Nous avons sous-estimé la signification du 11 septembre 2001 comme événement fondateur d’une époque nouvelle, avec ce qu’il révèle, avec ce qu’il bouleverse dans les perceptions croisées du monde musulman et du monde « occidental » et avec ce qu’il modifie en profondeur dans les stratégies de tous les acteurs de la scène internationale. Ce qui nous amène à nous interroger sur les changements que cette militarisation du monde entraîne dans l’oeil du cyclone que constitue le Moyen-Orient.
Militarisation du monde et globalisation économique
Après l’effondrement de l’URSS et la fin de l’équilibre bipolaire, une situation stratégique nouvelle s’est produite : la politique de dissuasion nucléaire est devenue l’apanage de l’unilatéralisme américain. Bientôt des guerres nouvelles ont éclaté dans différentes parties du monde : au Moyen-Orient (guerre du Golfe), en Afrique (Somalie), en Europe (Balkans). Des
« guerres chaudes » localisées mais qui ont été l’occasion d’une intervention militaire internationale, avant tout américaine, et parfois une collaboration européenne subalterne.
La « mère » de toutes ces guerres demeure celle du Golfe en 1990-91. La réponse à la violation du droit international par l’Irak de Saddam Hussein agressant le Koweit a pris la forme d’une guerre dirigée par les Etats-Unis et non d’une intervention de l’ONU. Même si des pays arabes ont envoyé des contingents en soutien à l’opération « Tempête du désert », cette opération dite « de police internationale » a été perçue, et particulièrement dans le monde arabe, comme une guerre menée contre un peuple appartenant au monde arabe. Cette utilisation sans contrôle de la force par les Etats-Unis ne pouvait qu’encourager une logique de revanche violente dans le monde arabe et musulman, une fois de plus humilié. Pendant ce temps, avec la Conférence de Madrid et avec les accords d’Oslo, on avançait trop peu vers le règlement politique de la question palestinienne et bientôt la relance de la répression israélienne, soutenue par les Etats-Unis, allait être perçue comme une deuxième forme de guerre américaine menée contre une autre peuple arabe.
C’est dans ces conditions globales et régionales qu’au cours des années 90 s’est mis en place un mécanisme de guerre globale sous direction américaine avec la liquidation de l’ONU comme légalité internationale et centralement dirigé contre le monde arabe.
Ce mécanisme stratégique accompagne la globalisation économique libérale qui s’affirme dans la région. Or, après une courte période d’euphorie et de confiance dans l’expansion linéaire du modèle de l’économie de marché qui devait apporter paix, prospérité et démocratie et par conséquent la fin des conflits - tel était le climat entourant le début des années 90 et les accords d’Oslo - on s’est vite aperçu que cette globalisation créait de multiples contradictions qui engendrent de plus en plus de réactions et de conflits. En même temps, la disparition de toute alternative crédible (les variantes du communisme et du socialisme, le nationalisme arabe) au modèle dominant sur le plan économique et politique a laissé un grand vide politique et culturel. Progressivement, ce vide a été comblé avec des idéologies populistes religieuses,
« pré-politiques », pour des populations en précarité croissante et à la recherche d’une identité forte et d’un horizon social et individuel de sens. Cette situation a touché particulièrement le monde arabe et musulman avec le développement de l’islamisme politique.
Une mouvance islamiste plurielle
La mouvance islamiste recouvre une grande diversité de courants, de stratégies, de sensibilités et de tendances, qui n’ont cessé d’évoluer dans le temps. On peut distinguer deux grandes tendances : le courant islamo-nationaliste, majoritaire, et l’islamisme transnational dont l’expression la plus connue est le réseau Al-Qaïda. Le courant islamo-nationaliste limite son horizon à un seul pays et cherche à s’intégrer dans le champ politique national (le FIS algérien, le Hezbollah libanais [1] et le Hamas palestinien). Le courant transnational, appelé néo-fondamentaliste, qui accompagne le passage à l’Ouest de l’islam, est porteur d’une vision rigoriste du message coranique et d’un anti-occidentalisme culturel. D’origine saoudienne, il s’est développé dans les années 80 contre le nationalisme arabe, contre le chiisme iranien et contre le communisme, avec le soutien de fait de l’Occident et de nombreux Etats arabes. Il se subdivise à son tour entre ceux qui pensent que la priorité doit aller à la prédication et d’autres qui privilégient la lutte armée, le « jihad ». Ce sont les jihadistes [2].
