Il est maintenant facile pour l’armée de dire que cette irruption ne s’est pas produite, par le simple fait de son avertissement que la responsabilité du sang versé retomberait sur le Hamas. Mais toute personne attentive aux Palestiniens comme peuple sous occupation et non pas comme « cible du renseignement » (qui avait d’ailleurs ouvertement fourni l’information que des femmes et des enfants manifesteraient lundi contre le blocus) savait qu’il ne s’agissait pas d’un plan visant à faire tomber les checkpoints d’Erez et de Karni.
Le « déploiement » militaire médiatisé avait, implicitement, un sens raciste : voyez comment le Hamas est prêt à envoyer des enfants et des femmes s’exposer aux balles. Autrement dit : le Hamas fait bon marché de la vie de ses gens et peut aussi les faire agir comme des pions. Mais même les jeunes gens qui ont lancé des pierres, avant-hier, contre les murs, prenant le risque que les soldats de l’armée israélienne tirent sur eux et les atteignent et qui ont même été arrêtés, ne l’ont pas fait parce que quelqu’un les avait « envoyés ». Contrairement à Israël, il n’y a pas, chez les Palestiniens, de service militaire obligatoire. Chacun de ceux qui mettent leur vie en danger, dans ce qui leur apparaît, à eux et à leur société, comme une lutte nationale contre l’occupation, ne le fait pas parce que « l’Etat » l’y oblige et l’envoie, mais parce qu’il le choisit.
Un jeune homme de Beit Hanoun m’a dit, la veille de « l’irruption » qui n’a pas eu lieu : « Nous savons que l’armée ouvrira le feu sur nous pour tuer. Alors, personne ne prendra de risque ». Pas plus tard que samedi, un de ses proches, Mohamed Za’anin, 22 ans, et deux autres de ses amis, ont été tués par un missile de l’armée israélienne. L’armée prétend bien sûr qu’ils étaient armés. Une enquête indépendante révèle que les trois jeunes hommes, anciens amis de l’école secondaire – l’un était étudiant, le second policier et le troisième employé de banque – étaient partis fumer ensemble le narguilé et préparer un repas de midi décalé, pour eux-mêmes et d’autres amis, dans la cabane d’un champ d’oignons, à 1,2 km de la frontière.
Les événements de lundi ne sont pas les seuls à démontrer que l’hystérie était prématurée. Jour après jour, les barrages implantés au cœur de la Cisjordanie occupée prouvent que les Palestiniens renoncent, entre-temps, à l’option de la lutte populaire non armée contre le blocus. Ils attendent, docilement, en foule, leur tour pour passer – quoiqu’avec une colère contenue et qui s’accumule. Ils n’enlèvent pas les centaines de barrages que l’armée israélienne a établis entre les villages et à la sortie des routes. Et cela, parce qu’ils ne sont pas suicidaires. Les Palestiniens n’ont pas besoin des mises en garde ni des rapports tardifs pour savoir que des soldats israéliens tirent aussi sur celui qui n’est pas armé et qu’ils tuent aussi des enfants et des femmes.
La bonne question n’est pas de savoir si ni comment les Palestiniens sont prêts à se faire tuer, mais de savoir jusqu’à quel point nous [Israéliens] sommes prêts à tuer. La question à poser est : si des Palestiniens devaient décider de revendiquer leur droit à la liberté de mouvement et décider de déborder en masse des checkpoints, l’ordre serait-il donné d’ouvrir le feu sur eux, avec des fusils ? D’abord dans les jambes, puis à la tête ? Femmes, vieillards et petits enfants ? Ou peut-être au canon ? Et combien de soldats refuseraient-ils d’obéir ? Deux ? Trois ? Des centaines ? Y a-t-il une limite au nombre de gens tués en une fois aux checkpoints, et qui sortirait la société israélienne de l’apathie, de l’indifférence et du déni ? Cinq ? Six ? Des centaines de tués ?
Haaretz, 27 février 2008
Version anglaise : The breakthrough that did not happen