Caractérisées par un réveil spectaculaire
de l’opinion publique,
les élections égyptiennes ont
sans surprise reconduit Hosni Moubarak
à la tête de l’Egypte. Outre un mode de
scrutin sur mesure et de multiples irrégularités,
l’inconsistance de ses rivaux
devait permettre au raïs, à la recherche
d’une nouvelle investiture populaire,
apparemment plus réelle qu’antérieurement,
d’affirmer avoir été élu « démocratiquement
». De cette façon, il espérait
mettre un terme aux pressions des
Américains qui lui ont imposé une opération
de maquillage et un zeste de liberté
pour les Egyptiens afin de démontrer
que la « démocratisation » du Moyen-
Orient avance grâce à la thérapie décidée
à Washington. La très faible participation
avouée (23%) a fait échouer ce
projet. Les élections législatives du 17
novembre prochain risquent pourraient
bien d’augmenter encore la mobilisation
contre la politique intérieure et aussi
extérieure - celle-ci conditionnant clairement
celle-là - du pouvoir.
C’est dans ce contexte nouveau que se
situe la mise en oeuvre de la médiation
de l’Egypte, ancienne puissance mandataire,
dans le retrait de Gaza.
L’enjeu de Rafah
Le 28 août en effet, le gouvernement
israélien a voté l’accord signé avec
l’Egypte fixant des modalités d’emploi
de 750 soldats égyptiens qui doivent
patrouiller le trop fameux « couloir de Philadelphie
» pour « empêcher le trafic
d’armes entre l’Egypte et Gaza ».
Cet accord a été souvent présenté comme
portant sur la gestion du transit à la frontière,
ce qui n’est pas exact. Comme l’a
précisé Mahmoud Abbas, le 24 août, au
terme d’une rencontre avec Hosni Moubarak,
cet accord n’a rien à voir avec
les mouvements de marchandises et de
personnes. Or, a continué le président de
l’Autorité palestinienne : « la question
des passages est fondamentale et nous
estimons que de sa solution dépendra
l’existence ou non de Gaza. » Pendant ce
temps, Tel-Aviv reste silencieuse sur la
réouverture de l’aéroport de Dehaniyeh
et sur le lancement des travaux pour un
port, tous deux vitaux pour l’économie
palestinienne. La libération du passage
frontalier de Rafah est fondamentale
pour les Palestiniens. Tant qu’Israël
maintient son contrôle sur les 40 kilomètres
de côtes de Gaza et sur son espace
aérien, le terminal frontalier avec l’Egypte
constitue la seule voie de communication entre Gaza et le monde extérieur. Or,
le gouvernement israélien insiste pour
que l’actuel poste douanier de Rafah
soit déplacé plus au sud, à Kerem Shalom,
en territoire israélien, à la jonction
de l’Egypte, d’Israël et de Gaza. De cette
manière, Tel-Aviv maintiendrait un
« contrôle de sécurité » sur les personnes
pour leur entrée dans la bande de Gaza
et un contrôle douanier sur les produits
à la sortie. Si les Palestiniens refusent,
le gouvernement Sharon menace de suspendre
l’accord avec l’Autorité palestinienne
qui prévoit le transfert aux Palestiniens
du produit des droits de douane
pour les marchandises en transit. Avec
cette « solution », Gaza, même vidé des
colons et des soldats, resterait un territoire
contrôlé par Israël.
Aujourd’hui, l’Autorité palestinienne est
prise entre deux feux : d’un côté le besoin
de garantir la pleine libération de Gaza,
de l’autre le risque de perdre l’accord
douanier avec Israël - c’est-à-dire des
centaines de millions de dollars. Mahmoud
Abbas a proposé à Israël qu’une tierce
partie - Turquie ou Union européenne -
contrôle avec les garde-frontières palestiniens
ceux qui entrent à Gaza. Le gouvernement
Sharon n’a pas encore répondu.
Les Etats-Unis, eux, ont proposé un système
de télésurveillance pour tenir informés
les services de sécurité israéliens
sur l’identité de ceux qui entrent à Gaza...
Au-delà de ces péripéties, on mesure
combien le comportement de l’Egypte
dans sa médiation sera déterminante
pour l’avenir de Gaza. Or, depuis les
accords de Camp David en 1978 et la paix
séparée avec Israël en 1979, on ne peut
pas dire que l’Egypte ait défendu avec
détermination les intérêts nationaux du
peuple palestinien.
