Le 10 juin, le ministre allemand des Affaires étrangères, Heiko Maas, s’est envolé vers Israël pour une délicate mission diplomatique. Il a averti que l’annexion de la Cisjordanie serait incompatible avec le droit international tout en se donnant beaucoup de mal pour souligner « l’amitié très spéciale » qui unit les deux pays. Il a courtoisement refusé d’évoquer aucune des conséquences possibles.
Ce genre de déclarations schizophréniques faites par de nombreux gouvernements européens révèlent le piège dans lequel se trouvent pris ces pays – déchirés entre leurs intérêts immédiats et la défense du droit international. Le mois dernier, le nouveau gouvernement israélien de coalition s’est trouvé enveloppé dans une touffeur de paroles chaleureuses de la part de l’Allemagne, de l’Autriche et d’autres, avec des promesses d’approfondissement des relations, de coopération future, l’annexion restant remarquablement absente. De quel côté l’Europe va-t-elle se tourner ?
L’annexion de la Cisjordanie n’est pas vraiment une nouveauté mais jusqu’à maintenant, elle restait progressive et ambiguë. Israël pratique l’annexion de facto depuis des décennies, en encourageant les citoyens juifs d’Israël à s’installer dans les colonies qui s’y trouvent. Depuis 2015, Israël a également appliqué ses lois aux colonies sur des questions qui vont de l’électricité à l’aviculture, annonçant le début de l’annexion de jure. Aucun de ces processus n’a eu lieu avec tambours et trompettes.
Résultat, Israël a pu faire avancer ses ambitions territoriales tout en conservant un vernis démocratique et une bienséance diplomatique.
Une annexion officielle sans accorder la citoyenneté aux Palestiniens créerait définitivement un seul espace juridique habité de populations inégales en termes de droits civiques et politiques. En d’autres termes, l’apartheid, selon deux anciens Premiers ministres d’Israël, Ehud Olmert et Ehud Barak.
Au lieu d’un Etat en attente, composé de Gaza et de la Cisjordanie, elle briserait la Cisjordanie en enclaves palestiniennes déconnectées, ponctuées de colonies juives – Gaza étant maintenu à part.
L’annexion sonnerait le glas de la solution à deux Etats et des principes acceptés internationalement, et ferait échouer tout projet de processus de paix négociée – aussi éloigné qu’il puisse être. Une cascade de violations des droits de l’être humain découlerait de cette décision, créant davantage d’expulsions, de déplacements, de confiscations de terre et de violence coloniale.
L’Union Européenne et ses membres ont pesé leur réponse, qui sera discutée le 16 juin par les ministres européens des Affaires étrangères. On pourrait s’attendre à des sanctions conformément à celles imposées à la Russie après son annexion de la Crimée en 2014. Mais il n’y a simplement aucune volonté politique. Les pays européens jouissent de solides liens économiques et sécuritaires avec Israël qu’ils considèrent comme un allié stratégique au Moyen Orient.
L’Europe est par ailleurs profondément inhibée à l’idée de critiquer Israël, conséquence de l’Holocauste et de l’histoire de la persécution antisémite européenne – malaise que Netanyahou a habilement manipulé.
Netanyahou a conquis et divisé l’UE, qui prend ses décisions de politique étrangère par consensus. Il a cultivé des alliances avec certains Etats membres d’Europe centrale et orientale, en particulier la Hongrie. C’est ainsi que les 27 de l’UE se sont retrouvés irrémédiablement divisés sur le dossier Israël-Palestine, comme l’illustrent les déclarations bloquées au Conseil des Affaires Etrangères de l’UE et par les votes divisés à l’Assemblée Générale de l’ONU.
En même temps, l’annexion officielle représente une menace pour les intérêts européens et, dans l’ensemble, les Etats membres le reconnaissent. L’annexion éroderait le droit international et un ordre, établi selon des règles, sur lequel est fondée l’Union Européenne, et elle donnerait le feu vert à l’acquisition du territoire occupé par la force. Elle anéantit aussi la notion de deux Etats, qui a été la doctrine de l’Europe, maintenue grâce à un coût élevé diplomatique et financier.
Elle pourrait aussi avoir de graves conséquences pour la sécurité européenne. Les Etats membres à l’Est craignent que ceci encourage la Russie à faire avancer, à leurs dépens, ses propres ambitions territoriales. Les Européens craignent également que l’annexion puisse déstabiliser le Moyen Orient : le roi Abdallah de Jordanie a prévenu du risque d’un « conflit massif », et le président palestinien Mahmoud Abbas a déjà annoncé la fin de la coordination civile et sécuritaire avec Israël, bien que la menace doive encore se concrétiser complètement.
