Longtemps resté dans l’ombre du conflit, le camp de réfugiés palestiniens de Yarmouk connaît une situation humanitaire catastrophique liée à l’état de siège strict imposé dès l’été 2013 aux quartiers insurgés au sud de Damas. Ce drame illustre tant les sanctions collectives imposées aux populations civiles dans différentes régions de Syrie que la complexité de la situation des Palestiniens en Syrie.
Situé à huit kilomètres au sud du centre de Damas, Yarmouk est défini par l’United Nations Relief and Work Agency (UNRWA) comme un camp « non officiel » [1]. Créé dès 1954 par les autorités syriennes qui ont en gardé l’administration, le camp a connu un développement urbain notoire qui en a fait un quartier attractif et dynamique.
Sa population a évolué au gré des conflits régionaux et de l’exode rural syrien. Dès les années 1970, des quartiers populaires se créent autour de Yarmouk et rattachent le camp au tissu urbain de la capitale. Aujourd’hui, il s’étend sur deux kilomètres carrés et se présente comme un dédale de bâtiments de trois à quatre étages. Avant 2011, sur une population totale de 250 000 personnes, le camp hébergeait environ 150 000 réfugiés palestiniens auxquels s’ajoutent des Syriens, ainsi que des réfugiés irakiens venus en 2003. Devenu avec le temps un pôle d’activités économiques, Yarmouk abrite des catégories populaires et des petites classes moyennes aux revenus limités (petits commerçants, enseignants, etc.). Il est aussi un vivier politique pour les différentes obédiences qui traversent le champ politique palestinien.
À l’écart du soulèvement
Lorsque les premières protestations opposées au régime éclatent en Syrie, en mars 2011, les camps de réfugiés proches de lieux de manifestations (à Deraa, Lataqieh et Homs) sont massivement investis par les services de sécurité et attaqués par l’armée syrienne. Le camp de Yarmouk reste à l’écart pendant la première année et sa population cherche à garder une position neutre. Bien plus, c’est à Yarmouk que se réfugient de nombreux déplacés syriens fuyant les régions sous bombardement (d’abord de la ville de Homs et ensuite des quartiers voisins).
Pour contrôler la situation à l’intérieur du camp, le régime syrien s’appuie sur le Front populaire de libération populaire- commandement général (FPLP-CG) [2], commandé par Ahmad Jibril, dans une alliance qui renvoie par ailleurs aux divisions dans le champ politique palestinien lui-même. Le groupuscule distribue des armes à ses membres et fait de nouvelles recrues pour former des Comités populaires chargés de quadriller le camp. À cette stratégie, s’ajoute aussi celle du divede et impera, par laquelle le régime cherche à susciter des conflits entre Yarmouk, à majorité palestinienne, et le quartier voisin de Hajar Al-Aswad, à majorité syrienne. Des rumeurs circulent dans les deux sens sur des attaques et des répressions mutuelles. La méfiance freine les protestations à Yarmouk, où les Palestiniens courent le risque d’être accusés d’être les ennemis de l’intérieur.
Cependant, un certain nombre d’habitants du camp participent individuellement à des manifestations dans d’autres quartiers, notamment à Midan. Au cours de la première année, Yarmouk est uniquement le théâtre de manifestations volantes. Le camp bascule dans de la révolution à partir du 14 juillet 2012, date du cortège funéraire suite aux bombardements du quartier voisin de Tadamon, habité par une population mixte, syrienne et palestinienne, et qui a mobilisé des milliers de personnes. Les slogans attaquent le régime [3]. L’immunité relative des Palestiniens s’évanouit.
Mais la rupture était déjà consacrée au niveau politique entre le Hamas et le régime syrien. En février 2012, après des mois d’hésitation, Ismail Haniyya, leader du Hamas et Premier ministre de Gaza, déclare son soutien « en faveur du peuple syrien et de ses aspirations démocratiques. » Son discours au Caire est suivi de la fermeture du siège du Hamas à Damas et du départ des leaders du mouvement. Cette rupture encourage les partisans du Hamas, populaire dans le camp, à entreprendre des activités dans le domaine humanitaire, dans lesquelles sont déjà mobilisés tant des militants palestiniens laïques et favorables au soulèvement que des partisans du Mouvement du djihad islamique palestinien. Les autres factions de la gauche, tel le Front populaire pour la la libération de la Palestine (FPLP) que le Front démocratique pour la libération de la Palestine (FDLP), gardent le silence, car faibles et dépendants du régime, tout comme les partisans du Fatah, mouvement non représenté officiellement en Syrie.