A la guerre technologique avec avions et missiles toujours plus sophistiqués des Etats-Unis, cet islamisme radical propose l’attentat, presque toujours
« suicide » avec des kamikazes transformés en « missiles des pauvres ». Ce courant entend hégémoniser le monde islamique sur la base d’un projet de « mondialisation du Jihad ». C’est sur ce terreau que surgit le 11 septembre.
Le tournant du 11 septembre
Cet événement va mettre à jour deux phénomènes fondamentaux : la naissance d’un terrorisme global et, en réponse, la décision américaine de mener une « guerre globale contre le terrorisme ». Désormais le monde, les peuples, les mouvements de résistance populaire risquent d’être entraînés, emportés dans une spirale infernale que provoque ce cycle de violence.
L’attentat d’Al-Qaïda contre les tours à New-York relayé par l’attentat à Madrid, le 11 mars 2003, a démontré au monde entier l’émergence d’un phénomène qui n’est ni transitoire ni la résurgence d’un phénomène ancien.
Répondant aux sentiments et aux ressentiments de millions d’hommes et de femmes, ce nouveau terrorisme s’est largement diffusé et a enraciné une idéologie du martyre et aussi du massacre [3]. Avec ce type de terrorisme, nous assistons à une sorte de rupture qualitative : une chose est d’accomplir un acte terroriste en maintenant une marge d’espoir de sauver sa propre vie pour voir réaliser son projet dans ce monde, autre chose est de programmer sa propre mort pour accomplir son action [4]. Il s’agit là d’une mutation anthropologique qui change l’idée même de la vie, le sens de soi et de l’humain. Comment répondre à cette évolution tragique dans un monde touché par l’extrême pauvreté et par l’oppression insupportable quand chaque jour la violence appelle la violence, la haine appelle la haine ?
Penser que ce terrorisme puisse être déraciné par la guerre en lui opposant le modèle occidental érigé en modèle mondial ou en établissant une répression militaire permanente est une illusion destinée précisément à le multiplier. Ce terrorisme ne peut être vaincu et isolé que par les instruments de la politique, en asséchant l’eau dans lequel il nage, en s’attaquant aux bases politiques et économiques de son enracinement.
Mais les Etats-Unis ont choisi : ce sera la guerre.
« La guerre globale contre le terrorisme »
Pour les Etats-Unis, le 11 septembre, c’est d’abord la fin de l’invulnérabilité. Pendant le système bipolaire, la dissuasion nucléaire avait en quelque sorte fixé une limite à la puissance militaire. Après la fin du bipolarisme, le chantage atomique non seulement s’est maintenu comme recours ultime de la puissance hégémonique, mais il a été renforcé par la maîtrise militaire de l’espace. Face à la toute puissante technologie militaire des Etats-Unis qui s’estimaient jusqu’alors invulnérables, le terrorisme du jihadisme international a en quelque sorte trouvé une réponse. A partir du moment où quelqu’un peut décider sciemment de sacrifier sa propre vie, la prétention d’une maîtrise absolue de la violence par la super-puissance occidentale est mise en échec.
Le 14 septembre 2001, G.W. Bush, évitant de s’interroger sur les raisons profondes de la crise et traitant le terrorisme comme cause et non comme symptôme, annonce son intention de libérer le monde du Mal à partir d’une « guerre globale contre le terrorisme ». Cette guerre se mènera « sur un long arc de temps », dans « le monde entier » et surtout elle sera de type « préventif » incluant la possibilité de l’utilisation de l’arme nucléaire. La bombe nucléaire, arme globale par excellence redevient menace directe dans le triangle moyen-oriental Israël-Iran-Irak où se mène la « guerre contre la terreur ». C’est la construction d’un nouveau conflit global à partir d’une représentation du monde fondée sur des distinctions fortes et irréductibles : ami/ennemi, Occident/Islam, Bien/Mal, conflit de civilisations. Un conflit qui exclut toute reconnaissance de l’Autre, qui produit une haine « théologique » et qui peut être sans retour.
