Dans votre article publié par Orient XXI (9 mars [1]) et votre interview dans l’Humanité du 13 avril, vous explorez un sujet peu évoqué malgré son intérêt : les influences du lobby pro-israélien sur le Parlement européen. Peut-on parler d’un Israël-Gate ?
Pas vraiment… On n’a pas découvert comme pour le Qatar ou le Maroc, de mouvements financiers, de la corruption, en tout cas que l’on sache. Mais une grande influence. Et même de façon plus complexe et multiforme, depuis plus longtemps. Ce qui a été relevé par de nombreux sites d’information mais pas par les grands médias.
Quels en sont les différents acteurs ?
Il y en a trois officiels qui organisent des voyages :
L’European Leadership Network (Elnet), bien connu en France, « réunit des dirigeants qui croient en l’importance de relations étroites entre l’Europe et Israël, fondées sur des valeurs démocratiques partagées et des intérêts communs ».
Le Transatlantic Institute, la plus grosse organisation, émanation européenne de l’American Jewish Committee (AJC) se dit « la principale organisation mondiale de défense des droits des Juifs » ; son objectif est de « combattre l’antisémitisme et toutes les formes de haine, renforcer la place d’Israël dans le monde et défendre les valeurs démocratiques » (bis !).
Le B’nai B’rith, la plus vieille organisation juive connue, dit « lutter contre l’antisémitisme, le BDS et la négation de l’Holocauste » tout en « défendant les intérêts d’Israël ».
Depuis 2019, malgré la Covid, chacun de ces acteurs a organisé deux voyages en Israël.
Enfin le 4e acteur, non enregistré au Parlement, la Israel Allies Foundation, une fondation chrétienne évangéliste, a payé un voyage à l’eurodéputé néerlandais (Conservateurs et réformistes européens) Bert-Jan Ruissen.
Quelles sont les techniques d’influence utilisées par le lobby pro-israélien au Parlement européen ?
Variées, convergentes, elles associent toutes les techniques disponibles : groupes d’amitié, groupes d’influence, relations rapprochées, événements organisés au Parlement. Et surtout des voyages en Israël, comme « hameçon », avec pour centre d’intérêt principal la sécurité : visites de la frontière nord, des régions limitrophes de la bande de Gaza, parfois en hélicoptère ; les aspects économiques ne sont pas oubliés : les intérêts des colons, sécuritaires mais aussi économiques. Ainsi la Israel Allies Foundation entend outiller les responsables politiques qui participent à son programme de voyage pour agir contre les législations européennes et états-uniennes sur l’étiquetage des produits des colonies.
Autre outil d’influence utilisé, les groupes d’amitiés se retrouvent aujourd’hui mis en difficulté suite aux Qatargate et Marocgate. Mais le rôle des « délégations » est également à interroger. De nombreux membres de la délégation du Parlement pour les relations avec Israël jouent le rôle de défenseurs des intérêts israéliens au sein de l’UE, au détriment d’une politique basée sur les valeurs, voire les intérêts, de l’UE.
Quels sont les sujets privilégiés par le lobby pro-israélien ?
Ces techniques d’influence convergent vers l’adoption d’interventions, de questions, de propositions de résolutions autour de sujets tels que la sécurité d’Israël, le financement d’organisations palestiniennes qualifiées de « terroristes » par Israël ou encore la lutte contre l’antisémitisme basée sur la définition de l’IHRA, le conditionnement des fonds européens alloués à l’UNRWA ou à l’Autorité palestinienne ; l’adoption de réformes dans les manuels scolaires palestiniens revient aussi régulièrement au Parlement.
Sujet plus inédit, les récents programmes des voyages payés par le lobby à des eurodéputés reprennent pour la plupart une session d’information sur les « Accords d’Abraham », devenus un thème majeur de la diplomatie israélienne. Un des eurodéputés ayant le plus voyagé en Israël entre 2019 et 2023 (trois voyages en quatre ans), le suédois David Lega, est d’ailleurs pressenti pour présider un nouveau réseau des accords d’Abraham, dont il aurait eu l’idée lors d’un de ses voyages…
Concrètement, est-ce que ce lobby a une réelle influence sur les décisions du Parlement ?
Oui, évidemment ! L’illustre bien la différence étonnante, fin 2022, entre la 1re version du projet de résolution sur « la solution à deux États », assez équilibrée, et la version définitive [2], dans laquelle on retrouve les sujets de prédilection du lobby, qui s’en trouve diamétralement opposé à la réalité vécue par les Palestiniens et même en décalage avec les positions officielles de l’UE.
Une remarque pour finir : l’information existe, abondante, sur le lobby pro-israélien, ouverte à tous. Encore faut-il en parler. Un espoir : que les journalistes soient de plus en plus nombreux à traiter d’Israël comme de tout autre pays, en cessant d’avoir peur.
Propos recueillis par Jacques Fröchen