Photo : "Sauvez-nous de ce génocide". Les enfants de Rafah manifestent pour leur vie le 15 février 2024. Ahmad Hassaballah gettyimages.
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Monsieur le Ministre des Affaires étrangères,
Depuis le 29 janvier, la guerre israélienne contre le peuple palestinien de Gaza est entrée dans son 115e jour, avec plus de 27 000 Palestiniens de Gaza tuées et 63 000 blessés. Ce chiffre représente un total de 4 % de la population entière de Gaza. Depuis le 7 octobre 2023, le nombre moyen de civils tués par jour à Gaza dépasse celui de n’importe quel conflit du 21ème siècle, et environ 70 % d’entre eux sont des femmes et des enfants. Depuis le début des attaques, Israël a pris pour cible des zones civiles au point que "aucun endroit de Gaza n’est considéré comme sûr", les camps de réfugiés, les hôpitaux, les écoles et les mosquées étant la cible des bombardements. Plus de 85 % des Palestiniens de Gaza ont été déplacés à l’intérieur du pays et 60 % des logements disponibles à Gaza ont été détruits ou endommagés. Ce siège violent s’inscrit dans un contexte de 57 ans d’occupation militaire des territoires palestiniens et de 17 ans de blocus de la bande de Gaza.
L’Afrique du Sud a engagé, conformément à l’article IX de la convention sur le génocide, une procédure devant la Cour internationale de justice (CIJ) sur la responsabilité d’Israël dans le génocide perpétré contre les Palestiniens de la bande de Gaza. Cette démarche de principe est importante pour l’obligation de rendre des comptes et le rétablissement de l’ordre juridique international. Le 11 janvier, l’équipe juridique sud-africaine a présenté ses arguments devant la CIJ, décrivant comment Israël peut être accusé de manière plausible d’avoir commis les actes proscrits par l’article 2 de la Convention et demandant des mesures préliminaires pour mettre fin au massacre et au déplacement forcé des Palestiniens. Le lendemain, Israël a comparu devant la Cour pour réfuter ces arguments, affirmant que les éléments du crime de génocide n’étaient pas réunis.
Le 26 janvier, la CIJ a rendu un arrêt historique dans lequel elle a jugé plausible qu’Israël soit en train de commettre un génocide à l’encontre du peuple palestinien de Gaza. Les mesures provisoires incluent qu’Israël prendra des mesures pour prévenir les actes génocidaires, qu’Israël empêchera et punira l’incitation à commettre un génocide, qu’Israël assurera la fourniture d’une aide humanitaire immédiate à Gaza et qu’Israël veillera à la préservation des éléments de preuve liés aux allégations de génocide. De plus, il a été ordonné à Israël de rendre compte à la Cour, dans un délai d’un mois, de la mise en œuvre des mesures provisoires.
Bien qu’il s’agisse d’une décision capitale visant à garantir qu’Israël soit tenu de rendre des comptes au niveau international, la réponse de l’UE et de ses États membres n’a pas été satisfaisante. Un nombre insuffisant d’États européens ont déclaré leur intention d’adhérer aux obligations juridiques instituées par les mesures provisoires ou de veiller à ce qu’Israël les applique, bien que la CIJ soit l’un des rares outils crédible, légitime et neutre qui permette d’imposer aux États de respecter leurs obligations internationales et un mécanisme permettant de garantir la prééminence du droit dans les relations internationales.
La réaction européenne a été encore compliquée par la décision de plusieurs États de l’UE de suspendre le versement des fonds destinés à l’UNRWA après les accusations selon lesquelles 12 membres de son personnel auraient pu participer aux attaques du 7 octobre. L’UNRWA est l’une des principales organisations d’aide aux Palestiniens de Gaza, et sa suspension aggrave la crise humanitaire actuelle, où 500 000 Palestiniens risquent de mourir de faim en raison du siège israélien. Dans ce cas, la suppression du financement par les États pourrait être assimilée à une participation à des actes génocidaires, notamment à la "soumission intentionnelle d’un groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle", comme le stipule la Convention sur le génocide.
La comparaison avec le large soutien apporté par les États membres de l’UE aux décisions préliminaires de la CIJ dans le contexte des guerres en Ukraine et au Myanmar n’a pas échappé aux Palestiniens. La différence de traitement entre l’Ukraine et la Palestine a conduit de nombreuses personnes à noter que l’Europe opère clairement une politique de deux poids deux mesures en ce qui concerne l’application de la Convention sur le génocide.
Si les États européens et l’UE continuent d’utiliser si peu ces voies de responsabilisation, ils risquent de s’isoler sur la scène mondiale et de perdre leur position de garants internationaux des droits humains et du droit international. Les États européens doivent se souvenir de leur passé colonial, de ceux qui ont été colonisateurs et de ceux qui ont été colonisés, ainsi que de leur histoire en matière de génocide et de colonialisme de peuplement, réagir en conséquence et veiller à ce que "plus jamais ça" ne reste pas un slogan vide de sens.
L’UE et ses États membres doivent s’assurer qu’Israël se conforme à l’ordonnance de mesures provisoires de la Cour et affirmer publiquement qu’il doit le faire, car elles sont contraignantes en vertu du droit international. Ils doivent également veiller à ce que la responsabilité internationale soit mise en œuvre dans tous les cas où ces mesures sont violées par l’État d’Israël. En outre, l’UE et ses États membres doivent appeler à un cessez-le-feu pour s’assurer qu’aucun acte génocidaire ne puisse être commis par l’État d’Israël et s’assurer qu’ils ne coopèrent pas à des actes génocidaires potentiels en suspendant le commerce d’armes avec Israël. Enfin, comme l’a mentionné la rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les territoires palestiniens occupés, Francesca Albanese, les États européens qui ont suspendu leur financement à l’UNRWA doivent reprendre et augmenter leur financement à l’organisation sous peine d’être complices d’actes génocidaires.
EuroMed Rights et les soussignés estiment qu’il est de la plus haute importance que les États membres de l’UE et l’UE elle-même soutiennent publiquement et garantissent le respect de la décision de la CIJ sur les mesures provisoires dans l’affaire en cours du génocide en Palestine, en réaffirmant le rôle de la Cour en tant que mécanisme neutre, légitime et respecté de responsabilité internationale, et en soumettant des déclarations écrites à la CIJ, en apportant son expertise juridique dans l’interprétation correcte de la convention lorsque l’occasion se présente.
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Signataires :
– Le Centre des femmes pour l’aide juridique et le conseil - WCLAC
– Le Centre de Jérusalem pour l’aide juridique et les droits de l’homme - JLAC
– Organisation palestinienne des droits humains - PHRO
– Organisation féministe Kayan
– Centre palestinien pour les droits de l’homme - PCHR
– Institut international pour l’action non-violente - NOVACT
– Réseau syndical européen pour la justice en Palestine
– Coordination européenne des comités et associations pour la Palestine - ECCP
– Association France Palestine Solidarité - AFPS
– Al-Haq
– EuroMed Rights