Une logique de guerre infinie
A partir du 11 septembre, le monde s’installe dans une spirale terrible où guerre et terrorisme s’alimentent réciproquement. Nous sommes en face de deux formes spécifiques de violence dont l’affrontement, étant donné les capacités actuelles de destruction, ne peut aboutir qu’à une croissance exponentielle de la violence et à la destruction mutuelle. Il en résulte un système binaire fermé « ou tu es avec moi, ou tu es contre moi ». Face à ce système bipolaire de la violence, les mouvements de contestation, les mouvements de libération se trouvent devant un défi stratégique. S’ils ne réussissent pas à casser ce couple infernal, il n’y a guère d’espoir pour les peuples de construire un autre monde.
Dans cette logique dominante, la guerre n’est plus la continuation de la politique par d’autres moyens, elle se substitue à la politique. Pour retrouver son efficacité, la politique doit être autre chose que la guerre et que le terrorisme et doit être pratique de mobilisation non armée de la société. En même temps, ce choix stratégique doit démontrer ses possibilités et son efficacité supérieure dans des conditions concrètes données, comme moyen de mettre en cause l’oppression et d’avancer vers la résolution politique des conflits. Tel fut le choix de la première Intifada avec ses premiers acquis incontestables [5].
La stratégie israélienne : transformer la nature
du conflit
Dans la mise en place de ce mécanisme stratégique guerre-terrorisme-guerre comme forme dominante du conflit global, tout a été tenté et fait par le gouvernement d’Ariel Sharon pour insérer la Palestine dans cette spirale infernale et pour faire entériner sa stratégie par la communauté internationale. C’est le sens de la fameuse formule d’Ariel Sharon « Arafat, c’est Ben Laden ». S’empressant d’exploiter la tragédie du 11 septembre, Ariel Sharon se précipite pour tenter, une nouvelle fois, de délégitimer le chef historique du mouvement de libération et son combat. Certains ont trouvé cette déclaration seulement ridicule. Mais le gouvernement français, en demandant immédiatement à son ambassadeur de protester officiellement contre cette comparaison scandaleuse, avait saisi l’enjeu. En effet, le gouvernement Bush et l’opinion américaine ont vite repris cette comparaison à leur compte et ont laissé Ariel Sharon, sous prétexte de représailles à la suite de l’assassinat du ministre israélien Rahavam Zeevi, lancer l’opération « Rempart », réoccuper la plupart des villes palestiniennes et miner la légitimité de l’Autorité palestinienne à l’intérieur et à l’étranger tout en détruisant ses infrastructures matérielles et humaines.
En réalité, ce qu’Ariel Sharon et son gouvernement ont fait n’est que l’application à une situation particulière de cette orientation stratégique générale de la guerre définie par George W. Bush après le 11 septembre. Ariel Sharon a systématiquement affaibli et détruit l’Autorité palestinienne, non seulement par hostilité de fond à l’égard de la personne de Yasser Arafat, non seulement par son refus de reconnaissance d’un interlocuteur en Palestine, mais surtout parce qu’il veut empêcher que le peuple palestinien reste sur le terrain du projet politique. Il veut transformer la nature du conflit en réduisant la question palestinienne à un problème de terrorisme. Dans ce but, il a organisé ce que le sociologue israélien Baruch Kimmerling appelle un
« politicide » [6] c’est-à-dire une opération de destruction systématique de la sphère publique palestinienne, des institutions et des structures politiques et administratives, avec la liquidation ou l’arrestation d’une grande partie des cadres de l’OLP. Baruch Kimmerling explique que l’objectif réel de la réoccupation des territoire, présentée officiellement comme visant uniquement à protéger les citoyens israéliens d’actes de terrorisme, s’est « révélé par la manière d’opérer des divers acteurs chargés de la sécurité et dont les actions visaient explicitement à exaspérer les Palestiniens et à exacerber leur haine et leur désir de vengeance. Ces politiques ne peuvent qu’entraîner un plus grand nombre d’actes de terrorisme et d’actes de violence, d’autant plus qu’on n’a donné aux Palestiniens aucune raison de croire que l’on parviendrait rapidement à la conclusion d’un accord raisonnable. » [7] Et de conclure : « Si les hostilités se poursuivent, la situation peut aboutir à long terme à une guerre d’usure mutuelle, ce qui aura pour conséquence la destruction et la disparition des deux sociétés si le conflit se transforme en une guerre régionale, que l’on ait recours à des armes non conventionnelles ou non. » [8]
Vers l’extension et la déterritorialisation du conflit
La transformation possible du conflit en guerre régionale renvoie à une autre dimension moins connue de la stratégie d’Ariel Sharon. Avec les accords d’Oslo, le conflit passe d’une dimension régionale à une relation bilatérale arbitrée par les Etats-Unis. Il s’ensuit que les Etats et les peuples arabes se sentent beaucoup moins impliqués dans ce conflit. Al-Qaïda ne recrute pas un seul Palestinien dans ses rangs. Mais, avec la reprise du conflit après Camp David, Sharon va tout faire pour le resituer dans le cadre du conflit israélo-arabe et même dans la logique de la « guerre de civilisations » et bientôt dans le cadre de la guerre globale contre le terrorisme.