Au coeur de la bataille de Damas
Au cours de l’été 2012, l’Armée syrienne libre (ASL) lance sa première opération d’envergure à la périphérie de Damas, baptisée Volcan de Damas et séisme de Syrie. En septembre 2012, elle prend le contrôle du poste de police à l’entrée de Yarmouk. Le camp devient alors un champ de bataille où s’affrontent l’ASL d’un côté, et l’armée régulière et les milices de Jibril de l’autre. De jeunes Palestiniens rejoignent les groupes armés syriens (l’ASL et plus tard le Front al-Nousra), quand ils ne forment pas leurs propres brigades.
En décembre 2012, les bombardements de l’aviation syrienne provoquent le déplacement massif des habitants de Yarmouk. Un épisode associé, dans l’imaginaire collectif, à l’exode originel de la Nakba en 1948-1949. Une partie des habitants fuit vers les quartiers de la capitale pour se mettre à l’abri (Al-Qudseia et Sahnaya) en faisant des allers- retours dans le camp, d’autres prennent la route des pays voisins [4] et sont souvent déboutés aux frontières, faute de documents de voyage ou d’autorisations appropriées. Seul les plus démunis, entre 30 000 et 50 000 personnes [5], demeurent dans le camp.
Devant la difficulté pour le régime à reprendre le contrôle de Yarmouk et des quartiers du sud de la capitale, le siège devient une arme de guerre : en imposant un contrôle strict sur les habitants et les denrées, le but est d’épuiser les combattants et d’imposer une sanction collective à l’ensemble de la population civile accusée de complicité. Le siège de Yarmouk commence en janvier 2013 ; les forces régulières et les milices du FPLP-CG établissent des barrages aux accès du camp ainsi que des snipers sur les toits des bâtiments les plus élevés. Le siège se durcit en juillet 2013, avec l’interdiction de circulation des personnes et des denrées alimentaires. Un slogan affiché à l’entrée du camp renseigne les habitants sur leur destin : « La faim ou la soumission ! ».
Désintérêt des Palestiniens des territoires occupés
Les effets du siège s’avèrent dramatiques pour Yarmouk qui, contrairement aux quartiers environnants, tel que Yalda, ne dispose pas de terres cultivables. La famine s’installe ; elle a fait une centaine de victimes [6] au cours du seul mois de janvier 2014. Les Palestiniens manquent de toutes sortes de produits alimentaires, de médicaments et d’électricité. Les rares denrées alimentaires qui parviennent à rentrer dans le camp, sont vendues à des prix exorbitants —le prix du kilo du riz aurait atteint environ 36 euros début février, il est toutefois fluctuant — par des commerçants sans scrupules qui profitent de cette micro-économie de guerre. Des photos de victimes de la malnutrition, de femmes et d’enfants en train de récolter des plantes pour se nourrir, et des rapports alarmants sur la situation humanitaire circulent dans les médias, sans effet sur l’état de siège.
Le drame semble aggravé par le relatif désintérêt des pays voisins mais aussi des Palestiniens eux-mêmes, en particulier dans les territoires occupés. Alors que des négociations ont lieu entre les milices de l’opposition armée, les forces du régime et les factions palestiniennes, aucune sortie de crise ne semble se profiler. Bien que la pression internationale exercée à Genève dès le premier tour des négociations ait mis la question de la famine à Homs et Yarmouk sur la table et amorcé une levée partielle du siège du camp pendant quelques jours, il reste que le sort des nombreuses personnes évacuées reste inconnu et que les denrées alimentaires acheminées par l’UNRWA et d’autres organisations caritatives sont très en deçà des besoins des habitants qui demandent la levée totale du siège.