Quelques jours auparavant, les media israéliens avaient découvert que j’avais régulièrement des contacts avec la direction de l’OLP, qui figurait à l’époque dans la liste des organisations terroristes.
J’avais dit à Sharon que mes contacts de l’OLP allaient probablement demander ce qu’il avait l’intention de proposer aux Palestiniens. Il m’avait dit que son projet était d’aider les Palestiniens à renverser la monarchie jordanienne et de faire de la Jordanie un État palestinien, avec Arafat pour président.
“Et la Cisjordanie ?” avais-je demandé.
“À partir du moment où la Jordanie devient la Palestine, il n’y aura plus de conflit entre deux peuples, mais entre deux États. Ce sera beaucoup plus facile à résoudre. Nous trouverons une formule de partition, territoriale ou fonctionnelle, ou bien nous dirigerons le territoire ensemble.
Mes amis soumirent la demande à Arafat qui la rejeta d’un éclat de rire. Mais il ne manqua pas l’occasion d’en parler au roi Hussein. Hussein révéla l’histoire à un journal koweitien, Alrai, et voilà comment la chose m’est revenue.
LE PROJET DE SHARON était révolutionnaire à l’époque. Presque toute la classe dirigeante israélienne – y compris le Premier ministre Yitzhak Rabin et le ministre de la Défense, Shimon Peres – croyaient à ce que l’on appelait “l’option jordanienne” : l’idée que nous devions faire la paix avec le roi Hussein. Les Palestiniens étaient soit ignorés, soit considérés comme nos ennemis par excellence, ou les deux.
Cinq années plus tôt, lorsque les Palestiniens de Jordanie y combattaient le régime hachémite, Israël était venu en aide au roi à la demande de Henry Kissinger. Je proposais le contraire dans mon magazine : aider les Palestiniens. Sharon m’avait dit plus tard que lui, général à l’époque, avait demandé au général Staff de faire de même, encore que dans un autre but. Mon idée était de créer un État Palestinien en Cisjordanie, la sienne était de le créer sur la rive orientale.
(L’idée de transformer la Jordanie en Palestine a fait dans le passé l’objet de formulations que l’on ignore généralement. En terminologie hébraïque, “Eretz Israël” désigne la terre qui s’étend des deux côtés du Jourdain, où les anciennes tribus hébraïques s’étaient installées selon la mythologie biblique. En terminologie palestinienne, “Filastin” désigne seulement la terre qui s’étend à l’ouest du fleuve. Par conséquent il est tout à fait naturel pour des Israéliens ignorants de demander aux Palestiniens d’établir leur État au-delà du Jourdain. Pour des Palestiniens, cela signifie établir leur État à l’étranger.
À L’ÉPOQUE, Sharon était en exil politique.
En 1973 il avait quitté l’armée, conscient qu’il n’avait aucune chance de devenir chef d’état-major. Cela peut sembler bizarre, dans la mesure où il était déjà considéré comme un commandant exceptionnel sur le champ de bataille. L’ennui c’est qu’il était aussi réputé comme officier indiscipliné, qui méprisait ses supérieurs et ses pairs (ainsi que n’importe qui d’autre.) Par ailleurs son rapport à la vérité posait problème. David Ben-Gourion avait écrit dans son journal que Sharon aurait pu être un officier exemplaire, si seulement il avait pu s’abstenir de mentir.
À son départ de l’armée, Sharon créa presque tout seul le Likoud en réunissant tous les partis de droite. C’est à cette époque que je l’avais choisi pour la première fois comme ‘Homme de l’Année’ du magazine Haolam Hazeh et que j’avais écrit un grand article biographique sur lui. Quelques jours plus tard, la guerre du Kippour éclata et Sharon fut rappelé à l’armée. Son rôle est considéré par beaucoup comme purement génial, et par d’autre comme une histoire d’insubordination et de chance. Une photo de lui avec la tête bandée est devenue sa marque, bien qu’il ne se soit agi que d’une légère blessure qu’il s’était faite en se cognant la tête contre son véhicule de commandement. (Pour être honnête, il a été réellement blessé au combat, comme moi, en 1948.)
Après la guerre de Yom Kippour, la polémique au sujet de son rôle dans cette guerre devint le cœur de “la bataille des généraux”. Il commença à me rendre visite chez moi pour m’expliquer ses démarches, et nous étions devenus tout à fait amis.
