Didier Fagart, AFPS - Pal Sol n°73
Les débuts de la campagne BDS en France
En aval de l’appel palestinien de juillet 2005, les actions BDS ont commencé en France dès 2007 avec la procédure judiciaire lancée par l’AFPS et l’OLP, contre les entreprises Alstom et Veolia pour leur participation à la construction du tramway de Jérusalem. Les actions d’appel au boycott des produits sont restées limitées en nombre jusqu’à 2009, avec par exemple une petite dizaine d’actions au cours de l’année 2009. Une seule poursuite judiciaire sera menée contre ces actions, qui verra la condamnation d’une militante en 1re instance le 10 février 2010 à la suite de la plainte du magasin Carrefour « pour dégradation légère ». Cette plainte avait été requalifiée par le procureur en « incitation à la discrimina- tion raciale, nationale et religieuse ». Cette requalification visait à transformer cet acte militant en délit d’antisémitisme. [1]
La contre-offensive du gouvernement français
Avec une réactivité remarquable, le ministère de la Justice adressait, deux jours après cette condamnation, une lettre circulaire aux procureurs généraux les incitant fermement à poursuivre les actions d’appel au boycott de produits israéliens sur la base de l’article 24 alinéa 8 de la loi de 1881 sur la presse.
La ministre de la Justice, Madame Alliot-Marie, annonçait l’envoi de cette circulaire lors du dîner du CRIF à Bordeaux le 19 février, disant « Je n’accepte pas que des personnes, responsables associatifs, politiques ou simples citoyens, appellent au boycott de produits au motif qu’ils sont casher ou qu’ils proviennent d’Israël »… « L’amalgame » commençait.
Le 12 mai 2012, jour de la passation de pouvoirs à la suite de l’élection présidentielle, le ministre de la Justice d’alors, Monsieur Mercier, en rajoutait une couche en envoyant une nouvelle circulaire, rappelant aux procureurs les dis- positions de l’article 225-2 du code pénal, pénalisant « les infractions de discrimination consistant à entraver l’exercice normal d’une activité économique ».
Ce sont ces deux circulaires qui sont à l’origine des poursuites judiciaires commencées alors, par quelques procureurs, le plus souvent saisis de plaintes d’associations de soutien des politiques israéliennes [2], contre des militants ayant participé à des actions d’appels au boycott, généralement devant des magasins vendant des produits israéliens, dont des produits issus des colonies.
Ainsi neuf procédures judiciaires vont se dérouler entre 2010 et 2015 : cinq conduiront à la relaxe des militants, et quatre à leur condamnation. Le jugement du TGI de Pontoise, en décembre 2013, est un bon exemple de motivation des relaxes prononcées : « Cet appel au boycott est en réalité une critique passive de la politique d’un état, critique relevant du libre jeu du débat politique qui se trouve au cœur même de la notion de société démocratique. Ainsi dès lors que le droit de s’exprimer librement sur des sujets politiques est une liberté essentielle dans une société démocratique, cet appel au boycott entre dans le cadre normal de cette liberté ».
En sens inverse, la Cour d’appel de Colmar (2013) élaborait un raisonnement traduisant le détournement de la loi de 1881 « préconisé » par les deux circulaires, pour condamner les prévenus : en considérant que les actions d’appel au boycott constituaient des discriminations à l’égard de personnes, puisque les produits israéliens sont fabriqués par des producteurs israéliens, qui sont des groupes de personnes qui appartiennent à une nation…
Ainsi, en l’absence de toute loi qui interdit l’appel au boycott, un détournement de la loi sur la presse permettait de criminaliser les appels au boycott.
Le pourvoi déposé contre l’arrêt de la Cour d’appel de Colmar sera rejeté par la Cour de Cassation en octobre 2015.