Le propre organisme de défense d’Israël s’attend à de l’agitation dans le territoire palestinien : l’armée et la police ont déjà constitué un corps commun pour y répondre.
Mais une réaction explosive peut ne pas se produire : après tout, Israël s’entend très bien à étouffer les manifestations palestiniennes, et les voisins arabes d’Israël autrefois hostiles seront réticents à l’idée de rejeter leur relation naissante avec Jérusalem.
Les inquiétudes de l’Europe pour sa propre sécurité, sa stabilité et ses principes signifient que la plupart des Etats membres sont d’accord sur le fait qu’il y aurait des conséquences pour Israël. Le chef de la politique étrangère de l’UE, Josep Borrell, a publié un communiqué s’opposant à l’annexion, qui a reçu le soutien de 25 Etats membres, à l’exception notoire de la Hongrie et de l’Autriche.
Borrell avertit que l’annexion « ne pourrait être adoptée sans contestation ». Cependant, l’UE a de façon répétitive failli à intervenir efficacement dans ce conflit – rappelant inlassablement les principes et les lignes rouges sans jamais vraiment agir pour les protéger. La passivité de l’Europe a permis à Israël de piétiner ces principes mêmes en toute impunité.
A nouveau, l’Europe bégaie, tandis que les Etats membres débattent entre eux. Certains veulent que l’UE explique les conséquences maintenant, tandis que d’autres veulent s’engager dans un long exercice diplomatique avec les Américains sur leur plan de paix, pour gagner du temps, dans l’espoir d’un changement de gouvernement aux Etats Unis ou en Israël.
Les Européens ne devraient pas se laisser entraîner à discuter du plan avec les Américains : agir ainsi le légitimerait et risquerait de redessiner les contours de toute future colonie. Des sanctions de l’UE sont hors de question puisqu’elles requièrent l’unanimité.
Dans un certain sens, la nécessité du consensus pourrait travailler à l’avantage de l’UE : approfondir la relation UE-Israël deviendrait difficile puisque la totalité des 27 doit consentir à de nouveaux accords. L’UE pourrait envisager la suspension de son Accord d’Association avec Israël, qui repose sur le respect du droit international – et qui, en tant qu’accord commercial, n’exigerait pas l’unanimité.
Il y a d’autres mesures que Borrel peut prendre sans consensus. L’UE devrait renforcer sa politique de « différenciation » entre Israël proprement dit et les territoires occupés après 1967, ce qui exclut les colonies des bénéfices de la relation bilatérale UE-Israël.
Ces mesures comportent l’étiquetage de l’origine des produits, l’interdiction de la participation des entités coloniales aux programmes de recherche de l’UE, et l’assurance que les marchandises issues des colonies ne bénéficient pas de traitement préférentiel dans les marchés européens.
L’UE devrait entamer des démarches sérieuses pour parvenir à une réconciliation entre l’AP et le Hamas à Gaza, qui sera vitale pour la démocratie palestinienne.
Borrell doit s’assurer que l’aide européenne à l’AP soit conditionnée sur l’avancée vers la réconciliation avec le Hamas à Gaza, la fin des mesures punitives sur la Bande de Gaza, et un progrès démocratique. Il devrait également pousser au changement de la politique européenne d’absence de contact avec le Hamas : un contact sera essentiel au soutien à la réconciliation et à des élections nationales.
Une annexion officielle plongera les relations entre Israël et l’UE dans une crise existentielle. Si Israël continue sa marche vers l’apartheid, l’UE devra priver sa politique de sa chère solution à deux Etats et l’orienter vers un Etat binational, sans majorité juive.
Que Netanyahou veuille vraiment tester la patience internationale et l’empêtrer dans sa formule gagnante pour une expansion territoriale – le tout pour plaire à l’extrême droite israélienne – reste à voir.
Que l’annexion devienne officielle ou non, les intentions d’Israël ne font aucun doute. L’Europe ne peut plus voiler la conduite d’Israël derrière un brouillage diplomatique. Elle doit agir.
*Beth Oppenheim est directrice des Relations Internationales chez Gisha, ONG israélienne de défense des droits de l’être humain, installée à Tel Aviv. Elle était auparavant Chercheuse associée au Centre pour la Réforme de l’Europe à Londres, où elle s’est concentrée sur la politique de l’UE au Moyen Orient.
Twitter : @BethOppenheim
Traduction : J. Ch. pour l’AFPS