Parlez-vous "troisième Intifada" ? Cela devient progressivement un rite. A chaque incident israélo-palestinien, la perspective d’un nouveau soulèvement est pesée, soupesée et redoutée. Ce qui en dit long sur l’état d’un dossier sur lequel le président américain, Barack Obama, sauf imprévu de dernière minute, va devoir se pencher une nouvelle fois avant de visiter Jérusalem et Ramallah, dans une semaine.
Il y a vingt ans, dans le secret de rencontres clandestines, Israéliens et Palestiniens s’accordaient sur ce qui allait devenir la solution des deux Etats, la création d’une Palestine indépendante et souveraine aux côtés d’Israël. Il faut avoir la cruauté d’examiner cette promesse à l’aune de ce qui a été effectivement réalisé pour mesurer l’effet délétère de ces deux décennies marquées par une téléologie du "processus de paix" pointée dès 1996 par l’historien Jean-François Legrain.
C’est peu de dire en effet que les acteurs ont été transformés en vingt ans au moins aussi sûrement que les territoires. A commencer par les Palestiniens. Entré dans ce mécanisme avec l’espoir de voir se réaliser un projet national aux contours fluctuants, réduit à la Cisjordanie et Gaza à partir des années 1980, le principal courant politique palestinien, le Fatah, poutre maîtresse d’une Organisation de libération de la Palestine (OLP) devenue fantomatique, en ressort usé jusqu’à la corde.
Institutions erratiques
La nation que le Fatah voulait représenter se retrouve éclatée en trois entités. La diaspora tout d’abord, dont les camps de réfugiés au sein desquels il avait éclos, qui a vite compris qu’elle serait la principale perdante d’un éventuel compromis israélo-palestinien. Il n’a plus prise sur Gaza, capitale d’un Etat-Hamas coupé du monde. Quant à la Cisjordanie, il n’en administre qu’une portion réduite, où l’armée israélienne continue d’aller et venir à sa guise.
Le Fatah portait naguère un projet, ce sont aujourd’hui des institutions erratiques qui le maintiennent en vie. La génération des fondateurs disparaît progressivement sans avoir assuré sa succession. Elu en 2005, le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, bientôt octogénaire, commence cette année un second mandat obtenu de facto, sans avoir sollicité l’avis de ses administrés, et le Conseil législatif palestinien n’est plus en état de fonctionner depuis sept ans et la victoire des islamistes.
Côté israélien, le sentiment d’impasse est tout aussi frappant. La question palestinienne était à juste titre centrale, elle est devenue périphérique et accessoire. Les élections du 22 janvier en ont apporté la preuve, où elle a été dramatiquement absente.
Après la seconde Intifada, les Israéliens ont choisi d’occulter ces voisins incommodes, claquemurés dans les territoires qui leur avaient été concédés, escamotés physiquement par le "mur". Ils ne veulent plus désormais en entendre parler, même si une quasi-schizophrénie continue de pousser une proportion non négligeable d’Israéliens, avec le soutien et l’aide de l’Etat, du mauvais côté de la clôture de sécurité, à l’est, au coeur de ce qui devrait constituer un Etat palestinien.
Société déconnectée
Les deux figures qui ont émergé à la faveur des élections législatives israéliennes, affaiblissant et vieillissant d’un coup le premier ministre reconduit, Benyamin Nétanyahou, portent la marque de cette ambivalence. L’ancien journaliste Yaïr Lapid incarne les préoccupations d’une société recentrée sur elle-même, déconnectée de son hinterland problématique. Naftali Bennett, ancienne étoile de la "start-up nation", porte, lui, la conviction que la cohésion israélienne est incompatible avec un Etat palestinien. Et pour cause.
En vingt ans, le nombre d’Israéliens résidant dans les territoires occupés à partir de la conquête militaire de 1967 a pratiquement été multiplié par quatre. Ceux qui résident dans les colonies considérées comme isolées, par opposition à celles situées près de la ligne de cessez-le-feu de 1949 - la Ligne verte - sont au minimum dix fois plus nombreux que ceux qui ont été évacués de Gaza en 2005.
Ces vingt années ont enfin relativisé sérieusement l’importance que pouvaient revêtir des acteurs extérieurs préoccupés par la persistance de cet abcès de fixation et leur capacité à peser sur le cours des choses, pour les présumés faibles (les Européens) comme pour les forts (les Américains).
La nouveauté majeure introduite par la dernière décennie a en fait été le transfert sur ces acteurs du financement de l’impasse, à savoir le fonctionnement de l’Autorité palestinienne. Mais il s’agit d’un engagement à fonds perdus dès lors qu’aucune perspective politique n’émerge, ce qui est le cas depuis les dernières négociations en date, en 2008.
Vertus pédagogiques
Le bilan de cette revue de détail alimente un pessimisme aux vertus pédagogiques. Il témoigne en effet de l’urgence qu’il y a à rompre avec les pratiques en vigueur depuis deux décennies, qui ont fait la preuve de leur inefficacité. Discours "fondateurs", plan de paix, processus, calendrier imposés de l’extérieur, rien qui au final n’a été en mesure de peser sur deux statu quo : celui qui paralyse le camp palestinien et celui derrière lequel s’abrite le camp israélien.
Il y a plus d’une génération, la première Intifada (1987) avait dissipé un rêve. Celui entretenu par les responsables israéliens, selon lesquels les lubies nationalistes des occupés ne résisteraient pas à l’augmentation du niveau de vie permise par l’ouverture aux Palestiniens du marché du travail israélien. La seconde Intifada (2000) a montré par la suite aux Palestiniens l’impasse de la lutte armée.
Une nouvelle illusion a émergé sur les ruines du processus de paix, celle que la situation pouvait être durablement supportable. Qu’elle ne nécessitait aucun arbitrage politique d’envergure, aucune décision douloureuse. Qu’une autonomie limitée, de fait concédée à des "poches" de populations palestiniennes sous perfusion internationale, remplaçait avantageusement la solution des deux Etats.
Il faut s’attendre à ce que cette illusion, elle aussi, finisse par se dissiper, mais, avant que cela ne se produise, elle restera plus forte que tous les appels à la raison.