L’installation insidieuse de l’interdiction/illégalité de l’appel au boycott dans le discours public
Malgré la publication des deux circulaires, qui traduisait la volonté politique du/des gouvernements de réprimer les actions BDS, celles-ci vont se développer de façon continue au cours des années qui vont suivre [3], sous des formes multiples : appel au boycott des produits des colonies israéliennes, appel au boycott des produits israéliens, appel au boycott de quelques manifestations publiques promues par le gouvernement israélien, mise en cause d’entreprises françaises participant à la colonisation, demande de sanctions contre les politiques israéliennes, dont la suspension de l’accord UE-Israël au regard de la violation de son article 2. Mais, en parallèle, les circulaires Alliot-Marie et Mercier elles-mêmes, les quelques jugements condamnant des militants et surtout l’arrêt de la Cour de Cassation d’octobre 2015 vont faire passer dans le discours public l’idée que l’appel au boycott est interdit/illégal.
Ainsi Le Monde titrera en novembre 2015 au lendemain de la décision de la Cour de Cassation « Il n’y a plus aucun doute possible : le simple appel à boycotter des produits israéliens est totalement illégal en France. Et sévèrement puni. Deux arrêts de la Cour de cassation […] font de la France l’un des rares pays du monde, et la seule démocratie, où l’appel au boycott par un mouvement associatif ou citoyen pour cri- tiquer la politique d’un État tiers est interdit. »
Dans la foulée, en février 2016, le Conseil de Paris adoptera un vœu, « condamnant le boycott envers Israël et les appels à participer à ce boycott qui sont relayés lors de rassemblements sur l’espace public parisien ».
La manifestation organisée le même jour pour protes- ter contre ce vœu, fera l’objet d’une autorisation de la Préfecture de police de Paris, mais assortie d’un codicille mentionnant « [conformément aux arrêtés de la Cour de Cassation] il est interdit […] d’appeler au boycott des produits israéliens. Toute personne enfreignant cette interdiction sera interpellée ».
De son côté en octobre 2016 le Conseil régional d’Île-de- France adoptera un amendement « excluant tout financement aux organismes appelant au boycott d’Israël » ; et établira quelques mois plus tard en mars 2017, une « Charte régionale des valeurs de la république et de la laïcité » qui exclut de toute aide régionale les associations « qui participent au mouvement BDS, dès lors que ces appels constituent une infraction pénale ».
Cette mise en cause de la légitimité de l’appel au boycott va se trouver encore renforcée avec les très graves déclarations récurrentes du président de la République et d’autres personnalités politiques à partir de la mi-2017, faisant l’amalgame entre antisionisme et antisémitisme, avec pour cible le mouvement de solidarité avec la Palestine.
Dans ce concert d’attaques et de mise en cause des revendications légitimes du mouvement de solidarité, rappelons la voix discordante de la Haute représentante de l’UE pour les Affaires étrangères, Federica Mogherini, qui déclarait en septembre 2016, en réponse à une question parlementaire sur ce sujet : « L’UE se positionne fermement pour la protection de la liberté d’expression et de la liberté d’association, en cohérence avec la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union européenne, qui est applicable au territoire des États membres de l’UE, y compris en ce qui concerne les actions BDS menées sur ce territoire. La liberté d’expression, telle qu’elle est soulignée par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, s’applique aussi aux informations et aux idées qui “offensent, choquent ou dérangent l’État ou n’importe quel secteur de la population” ».
Elle est malheureusement restée bien isolée, et les ministres de la Justice successifs de la présidence Hollande ont rejeté les demandes de retrait des circulaires, y compris au prix de reniements difficiles à admettre.
À cette situation, l’arrêt de la CEDH met un terme, par un démenti magistral
Le rejet du pourvoi par la Cour de Cassation en octobre 2015, dans un arrêt très sec malgré les doutes exprimés par son rapporteur, avait conduit 11 des 12 militants condamnés à déposer une requête auprès de la CEDH, en mars 2016.
