Comment comprenez-vous la popularité de la poésie de Mahmoud Darwich en Palestine ?
Philippe Tancelin : La rupture radicale que la poésie de M. Darwich crée avec la poésie classique arabe, permet une plus grande accession au peuple et de ce fait, renforce la relation entre la poésie, les êtres et leur histoire contemporaine. Sa poésie chante la terre et le rapport de chacun à la terre. Enfin la qualité de son écriture, son travail de la langue l’ont fait mondialement reconnaître et cette consécration a nourri l’identification du peuple palestinien avec le poète qui est porteur de l’espoir, messager de l’histoire qui s’écrit.
Des femmes palestiniennes comme Carole Sansour et Asmaa Azaizeh, tiennent une place importante dans la poésie palestinienne contemporaine. Quel regard portez-vous sur leurs œuvres ?
Ph. T : Leur poésie s’inscrit dans un grand mouvement de liberté opéré par la poésie palestinienne contemporaine tel qu’on peut l’observer à travers d’autres poètes de la diaspora, ou celles et ceux vivant en Israël ou dans les territoires occupés, chacune, chacun avec sa singularité d’expression et la spécificité de son contexte d’existence.
Je crois à cet égard qu’il faut éviter le piège de ce que j’appelle l’ombrelle médiatique qui, depuis l’éclairage sur certain·es, a pour effet de produire de l’ombre sur d’autres. Un tel effet me semble aller à l’encontre de la démarche et de l’esprit de Carol Sansour et Asmaa Azaizeh qui refusent qu’on les enferme dans un rôle de représentant·e.
Face aux drames palestiniens, quel peut être l’apport d’ateliers d’écriture partagée ?
Ph. T : On ne saurait nier une certaine fonction thérapeutique de la création. Dans le cas de la poésie, et son rapport à la tragédie que vivent dans leur chair les Palestinien·nes, des ateliers d’expression poétique jouent un rôle très important. Ils permettent par la nomination poétique d’un vécu ressenti comme une déchirure, de sortir de l’état de sidération que suscitent la guerre et l’occupation. La guerre telle une plaie béante, n’entraîne aucune accoutumance. Elle menace à tous les instants la vie, l’identité, l’Être de l’Homme. Je sais d’expérience que des ateliers de création poétique permettent à chacun·e de recouvrer la liberté d’écrire le sens de sa vie dans les gestes qui lui sont propres et non pas ceux imposés par l’occupant.
En quoi l’imaginaire poétique permet-il de transcender l’insupportable de l’occupation ?
Ph. T : Il permet de nommer ce qui relève de l’insupportable et de l’objectiver. Le transcende-il ? Si on prend le terme au sens courant de son usage, je crois qu’il ne dépasse pas l’insupportable, ou qu’il l’éloigne. L’imaginaire n’est pas une fuite, une échappée. Il est une puissance d’élévation de l’esprit par rapport à ce qui l’écrase sans jamais perdre contact avec la réalité de l’oppression, il dynamise et construit des forces de résistance. « Créer c’est résister », disait Gilles Deleuze. Ce sont les imaginaires poétiques propres à la création qui font résistance contre les réalités aliénantes.
Quelle place la Palestine tient-elle dans votre œuvre et en quoi vous semble-t-il essentiel de diffuser la poésie palestinienne ?
Ph. T : Dans mon œuvre poétique et de réflexion esthétique, la Palestine occupe par les péripéties de sa tragédie une place notoire. Le lien fort entre le peuple palestinien et ses poètes me guide régulièrement dans ma réception des événements. Plusieurs de mes poèmes et certaines tribunes esthétiques résonnent des épisodes de la tragédie sans être victime de l’état de siège que cherche à nous imposer l’émotion.
L’histoire contemporaine de la Palestine et sa poésie nous rappellent ce que nous devons entendre par l’idée de TERRE. Elles nous signifient que la terre ne nous appartient pas, qu’elle ne nous est ni promise ni à acquérir, qu’elle n’est pas un objet, qu’elle est inséparable de notre vie de sujet humain qui a besoin d’eau et de lumière. Nous naissons d’elle, nous y vivons et en elle, nous nous fondons, nous dissolvons jusqu’à l’ensemencer dans un mouvement vivant perpétuel. La terre à qui nous appartenons, n’est pas un environnement, c’est elle qui nous cultive jusque dans nos expressions culturelles, artistiques. Cette idée sublime, la poésie palestinienne la « promène sur les boulevards du monde » pour reprendre une image de M. Darwich. La diffusion d’une telle poésie relève bien de l’essentiel au sens propre du terme.
Propos recueillis par Bernard Devin