Il quitta le Likoud lorsqu’il réalisa qu’il ne pourrait pas en devenir le patron tant que Menachem Begin serait là. Il se mit à planifier sa propre carrière. C’est à ce moment là qu’il a demandé à rencontrer Arafat.
Il envisageait alors de créer un nouveau parti, qui ne serait ni de droite ni de gauche mais dirigé par lui et des “personnalités d’exception” de l’ensemble du paysage politique. Il m’invita à le rejoindre et nous avons eu de longues conversations chez lui.
Je dois expliquer ici que j’avais longtemps cherché quelqu’un disposant de références militaires pour diriger un camp de la paix de large union. Un dirigeant possédant un tel passé nous aurait permis d’obtenir beaucoup plus facilement le soutien de l’opinion publique à nos objectifs. Sharon remplissait les conditions. (Comme Yitzhak Rabin plus tard.) Cependant lors de nos entretiens il m’est apparu clairement qu’il était resté fondamentalement un homme de droite.
Sharon finit par créer un nouveau parti baptisé Shlomtzion (“Paix de Sion”), qui connut une lamentable défaite le jour des élections. Le lendemain il rejoignit le Likoud.
Le Likoud avait remporté les élections et Begin devint Premier ministre. Si Sharon avait espéré être nommé ministre de la Défense, il fut rapidement déçu. Begin ne lui faisait pas confiance. Sharon lui apparaissait comme un général capable de fomenter un coup d’État. Le puissant nouveau ministre des Finances déclara que si Sharon devenait commandant en chef, il “enverrait ses chars assiéger la Knesset.”
(Une plaisanterie courait à l’époque : le ministre de la Défense Sharon convoquerait une réunion de l’état-major pour annoncer : “Camarades, demain matin à 6h00 nous nous emparons du gouvernement !” Pendant un moment l’auditoire était abasourdi, avant d’éclater d’un rire tonitruant.)
Cependant, lorsque le ministre de la Défense préféré de Begin, l’ancien chef de l’armée de l’air Ezer Weizman, donna sa démission, Begin se vit obligé de lui donner Sharon pour successeur. Pour la seconde fois je choisis Sharon comme ‘Homme de l’Année’ de Haolam Hazeh. Il prit cela très au sérieux et passa avec mois quantité d’heures, en plusieurs rencontres chez lui et à son bureau, pour m’exposer ses idées.
L’une de ces idées qu’il exposa à la même époque aux stratèges des États-Unis était de faire la conquête de l’Iran. À la mort de l’Ayatollah Khomeini, disait-il, une course va s’engager entre l’Union soviétique et les États-Unis pour savoir qui arrivera le premier sur la scène et l’emporter. Les États-Unis sont loin, mais Israël peut faire le boulot. Grâce à des armements lourds que les États-Unis entreposeront en Israël longtemps à l’avance, notre armée se sera totalement imposée avant que les Soviétiques n’aient bougé. Il me montrait les cartes détaillées de la progression, heure après heure et jour après jour.
C’était du Sharon typique, sa vision était large et englobait tout. À l’entendre on avait le souffle coupé, en le comparant aux petits politiciens ordinaires, dépourvus de vision et de largeur de vues. Mais ses idées étaient généralement fondées sur une ignorance abyssale de l’autre partie et ne menaient par conséquent à rien.
AU même moment, neuf mois avant la Guerre du Liban, il me révéla son Grand Projet d’un nouveau Moyen Orient de sa fabrication. Il m’autorisa à le rendre public, à condition de ne pas dire qu’il en était la source. Il me faisait confiance.
Fondamentalement c’était le même projet que celui qu’il voulait proposer à Arafat.
L’armée envahirait le Liban et en transférerait les Palestiniens en Syrie, d’où les Syriens les enverraient en Jordanie. Là les Palestiniens renverseraient le roi et établiraient l’État de Palestine.
L’armée expulserait aussi les Syriens du Liban. Au Liban Sharon choisirait un officier chrétien pour l’installer comme dictateur. Le Liban ferait officiellement la paix avec Israël pour devenir en réalité un État vassal.
J’ai consciencieusement publié tout cela, et 9 mois plus tard Sharon envahissait le Liban, après avoir menti à Begin et au cabinet sur ses intentions. Mais la guerre a été une catastrophe au plan militaire comme au plan politique.