Pour mieux comprendre les enjeux
actuels, il faut revenir en arrière en partant
du fait que l’Egypte est le principal
allié arabe des Etats-Unis au Moyen-
Orient, le plus grand bénéficiaire après
Israël des aides américaines et le premier
pays arabe à avoir signé un traité
de paix avec Israël.
- © Khalil Abu Arafeh, Alquds
- Médiation égyptienne.
Moubarak dit (en
arabe) aux deux
Palestiniens : « c’est la
main de Dieu, nous
sommes avec tout le
monde ».
De Camp David 1978 à Camp David 2000 : une alliance militaire de fait
L’année 1973 est à la fois celle de la
guerre d’octobre (dite du Kippour), celle
de la crise pétrolière et celle de l’échec
américain au Vietnam. Après la défaite
au Vietnam, les priorités stratégiques
des Etats-Unis se sont déplacées vers le
Moyen-Orient destiné à devenir le coeur
de la politique étrangère américaine.
Après les accords de Camp David patronnés
par les Etats-Unis, Israël et l’Egypte
sont devenus les principaux destinataires -bien qu’inégaux- de l’aide américaine.
Les « négociations de paix » qui
aboutiront aux accords de Camp David
ont été accompagnées d’engagements
financiers de plus
de cinq milliards
de dollars par an
pour Israël et
l’Egypte (environ
trois pour Israël et
deux pour
l’Egypte), engagements
qui n’ont
pratiquement pas
varié depuis.
Cet afflux de dollars
est à la fois une
aide économique et
plus encore une
aide militaire [1].
Pour les Etats-Unis,
l’enjeu était de
désactiver le conflit
israélo-arabe porteur
à leurs yeux
d’une déstabilisation
régionale dangereuse
car touchant
directement
les « intérêts nationaux
vitaux » américains,
en particulier
l’accès aux énormes réserves de
pétrole du Golfe et le transit de la flotte
par le canal de Suez. En conséquence,
il fallait soutenir fortement Israël contre
les gouvernements nationalistes arabes
radicaux proches de l’URSS et rallier
les Etats arabes « modérés », en particulier
l’Egypte de Sadate et l’Arabie
Saoudite, aux intérêts américains dans
la région. De ce point de vue, l’assistance
américaine pouvait, en permettant
des alliances régionales, faire avancer
ces objectifs et créer les conditions
d’une négociation israélo-arabe pour
des « accords de paix » préservant les
intérêts régionaux américains. Et c’est
ce qui se produisit avec les accords de
Camp David mais au détriment des Palestiniens
dans la mesure où l’Egypte décida
une paix séparée avec Israël sans la
conditionner à la solution politique du
problème palestinien. En dernière analyse,
l’aide américaine a permis de pallier
le coût politique et économique de
la négociation avec Israël
et du lâchage des Palestiniens,
ce qui, pour Sadate,
signifiait casser l’unité
arabe, s’affronter au nationalisme
panarabe et à la
majorité de sa propre opinion
publique.
En réalité, ces accords de
Camp David furent plutôt
une sorte d’alliance militaire
tripartite Etats-Unis-
Egypte-Israël. La suite allait
le démontrer. En 1982, le
front sud (l’Egypte) étant
neutralisé, Israël pourra
attaquer le Liban pour liquider
les structures politicomilitaires
de l’OLP. En
1991, l’Egypte -à l’instar
d’ailleurs de tous les Etats
arabes à l’exception de la
Jordanie- participera à la
guerre américaine contre
l’Irak. Depuis 1980, tous
les deux ans, l’Egypte participe
avec les Etats-Unis
à de grandes manoeuvres navales (Bright Star). Avec
la Turquie et Israël,
l’Egypte est devenue un
pivot de la politique américaine
au Moyen-Orient.
Pendant ce temps se poursuit
l’aide économique et
militaire américaine à Israël
qui n’est pratiquement
jamais - sauf en 1991 pour
la conférence de Madrid
puis en 1992 lorsque
Washington qualifie les colonies d’« obstacles
à la paix » - conçue comme un
moyen de pression pour faire avancer un
vrai processus de paix.
Finalement, on peut dire que cette double
assistance américaine, qui vise au maintien
de l’accord de paix signé avec Israël
en 1979 et à la stabilité du régime égyptien,
a encouragé un processus de militarisation
régionale structurant désormais
l’économie et la politique des deux pays
concernés.
