au Moyen-Orient au début du XIXe siècle, le nouveau mouvement national souhaitait initialement créer un État panarabe en Méditerranée orientale, puis un État pan-syrien. Mais dans tous les cas, les deux mouvements nationaux ont reconnu la Palestine comme faisant partie de ces projets.
Au cours des dernières années de l’Empire ottoman, Istanbul a tenté de réorganiser ses districts de manière à mieux correspondre aux identités ethniques, religieuses, culturelles et confessionnelles spécifiques. Bien que la Palestine ottomane tardive fut composée de trois districts de ce type, le principal, le district de Jérusalem, incluait la majeure partie de la Palestine en reconnaissance de l’identité palestinienne unique. Il n’est pas surprenant que le journal Falastin soit apparu à Jaffa en 1911.
Lorsque les universitaires, les médias et les élites politiques occidentaux font référence à la "Palestine", ils désignent la Cisjordanie et la bande de Gaza. Lorsqu’ils font référence aux Palestiniens, ils désignent ceux qui vivent en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Il s’agit d’une distorsion non seulement d’un point de vue moral ou politique, mais aussi d’un point de vue académique et savant.
Tout au long du XIXe siècle, les habitants de la Palestine avaient leur propre dialecte, le tissu de coexistence particulier d’une société composée de plus d’une religion, et une relation complexe entre propriétaires fonciers et locataires qui était bien plus juste que le système féodal européen. La Palestine jouissait également d’une vie urbaine florissante, menée par une élite moderne instruite, qui devenait de plus en plus nationale au fil des ans. En Méditerranée orientale, on disait que les livres étaient écrits au Caire, imprimés à Beyrouth, mais lus à Jaffa. L’érudition et le système éducatif du pays étaient très développés, bien qu’il ait fallu plus de temps pour qu’il devienne un système moderne en termes d’éducation et d’alphabétisation des femmes.
Même lorsque les puissances coloniales ont divisé le monde arabe oriental en États-nations dans le cadre de leur objectif de division et de domination, après la Première Guerre mondiale, elles ont reconnu la Palestine dans ces arrangements comme un espace géopolitique bien défini. Dans l’ acte célèbre qui constitue l’une des plus grandes injustices historiques, la Grande-Bretagne - qui s’était vu confier le rôle responsable de puissance mandataire sur la Palestine, à savoir l’aider à atteindre l’autodétermination, l’indépendance et la modernisation, comme elle l’a fait en Irak et en Égypte - a trahi cet engagement en insérant dans la charte du mandat la tristement célèbre déclaration Balfour. Lorsque cette déclaration fut faite en novembre 1917, ce n’était pas un document très important. Il s’agissait d’une lettre envoyée par le ministre britannique des Affaires étrangères au chef informel de la communauté anglo-juive, Lord Rothschild, promettant la construction d’une patrie pour les Juifs en Palestine (à l’époque, les Anglo-juifs la soutenaient comme une solution pour les Juifs d’Europe de l’Est, et non pour tous les Juifs du monde ; leurs dirigeants ne rêvaient pas de quitter la Grande-Bretagne pour la Palestine, d’abandonner leur citoyenneté britannique ou de renier leur nationalité anglaise). Il devint un document important quand il fut incorporé dans la charte mandataire en1922 et il guida la politique britannique sur le terrain.
Si la Grande-Bretagne, pendant la durée de son mandat (1918 à 1948), n’a pas permis aux Palestiniens de construire la Palestine qu’ils méritaient (elle insistait sur le fait qu’il n’y avait pas de Palestiniens, mais seulement des musulmans et des chrétiens), elle aida le mouvement sioniste à construire un État dans l’État (par exemple, contrairement aux Palestiniens, les sionistes ont été autorisés à ouvrir une université, à avoir un système d’éducation nationaliste, à construire une armée et à prendre en charge l’économie et le marché du travail). Les autorités du Mandat ont également fermé les yeux sur les premiers projets de nettoyage ethnique des villageois palestiniens qui ont débuté au milieu des années 1920.
Et pourtant, les Palestiniens n’ont pas capitulé pendant la période mandataire, mais se sont battus pour une Palestine pour les Palestiniens, comme l’ont fait les Syriens, les Irakiens et les Égyptiens. Le grand moment a été la toute première Intifada de l’histoire moderne de la Palestine, qui a éclaté en 1936. La Grande-Bretagne a utilisé la force brutale, l’aviation et un grand nombre de troupes (assistées par des groupes paramilitaires sionistes) pour réprimer la révolte, et il leur a fallu trois ans pour y parvenir. Au final, ils ont tué, blessé, exilé et arrêté l’élite palestinienne qui aurait pu aider les Palestiniens en 1948, lorsque les sionistes ont commencé l’opération de nettoyage ethnique, que nous appelons tous la Nakba.