Militairement ce fut une illustration du “Principe de Peter”(1) – le brillant chef du champ de bataille était un lamentable stratège. Aucune unité de l’armée israélienne n’atteignit ses objectifs dans les délais, si tant est qu’elle les ait atteints. Le dictateur installé par les Israéliens, Bachir Gemayel fut assassiné. Son frère et successeur signa avec Israël un traité de paix qui est maintenant complètement tombé dans l’oubli. Les Syriens restèrent encore au Liban pour de longues années. L’armée israélienne se retira du Liban au terme d’une guerre de guérilla de 18 années pleines, pendant lesquelles les Chiites méprisés et opprimés dans le Sud-Liban sous occupation israélienne devinrent la force politique dominante du pays.
Et, pire que tout, pour inciter les Palestiniens à fuir, Sharon laissa les phalangistes chrétiens barbares entrer dans les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila où ils se livrèrent à un terrible massacre. Des centaines de milliers d’Israéliens indignés protestèrent à Tel Aviv et Sharon fut renvoyé du ministère de la défense.
Au plus fort de la Bataille de Beyrouth, j’avais traversé les lignes pour rencontrer Yasser Arafat qui était devenu la Némésis de Sharon. Depuis lors Sharon et moi n’avons plus échangé aucune parole, pas même de salutations réciproques.
CELA SEMBLAIT la fin de la carrière de Sharon. Mais pour Sharon toute fin était un nouveau commencement.
L’un de ses vassaux dans les media, Uri Dan (qui avait commencé sa carrière à Haolam Hazeh) prononça un jour une phrase prophétique : “Ceux qui n’en veulent pas comme Chef d’État-Major l’auront pour ministre de la Défense. Ceux qui n’en veulent pas comme ministre de la Défense l’auront comme Premier Ministre.” Aujourd’hui on pourrait ajouter : “Ceux qui n’en voulaient pas pour Premier ministre le reçoivent maintenant comme une icône nationale.”
Un ancien général, Yitzhak Ben-Israël, me disait hier : “C’était un Imperator !” Je trouve que c’est là une définition très pertinente.
Comme un imperator romain, Sharon était un être suprême, admiré et craint, généreux et cruel, génial et déloyal, hédoniste et corrompu, général victorieux et criminel de guerre, prompt à prendre des décisions et inébranlable une fois qu’il les avait prises, surmontant tous les obstacles par la seule force de sa personnalité.
On ne pouvait pas le rencontrer sans être frappé par le sentiment de force qu’il dégageait. Le pouvoir était son élément.
Il pensait que le destin l’avait choisi pour diriger Israël. Il ne le pensait pas – il le savait. Pour lui, sa carrière personnelle et le destin d’Israël étaient une seule et même chose. Par conséquent, quiconque tentait de lui faire obstacle était un traître à Israël. Il méprisait tous ceux qui l’entouraient – depuis Begin jusqu’au dernier politicien ou général.
Son caractère s’était forgé dès sa prime enfance à Kfar Malal, un village communautaire qui appartenait au parti travailliste. Sa mère, Vera, dirigeait la ferme familiale avec une volonté de fer, entrant en conflit avec tous les voisins, les institutions du village et le parti. Lorsque le petit Arik se blessa en tombant sur une fourche, elle ne l’emmena pas à la clinique du village, qu’elle avait en horreur, mais elle le hissa sur un âne pour le conduire sur plusieurs kilomètres à un docteur de Kfar Saba.
Losque la rumeur se répandit que les Arabes des villages voisins projetaient une attaque, le petit Arik fut caché dans une meule de foin.
Plus tard dans sa vie, lorsque sa mère (qui dirigeait toujours la ferme) vint visiter son nouveau ranch et vit un mur bas percé de trous pour l’irrigation, elle s’écria : “Ah, tu as des meurtrières ! C’est très bien, elles peuvent te servir à tirer sur les Arabes !”
Comment un officier désargenté de l’armée avait-il pu faire l’acquisition du plus vaste ranch du pays ? C’est simple : il avait obtenu un don d’un milliardaire Israélo-Américain, grâce à l’aide du ministre des Finances. Plusieurs contrats douteux avec d’autres milliardaires suivirent.