De ce point de vue, il faut analyser la signification de la politique de Sharon à l’égard du Hamas.
Dans les années 80, et en particulier à partir de la première Intifada (1987), les autorités militaires israéliennes, pour combattre l’influence de l’OLP, ont consciemment favorisé l’enracinement à Gaza, et aussi en Cisjordanie, de l’organisation caritative militante islamique. Pendant la deuxième Intifada, la stratégie de combat mais aussi d’instrumentalisation d’Ariel Sharon s’est révélée déterminante pour le développement du Mouvement de résistance islamique (Hamas).
Tout est allé dans la direction voulue par Hamas, qui a pu facilement persuader de larges secteurs de l’opinion que les faits sur le terrain prouvaient la validité de la ligne intransigeante et de la lutte armée incluant les attentats contre des civils israéliens.
Mais c’est l’assassinat de cheikh Yassine, en mars 2004, qui a donné toute sa signification à la politique israélienne : faire disparaître toute hypothèse de compromis avec l’islamisme politique. En effet, deux mois avant son assassinat, le fondateur charismatique du Hamas avait explicitement envisagé un compromis avec Israël. Yassine s’était alors dit disposé à « laisser à l’histoire la tâche de décider de l’avenir de l’Etat d’Israël ». Il avait précisé qu’en échange de la constitution d’un Etat palestinien « provisoire » en Cisjordanie et à Gaza, il pourrait accepter une paix temporaire avec Israël. Cette perspective pragmatique a été liquidée par les hélicoptères israéliens le matin du 22 mars à Gaza. Le durcissement du nouveau groupe dirigeant était inévitable et attendu.
Finalement, de la guerre d’Ariel Sharon contre l’Intifada est sorti un Hamas conscient de sa propre influence, conscient aussi de la stratégie israélienne et de l’avantage qu’il peut tirer de son intransigeance tout en voulant s’intégrer dans le système politique national et y devenir hégémonique...Ce bilan politique ne fait-il pas partie de la stratégie de ceux qui cherchent à étendre l’incendie et non à résoudre le conflit ?
Dans la mesure où le projet de Sharon demeure, avec l’annexion à Israël des blocs de colonies, une Palestine composée de quatre à six enclaves et une autre à Gaza, on peut considérer que la réalisation de ce projet actuellement en cours rendra impossible la constitution d’un Etat palestinien viable. A partir de ce moment-là, l’absence de perspective territoriale pour les Palestiniens mènera inévitablement à une déterritorialisation de la question palestinienne. Jusque là le conflit, découplé de l’environnement régional, est resté limité au territoire israélo-palestinien et n’a impliqué que des Palestiniens « de l’intérieur ». Sans perspective territoriale, les Palestiniens de l’intérieur, rejoints par les réfugiés à l’extérieur, qui n’auront plus aucune perspective de retour ni même de compensations, seront amenés à « internationaliser » leur combat. Dans cette perspective, ils auraient les même ennemis que les jihadistes. Les conditions d’une alliance entre lutte « nationaliste » et « terrorisme international » seraient réunies, les conditions d’une guerre globale aussi.
De nouveau, la Palestine et son peuple se trouvent, sans en avoir été à l’origine, au cœur d’un conflit qui incendie le monde entier. Dans ce scénario international, le choix que feront les dirigeants palestiniens quant à la stratégie à mettre en œuvre (objectifs et moyens d’action) devient donc crucial pour l’avenir de leur peuple.
Bernard Ravenel