Depuis 2004, l’AFPS traduit et publie chaque semaine la chronique hebdomadaire d’Uri Avnery, journaliste et militant de la paix israélien, témoin engagé de premier plan de tous les événements de la région depuis le début. Cette publication systématique de la part de l’AFPS ne signifie évidemment pas que les opinions émises par l’auteur engagent l’association. http://www.france-palestine.org/+Uri-Avnery+
Une vague sombre submerge les démocraties partout dans le monde occidental.
Elle est partie de Grande-Bretagne, terre que nous avons toujours considérée comme la mère de la démocratie, patrie d’un peuple particulièrement sensé. Celui-ci vota dans un plébiscite pour sortir de l’Union européenne, ce monument de progrès humain qui a émergé des terribles ruines de la Seconde Guerre mondiale.
Pourquoi ? Pour aucune raison particulière. Juste pour chahuter.
Puis sont arrivées les élections américaines. L’incroyable s’est produit : un inconnu sortit de nulle part et se fit élire. Une personne sans la moindre expérience politique, une brute, un menteur invétéré, un amuseur. Le voici maintenant l’homme d’État le plus puissant de la Planète, le ̏ Leader du monde libre ̋ .
Et aujourd’hui cette lame de fond arrive dans toute l’Europe. L’extrême-extrême-droite progresse presque partout et menace d’accéder au pouvoir par l’élection. Des présidents et des Premiers ministres modérés démissionnent ou se font renvoyer. À l’exception notable de l’Allemagne et de l’Autriche, qui semblent avoir appris leur leçon, le fascisme et le populisme gagnent partout du terrain.
Pourquoi, bon sang ?
LES PAYS SONT différents les uns des autres. Chaque scène politique locale est unique. Il est donc facile de trouver des raisons locales aux résultats locaux de chaque élection et de chaque plébiscite. Mais lorsque la même chose se produit partout, dans de nombreux pays et presque au même moment, on est obligé de chercher un commun dénominateur, une raison commune à tous ces phénomènes différents.
C’est le nationalisme.
Ce à quoi nous assistons aujourd’hui est une révolte contre la tendance à s’orienter vers une société post-nationaliste, régionaliste et mondialisée.
Cette tendance a des raisons pratiques. Dans la plupart des champs de l’activité humaine, des entités de plus en plus grandes sont nécessaires.
Les industries et les institutions financières exigent des unités de grande taille. Plus le groupe est important et plus il peut rationaliser son économie. Un pays qui dispose d’un marché de dix millions de personnes ne peut pas lutter avec un marché d’un milliard de personnes. Il y a des siècles cette tendance a contraint de petites régions comme la Bavière et la Catalogne à rejoindre des États nationaux comme l’Allemagne et l’Espagne.
De nos jours, les existences au plan économique de milliards de personnes sont déterminées par des organismes transnationaux anonymes, qui se situent nulle part et partout, très loin de ce que peuvent appréhender des gens ordinaires.
En même temps, la révolution de l’information a créé des communautés de savoir de plus en plus vastes. Il y a cinq cents ans, il était rare pour un paysan en Europe de se déplacer au-delà du village voisin. Les voyages étaient coûteux, seuls les aristocrates possédaient des chevaux, un déplacement en calèche à la grande ville était hors de portée de la plupart des gens. Pour la même raison, il était impossible de transporter des produits sur de longues distances. Les gens mangeaient ce qui pouvait se cultiver localement. Les nouvelles se transmettaient lentement, sinon pas du tout.
De nos jours, où que vous viviez, vous êtes informés des résultats des élections autrichiennes ou d’un coup d’État au Soudan dans les minutes qui suivent. Le monde est devenu un village.
Presque tout le monde a une connexion internet, une personne peut converser avec presque toutes les autres personnes dans le monde, tandis qu’en de nombreux endroits des scientifiques explorent les profondeurs de l’univers.
Dans ce monde nouveau, un État-nation est devenu une coquille vide, un drapeau, un hymne national vibrant, une équipe de foot, un timbre que l’on utilise de moins en moins.
CEPENDANT, LA fin de l’ère des États-nations n’a pas mis fin au nationalisme. Loin de là.
L’esprit humain change beaucoup plus lentement que l’environnement matériel. Il se traîne avec au moins trois ou quatre générations de retard, s’accrochant à des idées et des idéaux dépassés, pendant que les réalités politiques, économiques et militaires font la course en tête.
Le nationalisme moderne a pris naissance il n’y a que deux ou trois siècles. C’est une invention relativement récente. Certains pensent que c’est une création de la révolution française. Un historien important prétendait que c’était né en Amérique du Sud du fait des colonisateurs espagnols qui voulaient s’affranchir de l’impérialisme espagnol et se constituer en nations indépendantes.
Quoi qu’il en soit, le nationalisme devint rapidement la force dominante dans le monde. Vers la fin de la Première Guerre mondiale il avait provoqué l’éclatement des vieux empires pour donner naissance à une douzaine de nouveaux États-nations. La Seconde Guerre mondiale acheva le travail.
L’État-nation s’appuie sur deux jambes : la matérielle et la spirituelle. Le besoin matériel de constituer des marchés plus vastes et de les protéger contre d’autres grands marchés fut évident. Le besoin spirituel d’appartenir à un groupe humain le fut beaucoup moins.