SHARON ÉTAIT l’Israélien le plus typique que l’on puisse imaginer, incarnant le dicton (dont je revendique modestement la paternité) : “Si la force ne marche pas, tenter plus de force.”
Je fus par conséquent très surpris lorsqu’il prit position en faveur de la loi dispensant du service militaire des dizaines de milliers de jeunes orthodoxes. “Comment le pouvez-vous ?” lui avais-je demandé. Sa réponse : “Je suis avant tout un juif, et ce n’est qu’ensuite que je suis un Israélien !” Je lui déclarai que pour moi c’était l’inverse.
Idéologiquement il était l’élève et le successeur de David Ben-Gourion et de Moshe Dayan, des dirigeants qui croyaient à la force militaire et à l’expansion territoriale sans limite d’Israël. Sa carrière militaire avait débuté pour de vrai dans les années 50 lorsque Moshe Dayan lui confia la responsabilité d’un groupe non officiel appelé Unité 101 qui fut envoyé au-delà de la frontière pour tuer et détruire, en représailles d’actions similaires commises par des Arabes. Son exploit le plus fameux fut le massacre du village de Qibya en 1953, lorsque 49 villageois innocents furent ensevelis sous les décombres des maisons qu’il avait fait sauter.
Plus tard, lorsqu’on lui demanda de mettre fin au “terrorisme” à Gaza, il tua tous les Arabes surpris avec des armes. Lorsque je l’interrogeai plus tard sur le fait de tuer des prisonniers, il répondit : “Je n’ai pas tué de prisonniers. Je n’ai pas fait de prisonniers !”
Au début de sa carrière de commandement c’était un mauvais général. Mais de guerre en guerre il a fait des progrès. Ce qui n’est pas courant pour un général, il apprenait de ses erreurs. Lors de la guerre de 1973, on le considérait déjà comme l’égal d’Erwin Rommel et de George Patton. On apprit aussi qu’entre les batailles il s’empiffrait de fruits de mer, qui ne sont pas kasher.
LA PRINCIPAL entreprise de sa vie fut la colonisation. En tant qu’officier de l’armée, en tant qu’homme politique et successivement chef d’une demie douzaine de ministères différents, son effort central porta sur la planification et l’installation de colonies dans les territoires occupés.
Il ne s’inquiétait pas de savoir si elles étaient légales ou illégales au regard du droit israélien (toutes sont, naturellement, illégales au regard du droit international, dont il se foutait complètement).
Il en planifiait les emplacements, avec pour objectif de fragmenter la Cisjordanie de façon à rendre impossible un État palestinien. Puis il les imposait au cabinet et aux ministères. Ce n’est pas pour rien qu’on le surnommait “le bulldozer”.
“L’Armée de Défense d’Israël” (son nom officiel en hébreu) se transforma en “Armée de Défense des Colons”, s’enfonçant lentement dans le marécage de l’occupation.
Pourtant, lorsque les colonies faisaient obstacle à ses projets, il n’avait aucun scrupule à les détruire. Lorsqu’il était favorable à la paix avec l’Égypte, pour se concentrer sur la guerre contre les Palestiniens, il détruisit entièrement la ville de Yamit dans le Nord Sinaï ainsi que les colonies voisines. Plus tard il fit de même avec les colonies de la Bande de Gaza, s’attirant la haine durable des colons, ses protégés de jadis. Il agissait comme un général prêt à sacrifier une brigade pour améliorer sa position stratégique générale.
LORSQU’IL est mort la semaine dernière, après avoir passé huit années dans le coma, il a reçu les éloges des gens mêmes qu’il méprisait, on en a fait un héros populaire. Le Ministère de l’Éducation l’a comparé à Moïse.
Dans la vraie vie c’était un personnage très complexe, aussi complexe qu’Israël. Son histoire personnelle est imbriquée dans l’histoire d’Israël.
L’essentiel de ce qu’il laissait en héritage était catastrophique : les très nombreuses colonies qu’il avait installées dans toute la Cisjordanie - chacune d’entre elles une mine qu’il faudra enlever à grands risques le moment venu.
(1) NDT : Le principe de Peter veut qu’une personne fasse l’objet de promotions jusqu’à ce qu’elle ait atteint son niveau d’incompétence… à partir duquel elle n’évolue plus !