Ce soutien américain a fait d’Israël et de
l’Egypte des pays dépendants dont la viabilité
et la stabilité sont garanties par
l’injection continue de dollars américains.
Inversement, les Etats-Unis savent qu’ils
ne peuvent maintenir la stabilité régionale
conforme à leurs intérêts sans opérer
un flux massif permanent de dollars vers
ces pays. Une double dépendance en
quelque sorte.
C’est dans ce contexte structurel que les
Etats-Unis, Israël et l’Egypte ont abordé
la période post-guerre froide, l’accélération
de la globalisation économique libérale
et le non règlement de la question
palestinienne. Ce fut la conférence de
Madrid et le processus d’Oslo.
La victoire militaire des Etats-Unis dans
la guerre du Golfe de 1991 [2], suivie de la
fin de tout soutien -déjà en déclin- des
pays arabes à la Palestine, va isoler la lutte
palestinienne qui avait, avec la première
Intifada, imposé une négociation politique
avec Israël. Profitant de l’isolement
palestinien, Israël pourra saborder l’application
des engagements d’Oslo en continuant
la colonisation. L’échec d’Oslo et
de Camp David 2000 met fin à toute perspective
proche de règlement politique. La
deuxième Intifada en est la première conséquence.
- © Hassan Bleibel, Almostaqbal
Une nouvelle ère de collaboration avec les Etats-Unis après le 11 septembre 2001
Les attentats du 11 septembre ouvrent
aussi la voie pour les Etats-Unis à l’établissement
d’un contrôle militaire plus
étroit du « Grand Moyen-Orient » et au
renforcement de la pression sur les Etats
arabes pour lutter « contre le terrorisme ».
Et bientôt ils annoncent leur intention
d’« ouvrir la voie vers la démocratie au
Moyen-Orient ». Pour sa part, Israël saisit
cette occasion pour mettre en oeuvre un
plan d’agression préparé de longue date
contre les Palestiniens en le présentant
comme un élément central de la guerre
globale « contre le terrorisme ».
Cette nouvelle configuration pose à
l’Egypte, en particulier, des problèmes
nouveaux. Pour Hosni Moubarak, il ne
pouvait être question ni de soutenir la terrible
répression israélienne, ni de rallier
la nouvelle guerre américaine contre l’Irak,
ni de se voir « imposer de l’extérieur » une
réforme dite démocratique du régime. En
même temps, il lui était impossible de
perdre l’appui des Etats-Unis qui renforcent
leur pression pour accentuer la libéralisation
économique [3] tout en développant
leur coopération économique et leur
coopération militaire [4].
D’où un jeu complexe et prudent de critique
de la politique israélienne avec le
retrait d’Israël de l’ambassadeur égyptien
au début de l’Intifada.
D’où aussi le refus
réitéré d’envoyer des
troupes en Irak. Cela
contribue également à
la volonté manifeste
d’Hosni Moubarak de
maintenir le régime
autocratique tel qu’il est.
Mais, face au durcissement
de la politique
israélienne en Palestine,
à l’incapacité des Etats-Unis de mener
une politique efficace tendant à mettre fin
non seulement à l’occupation du territoire
Palestinien (feuille de route) mais aussi à
celle de l’Irak, face aussi à la montée du
mécontentement populaire interne et à la
montée de l’islamisme en Egypte mais
aussi à Gaza, le pouvoir égyptien, comme
les Etats-Unis, estime la stabilité de la
région, et en particulier celle de l’Egypte,
menacée. Le projet de Sharon de retrait unilatéral
de Gaza sera alors l’occasion d’une
vaste opération diplomatique égyptienne.
Une initiative diplomatique tous azimuts
A partir du dernier trimestre 2004 qui
voit la mort subite du président Arafat, on
assiste à un rapprochement spectaculaire
entre l’Egypte et Israël mais aussi à des
démarches multiples en direction des
Palestiniens [5].
Avec Israël, les négociations ont porté sur
plusieurs points. D’abord sur la libération
de prisonniers (un espion druze israélien
emprisonné en Egypte en échange de plusieurs
étudiants égyptiens détenus en Israël)
mais aussi sur le renforcement des liens
commerciaux (achat de gaz égyptien, touristes
israéliens sur la Mer Rouge...). Mais,
surtout, des discussions se sont engagées
à propos du retrait de Gaza dont les modalités,
que ce soit sur le rôle des policiers
égyptiens ou sur le statut de la frontière entre
Gaza et l’Egypte, ont été l’objet de longues
réunions.