En fait, ce besoin est aussi ancien que la race humaine elle-même. Les gens durent s’unir pour se défendre contre d’autres gens, ils durent coopérer pour chasser et cultiver. Ils vécurent en grandes familles, puis en tribus, puis en royaumes et en républiques. Les formes sociales évoluèrent et se modifièrent au cours des âges, jusqu’à ce que la nation moderne supplante toutes les autres formes.
Pour la plupart des gens le besoin d’appartenir à une nation est un besoin psychologique profond. Les gens développent une culture nationale, parlent souvent une langue nationale. Les gens sont prêts à mourir pour leur nation.
De grands mouvements modernes tentèrent de dépasser le nationalisme au profit d’autres idéologies. Le communisme en fut un exemple frappant. Le prolétariat n’a pas de patrie. Pourtant à l’heure pour elle des plus grands dangers, sous les assauts du fascisme super-nationaliste, l’Union soviétique renonça à l’̏̏Internationale ̋ pour adopter un hymne national, et Staline proclama la grande guerre patriotique. Plus tard, l’Union soviétique internationaliste éclata et la Russie revint à un pur nationalisme personnifié par Vladimir Poutine.
Je crois que ce à quoi nous sommes en train d’assister est une réaction mondiale contre le supranationalisme et le mondialisme. Les gens ne veulent pas être des citoyens du monde, ni même, semble-t-il, des Européens ou des Nord-Américains. Quelques idéalistes peuvent bien jouer les précurseurs mais les gens ordinaires restent attachés à leur nation. Ils veulent être français, polonais ou hongrois.
C’est un besoin qui vient de la base. Les ̏ élites ̋, les gens instruits et les riches peuvent voir plus loin et adopter les nouvelles réalités, mais les ̏ classes inférieures ̋ tiennent partout à leurs valeurs nationales. C’est la seule chose à laquelle elles peuvent se raccrocher. Le prolétariat a une patrie. Plus que n’importe qui d’autre.
Cela est encore plus vrai dans des pays qui ont une minorité nationale significative. La classe ̏inférieure ̋de la nation dominante est la force politique la plus farouchement nationaliste et même fasciste. Le terme élégant pour la qualifier est ̏populisme ̋.
ISRAËL EST-IL est-il en train de suivre le même chemin ? Vous pariez.
En effet, les Israéliens peuvent être fiers du fait que cette vague est arrivée ici avant même le Brexit et Trump.
Israël est maintenant sous l’emprise d’un gouvernement d’extrême-droite, xénophobe, anti-paix, annexionniste, qui comprend des fascistes à peine déguisés. Benjamin Nétanyahou semble parfois modéré comparé à quelques-uns de ses alliés et de ses adeptes.
Israël fut créé par le sionisme, un mouvement révolutionnaire qui a survécu à beaucoup d’autres révolutions du 20e siècle. Le sionisme était un mouvement nationaliste sans nation. Ses fondateurs durent inventer une nation qui n’existait pas. Ils durent faire d’une communauté ethno-religieuse dispersée qui avait survécu des milliers d’années dans un monde en évolution une nation moderne qui n’existait pas auparavant. Les fondateurs du sionisme y voyaient la seule réponse à l’antisémitisme qui était la fille bâtarde du nationalisme européen moderne.
Même le nom de cette nation est discutable. Est-ce une nation juive ? Une nation hébraïque, comme certains d’entre nous auraient préféré l’appeler ? Et où cela laisse-t-il les millions de Juifs qui n’imagineraient pas immigrer en Israël, ou les 20% de citoyens israéliens qui revendiquent leur appartenance à la nation palestinienne, qui ne dispose (pour le moment) d’aucun État ?
Cette base idéologique fragile a donné naissance à un nationalisme juif-hébreu-israélien plus fort et plus farouche que la plupart.
NI EN Israël ni ailleurs un mouvement pacifique, progressiste n’a la moindre chance de réussir s’il est conçu comme antagoniste au nationalisme.
C’est ce que j’ai toujours pensé. Je me suis toujours défini comme un nationaliste. Je pense qu’il n’y a pas de contradiction fondamentale entre nationalisme et internationalisme. En fait, internationalisme signifie, littéralement, coopération entre nations.
En tant que nationaliste israélien, je crois aux droits des autres peuples à tenir à leurs valeurs nationales. Cela signifie avant tout respect du peuple palestinien et de son droit à un État national propre à côté d’Israël.
Le mouvement de paix israélien doit en tout premier lieu affirmer ses références nationales. En effet, nous sommes les vrais nationalistes. Nous voulons qu’Israël s’épanouisse dans la paix et la sécurité, tandis que les pseudo-nationalistes qui sont au pouvoir nous conduisent au désastre. Ne permettons pas aux fascistes de nous voler le nationalisme.
Certains préfèrent s’appeler ̏ patriotes ̋ plutôt que nationalistes. Mais la patrie est la terre des ancêtres. Cela signifie la même chose.
Comme nationalistes israéliens nous devons lutter pour la solidarité de toutes les nations de notre région, et prendre part à la marche vers un ordre mondial où toutes les nations puissent prospérer.
Je conseillerais à toutes nos associations sœurs du monde entier de faire de même, et de briser ainsi la vague sombre qui menace de tous nous submerger.