Il est impossible de manquer l’entrée d’Al-Arroub lorsqu’on descend de Bethléem vers Hébron, en Cisjordanie, en empruntant la route 60. Il y a une tourelle israélienne fortifiée en face de l’épicerie. Les soldats scrutent le camp de réfugiés ou parcourent ses ruelles escarpées, de nuit. Chaque pierre lancée sur l’artère favorite des colons appelle une réponse.
Près de 8 000 Palestiniens vivent dans cette commune pauvre, aux bâtiments délabrés. Parmi eux, la famille B. Le cadre métallique d’une porte repose devant le seuil de leur maison. Ce n’est pas le seul souvenir de l’intervention nocturne des soldats, début mars.
Ahmed et Ali (les prénoms ont été changés) ont 17 et 15 ans. C’est l’âge où l’on plastronne, où l’adolescent se veut homme. Pourtant, ces amis ont connu une expérience traumatisante. Les soldats ont surgi vers 3 heures du matin. Ils avaient une liste de suspects pour jets de pierres. Ali est le premier emmené, sans résistance. Il est menotté dans le dos et bâillonné, avant que le commandant n’intervienne et ordonne qu’on enlève le bâillon.
Humiliation
Cette nuit-là, ils sont quatre à être conduits au poste de police. « On est d’abord resté sous la pluie pendant des heures, se souvient Ali. J’ai été alors emmené devant un interrogateur en civil. Il a dit : “Je suis comme ton père, parle. Si tu confesses et tu signes, je te renvoie chez toi.” J’ai dit que je n’avais rien fait. » L’interrogateur fait alors entrer un autre homme, qu’Ali appelle « un colon », en raison de ses papillotes, parlant bien arabe. Celui-ci l’aurait attrapé au col, bousculé et jeté à terre, menotté. Puis Ali rejoint ses trois compagnons et doit rester plusieurs heures debout, les mains posées contre un mur. Il est autorisé à se rendre une fois aux toilettes et à manger.
Lors du deuxième interrogatoire, Ali refuse toujours de passer aux aveux, alors que l’un de ses camarades a déjà craqué. Il est ensuite amené à la prison d’Ofer, l’un des grands centres de détention. Il est 22 heures. Ses parents ne savent toujours pas où il est. « J’ai été mis nu comme au jour de ma naissance, c’était humiliant », dit-il. Il comparaît le lendemain devant le tribunal militaire. Un avocat qu’il n’a jamais rencontré est assis à ses côtés, figurant muet. Puis il retourne en détention pour quelques jours. Au terme de la seconde audience, il est remis en liberté contre une somme de 2 000 shekels (470 euros), très conséquente pour sa famille. Depuis, impossible d’avoir des nouvelles de la procédure.
Cette histoire est d’une banalité absolue. Début 2013, le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) a publié un rapport dénonçant le caractère « généralisé, systématique et institutionnalisé » des mauvais traitements infligés aux enfants palestiniens, de l’interpellation au jugement. Les autorités israéliennes ont alors promis de réviser les procédures. La durée de détention avant une comparution a été réduite. Une expérience pilote a été lancée pour remplacer les arrestations nocturnes, traumatisantes, par des convocations. De nombreux contacts ont eu lieu avec les ONG et l’Unicef. Mais en février, dans une nouvelle évaluation, le Fonds a estimé que les mauvais traitements « n’ont pas décru de façon significative en 2013 et 2014 ».
Selon les statistiques de l’Unicef, issues de 208 témoignages confidentiels, 82 % de ces mineurs auraient subi des violences physiques. Un rapport récent de l’organisation Military Court Watch (MCW), qui s’appuie sur 97 témoignages recueillis en 2014 et 2015, offre un état des lieux similaire : 97 % des mineurs arrêtés ont été menottés, 87 % ont eu les yeux bandés, 60 % ont été victimes de violences physiques et 46 % de violences verbales. Leurs droits n’ont guère été respectés, puisque seulement 6 % ont vu un avocat avant l’interrogatoire, et 3 % ont bénéficié de la présence de leurs parents. « Il y a 400 000 colons israéliens en Cisjordanie, rappelle l’avocat Gérard Horton, de MCW. Les militaires ont la lourde tâche d’assurer leur sécurité. Il n’y a que trois façons de faire cela : tuer tous les Palestiniens, les expulser tous, ou bien les intimider de façon systématique, surtout ceux vivant à côté des colonies. »
800 arrestations en 2014
Le lieutenant-colonel Maurice Hirsch est un homme cordial, rompu au débat déontologique. Il est le procureur militaire en chef pour la Cisjordanie, dirigeant une équipe de 30 magistrats. Il vit lui-même dans une colonie. Arrivé en Israël en 1996, en provenance de Grande-Bretagne, il s’est installé il y a quelques années à Efrat, dans les monts de Judée. Le logement y était moins cher et plus spacieux qu’à Jérusalem, dit-il. Maurice Hirsch a réponse à tout. Il assure que « les mineurs en Judée-Samarie sont traités exactement de la même façon qu’en Israël ». A-t-il peur d’être visé, un jour, par la Cour pénale internationale (CPI), à laquelle l’Autorité palestinienne a adhéré ? « J’ai plus peur d’être visé par les terroristes que j’accuse chaque jour, à l’audience. Ils savent qui je suis, où je vis. »
Depuis son arrivée en poste, début 2013, Maurice Hirsch est le premier à essayer de centraliser toutes les statistiques sur les arrestations de mineurs. Personne n’y avait pensé avant. En 2013, il y a eu 1 004 arrestations (l’âge minimum requis est 12 ans), dont 465 ont donné lieu à une inculpation. En 2014, les arrestations sont tombées à environ 800. « Mais on a assisté à une hausse de la participation des mineurs dans les délits les plus graves », notamment dits « terroristes », note le procureur. Il assure que l’Unicef, malgré sa bonne volonté, ne prend pas en compte toute la réalité. « Regardez ce que ces mineurs apprennent dans les écoles. Quand les meurtriers de masse sont libérés, ce sont des journées de liesse. La haine est dans l’environnement des enfants, dans leur socialisation, et non dans l’application de la loi par l’armée. »
On demande au magistrat militaire l’intérêt, au moment des arrestations, de bander les yeux des mineurs. Selon la doctrine officielle, cette pratique, généralisée, ne devrait être acceptée qu’en cas de besoin sécuritaire. Maurice Hirsch a une réponse : le problème, ce sont les véhicules, pas les pratiques. « Contrairement à la plupart des pays, où les forces de l’ordre sont des policiers à bord de voitures avec une séparation entre le conducteur et le suspect, c’est l’armée qui remplit ce rôle en Judée-Samarie, dans des jeeps. » Et alors ? « Les mineurs pourraient voir nos systèmes de transmission sophistiqués ou nos cartes opérationnelles. C’est donc à la discrétion des soldats de juger des mesures nécessaires. »