Mais surtout, la signature, le 14 décembre
2004, de l’accord entre l’Egypte et Israël
sur la création d’une « zone industrielle qualifiée » est d’une grande signification. [6] En effet, elle confirme que, sous
le patronage de Washington, les relations
entre Tel-Aviv et le Caire ont atteint
leur niveau le plus élevé depuis la
« paix de Camp David ». D’un double
point de vue. D’abord les trois parties,
confirmant le lien entre économie et stratégie,
ont lié cet accord économique au
« processus de paix au Moyen-Orient »,
mais aussi cet accord montre que les rapports
entre Etats-Unis, Egypte et Israël
n’intègrent plus seulement les dimensions
géopolitiques et géostratégiques
mais aussi géoéconomiques. Après
l’accord de libre-échange avec Israël en
1985, et celui avec la Jordanie en automne
2001 (accord prévoyant déjà la création
de zones industrielles avec Israël), les
Etats-Unis constituent progressivement
avec l’accord du 14 décembre 2004 leur
bloc économique et commercial à l’intérieur
de l’OMC, cherchant ainsi à empêcher
la formation de blocs concurrents
tels le projet Euromed [7]. Il est donc clair
que la création entre l’Egypte et Israël de
zones industrielles pour l’exportation en
duty free vers les Etats-Unis renforce le
rôle régional d’Israël et la présence géostratégique
des Etats-Unis.
Finalement, au fil des mois, l’initiative
diplomatique de l’Egypte s’est faite
plus articulée et aboutit à une série de
demandes et propositions synthétisées
en cinq points :
1/Cessez-le-feu entre Palestiniens et
Israéliens en vertu
duquel l’ANP
s’engage à arrêter les
opérations armées
contre Israël et à
garantir le contrôle à
Gaza et en Cisjordanie.
2/ Bien que ne signant
pas un accord de cessez-
le-feu, Ariel Sharon
s’engage à arrêter
les opérations militaires.
3/ Les Palestiniens
devront choisir librement
leur direction
politique.
4/ Retrait des forces
israéliennes de la bande de Gaza et redéploiement
en Cisjordanie. Les gardefrontières
égyptiens assumeront la responsabilité
de la sécurité de la frontière
égypto-palestino-israélienne (deux contingents
de 800 soldats seront utilisés).
5/ L’Egypte formera les officiers des
nouvelles forces de sécurité palestiniennes.
On connaît la suite : en février 2005,
c’est le sommet de Charm-el-Cheikh
entre Ariel Sharon et Mahmoud Abbas,
en mars l’Egypte nomme un nouvel
ambassadeur à Tel-Aviv. Et c’est bientôt
le retrait de Gaza.
Qui contrôlera Gaza ?
Le départ des colons de Gaza effectué,
l’Egypte s’interroge sur les « bonnes
intentions de Sharon » mais déjà le journal
égyptien Al Akhbar [8] critique fortement
les déclarations d’Israël qui voudrait
troquer le retrait de Gaza contre
l’occupation définitive de la Cisjordanie.
L’éditorial a un titre éloquent :
« Gaza n’est pas l’Etat palestinien ». Le
directeur du second quotidien égyptien
écrit : « Le Premier ministre israélien
annonce que son gouvernement n’acceptera
plus d’autres négociations sur Jérusalem,
sur le retour des réfugiés et sur
l’évacuation des grandes colonies de la
Cisjordanie. Ce raisonnement traduit
une politique israélienne qui voudrait
le retrait de Gaza comme premier et dernier
pas. Si ceci correspondait
vraiment aux
perspectives politiques
dessinées par le gouvernement
israélien,
nous pouvons affirmer
qu’Israël vit une illusion.
Personne au
monde ne considèrera
Israël comme un pays
intéressé à la paix.
Réduire les Palestiniens
dans un grand ghetto
assiégé ne les induira
pas à la résignation et
à la renonciation à leurs
droits nationaux. Le
gouvernement israélien
doit se rappeler que la
stabilité et la sécurité s’atteignent seulement
avec la justice, la légalité et la
paix. »
Puisse le pouvoir égyptien prendre en
compte cet avertissement. Cela suppose
une capacité de résistance à la pression
de « l’ami américain » et de son « petit ami
israélien ». Cela suppose enfin que l’opinion
publique égyptienne se fasse entendre
comme on peut l’espérer après la farce
électorale des présidentielles.
Bernard Ravenel