L’arrêt rendu par la CEDH le 11 juin 2020, à l’issue de la procédure contradictoire, conclut à la violation par la France de l’article 10 de la Convention, à l’unanimité des sept juges qui composaient la Chambre, dont le juge français.
Dans son arrêt très motivé, la CEDH va souligner que les juges de Colmar et de la Cour de Cassation se sont limités à considérer qu’il y avait discrimination des producteurs de produits au regard de leur origine, pour condamner les militants.
Ils n’ont pas pris en compte le fait que la restriction de la liberté d’expression qui en découlait, n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ». La CEDH s’est appuyée pour cela sur l’analyse du fondement de l’action d’appel au boycott, des motivations des militants et des circonstances de l’action (voir encadré ci-dessous).
Citons trois extraits de l’arrêt :
« … c’est manifestement pour provoquer ou stimuler le débat parmi les consommateurs des supermarchés que les requérants ont mené les actions d’appel au boycott qui leur ont valu les poursuites qu’ils dénoncent devant la Cour ».
« La Cour observe ensuite que les requérants n’ont pas été condamnés pour avoir proféré des propos racistes ou anti-sémites ou pour avoir appelé à la haine ou à la violence. Ils n’ont pas non plus été condamnés pour s’être montrés violents ou pour avoir causé des dégâts lors des événements des 26 septembre 2009 et 22 mai 2010. Il ressort du reste très clairement du dossier qu’il n’y eut ni violence, ni dégât. L’hypermarché dans lequel les requérants ont mené leurs actions ne s’est d’ailleurs pas constitué partie civile devant les juridictions internes. »
« En effet, d’une part, les actions et les propos reprochés aux requérants concernaient un sujet d’intérêt général, celui du respect du droit international public par l’État d’Israël et de la situation des droits de l’Homme dans les territoires palestiniens occupés, et s’inscrivaient dans un débat contemporain, ouvert en France comme dans toute la communauté internationale. D’autre part, ces actions et ces propos relevaient de l’expression politique et militante… »
L’arrêt conclut plus largement sur la nature du discours politique :
« … le discours politique est source de polémiques et est souvent virulent. Il n’en demeure pas moins d’intérêt public, sauf s’il dégénère en un appel à la violence, à la haine ou à l’intolérance. Là se trouve la limite à ne pas dépasser. »
Rappelons que l’arrêt enjoint à l’État français de verser dans les 3 mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif des réparations financières (dommage matériel, dommage moral et frais et dépens). [4]
L’affaire est donc claire aujourd’hui : l’appel au boycott est un droit citoyen, qui ne saurait être mis en cause, dès lors « qu’il ne dégénère pas en un appel à la violence à la haine ou à l’intolérance ».
Et maintenant ? [5]
Nous avons toujours dit pendant ces années de pression morale, politique, judiciaire, que « Non l’appel au boycott n’est pas illégal », et nous avons continué à le pratiquer à travers nos différentes campagnes.
Nous en avons maintenant la confirmation formelle éclatante de la plus haute juridiction.
À nous maintenant de marteler cette vérité « l’appel au boycott est un droit citoyen », il est LÉGAL : en la rappelant à tous ceux qui, pouvoirs publics, parlementaires, collectivités territoriales, entreprises… ont véhiculé cette « fake news » ; en la rappelant lors de nos actions publiques avec nos tracts, banderoles, slogans… pour que tous sachent que nous sommes bien du côté du Droit.
Au cours des neuf derniers mois, deux décisions de justice – l’arrêt de la CJUE sur l’étiquetage des produits des colonies, et l’arrêt de la CEDH sur le droit de l’appel au boycott – et la décision de la CDH ONU – avec la publication d’une première liste de 112 entreprises qui contribuent à la colonisation du territoire palestinien occupé – sont venues confirmer la justesse de notre combat, de nos objectifs et axes d’action, et de nos moyens d’action.
Dégageant ainsi le paysage au mouvement de solidarité, pour poursuivre et renforcer son combat pour le Droit.