Face à l’aide diplomatique et militaire internationale apportée au mouvement sioniste pendant les années du Mandat et pendant la Nakba, les Palestiniens n’ont pas pu faire grand-chose pour se sauver et sauver leur patrie. Le monde arabe, sous la pression de son opinion publique, est finalement intervenu, mais trop peu et trop tard. Le mouvement sioniste s’est emparé de 78 % de la Palestine et a expulsé la moitié de sa population par la force. Ce faisant, il a détruit la moitié des villages de Palestine, démoli la majeure partie de son espace urbain et tué des milliers de Palestiniens dans plus de 30 massacres qui ont accompagné l’opération de nettoyage ethnique : un crime contre l’humanité.
Le monde était indifférent. L’Europe considérait ces événements comme un détournement par rapport à ce que nombre de ses gouvernements et États avaient fait aux Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ; les États-Unis cherchaient des alliés dans la guerre froide naissante ; l’Union soviétique aidait les sionistes, pensant pouvoir les recruter pour soutenir leur camp ; et les Nations unies légitimaient l’idée de l’État juif, alors que tout ce qu’elles pouvaient offrir aux Palestiniens était de se contenter de la moitié de leur patrie - ce que les Palestiniens avaient rejeté à juste titre avant la Nakba. Après la Nakba, le monde tenta de persuader les Palestiniens d’abandonner définitivement tout espoir d’autodétermination et d’indépendance en Palestine.
Heureusement, le Sud mondial a ensuite changé d’avis sur la Palestine, tout comme la gauche en Occident, et d’autres sections de la société civile ont suivi. La nouvelle lutte de libération de la Palestine, relancée au milieu des années 1960, était considérée par beaucoup comme une lutte anticoloniale légitime. Elle souhaitait libérer la Palestine historique, et non une petite partie de la Palestine, et tous les Palestiniens, et non seulement une petite partie des Palestiniens (c’est pourquoi le droit au retour des réfugiés était un élément important de son programme ; un droit qui avait déjà été reconnu par les Nations unies en 1948).
Israël et l’Occident ont réussi à faire passer cette lutte juste et anticoloniale pour du pur terrorisme. Et dans ce cadre, en 1982, le mouvement de libération a subi sa plus grande défaite depuis la Nakba avec l’invasion israélienne du Liban et le renvoi de l’OLP à Tunis.
Mais les Palestiniens n’ont pas cédé. Et même après un autre revers, léger mais assez désastreux, les accords d’Oslo de 1993, la plupart des Palestiniens considèrent toujours la Palestine comme la Palestine historique (c’est-à-dire non seulement la Cisjordanie et la bande de Gaza). L’OLP a accepté en 1993 de concéder 78 % de la Palestine dans l’espoir qu’au moins les 22 % restants deviennent un véritable État palestinien souverain - une vision qu’Israël n’aurait pas acceptée à l’époque et qu’il n’est pas prêt à jamais concéder à l’avenir. Le résultat est visible jusqu’à présent. L’Autorité palestinienne dirige moins de 20 % de la Cisjordanie, et les dissensions avec le Hamas dans la bande de Gaza ont conduit à la création d’une autre enclave dans cette région (la bande constitue 2 % de la Palestine historique).
C’est le moment de rappeler que jusqu’en 1948, il n’y avait ni Cisjordanie ni bande de Gaza. C’était toute la Palestine, et malgré tout ce qui s’est passé depuis, pour la plupart des Palestiniens, Haïfa, Jaffa et le Naqab (Néguev) font toujours partie de la Palestine. Si vous demandez à des réfugiés internes en Israël ou à des habitants de camps de réfugiés, où qu’ils se trouvent, ils vous diront d’où ils viennent en Palestine, eux, leurs parents, ou maintenant déjà leurs grands-parents.
La Palestine historique existe toujours, même dans les manuels scolaires de l’Autorité palestinienne et dans la nouvelle discipline académique émergente et passionnante qu’est l’étude de la Palestine, qui compte désormais dix centres dans le monde entier, dans les universités les plus respectées. Elle est apparue dans des films, des pièces de théâtre et des chansons et reste à jamais dans la mémoire et l’imagination des Palestiniens et de tous ceux qui les soutiennent sincèrement. Le maillot n° 11 du Club Palestino de Santiago du Chili montrera toujours deux contours de la Palestine historique, chacun représentant le chiffre 1. Et cet emblème existe sous forme de pendentif au cou de nombreuses femmes et hommes palestiniens, ainsi que sur des photos, des tapisseries et des broderies exposées dans leurs maisons. La Palestine est mentionnée dans trois hymnes nationaux : Mawtini, Fidai, et Biladi.
Pourtant, l’ensemble de la Palestine historique est sous domination israélienne directe et indirecte. La solution à deux États est morte, et la lutte de libération est maintenant, comme elle l’a toujours été, une lutte pour décoloniser la Palestine historique et en faire un lieu libre pour tous ceux qui y vivent et y vivaient. Une fois cet objectif atteint, la Palestine historique deviendra la Palestine de l’avenir.
Traduction : C. L. pour AFPS