Beaucoup de gens ont dénoncé Khalida : « Mieux vaut se saisir de la situation avant qu’il ne soit trop tard, Kanaan …Des hommes portent ta fille sur leurs épaules et elle crie des slogans dans les manifestations ! »
Dans la société arabe en général, et dans une ville conservatrice comme Naplouse en particulier, de tels actes peuvent être soumis au contrôle public et une jeune femme portée par des hommes qui ne sont pas des parents proches peut être considérée comme scandaleuse. Le père de Khalida, propriétaire d’un magasin de jouets pour enfants où il gagne de quoi faire vivre sa famille, sa femme et huit enfants, a dû surmonter de tels tabous quand il a été informé de la participation de sa fille à des rassemblements politiques contre l’occupation israélienne.
Khalida est née en février 1963 à Naplouse, connue des habitants sous le nom de Jabal an-Nar, qu’on peut traduire littéralement par « la montagne du feu ». Khalida appartient à la première génération née de réfugiés palestiniens après la Nakba du peuple palestinien en 1948, sa famille étant obligée de s’enfuir de la localité occupée de Bisan.
Khalida est une femme calme et équilibrée. Elle peut être décrite comme radicale dans ses prises de position et perspicace dans ses idées, comme en témoigne sa participation à des domaines et des activités qui répondent aux préoccupations de son peuple.
Elle ne se met pas en colère facilement et répond aux déclarations absurdes et irrationnelles par un sourire et une réponse convaincante.
Khalida n’est pas seulement députée au Conseil Législatif Palestinien (CLP), elle est aussi épouse, mère, camarade, amie et soeur.
Elle est encore « un totem pour ceux qui sont seuls », ainsi que la décrivent les personnes en détresse qui arrivent à son bureau pour demander de l’aide.
Aujourd’hui, Khalida Jarrar est une des personnalités palestiniennes les plus importantes du monde social et politique. Titulaire d’une maîtrise en Démocratie et de Droits Humains, elle a travaillé comme directrice de l’association Addameer de Soutien aux Prisonniers et de défense des Droits de l’Homme de 1994 à 2006.
En 2006, elle a été élue députée au CLP et a été désignée comme responsable de la Commission des prisonniers. Elle a ensuite été désignée Vice-Présidente du Bureau des Directeurs d’Addameer, ainsi que membre de la Haute Commission Nationale responsable du suivi de l’adhésion de la Palestine à la Cour Pénale Internationale.
L’engagement de Khalida pour la Palestine provient de l’amour de sa famille pour son pays, et en particulier de la part de sa mère et de son oncle, Qadri Hannoud, lui-même combattant de la liberté. Qadri est un des fondateurs du Mouvement Nationaliste Arabe, arrêté puis déporté en Jordanie.
Khalida a eu une relation privilégiée avec son oncle ; elle se rappelle des moments passés à ses côtés et notamment la prévenance de celui-ci quand une tasse de thé renversée lui avait brûlé le cou. L’incident et la brûlure sont devenus un symbole irréfutable du lien entre eux, de leur relation étroite et de l’influence qu’il a eu sur elle, au point qu’elle le rejoigne sur sa voie.
Khalida a lutté contre la puissance occupante au cours de la plus grande partie de sa vie. La Journée Internationale des Femmes de 1989 a correspondu à sa première arrestation. Elle en a plus tard raconté les détails : la façon dont elle a d’abord échappé à l’arrestation par un soldat israélien pendant une manifestation, juste avant de voir sa soeur Salam malmenée par un autre soldat. Khalida ne pouvait que tenter de secourir sa soeur. Les trois soeurs finiront par être arrêtées. Alors que le monde entier célébrait la Journée Internationale des Femmes, la famille Ratrout a été confrontée à l’arrestation de trois de ses filles et de deux de ses fils, Khalid et Tareq.
Pour Khalida, ce sera la première expérience d’arrestation, la première d’une longue série car elle devait en connaître une deuxième, une troisième et une quatrième.
Aujourd’hui, Khalida est détenue à la Prison de Damon, autrefois utilisée comme écurie. Elle est détenue, en l’attente de son jugement par un tribunal militaire, depuis la fin d’octobre 2019 quand elle a été arrachée de chez elle, seulement huit mois après sa libération de 20 mois en détention administrative, un emprisonnement sans inculpation ni jugement.
A cette date, les soldats israéliens ont saccagé sa maison (Khalida habite avec son mari, Ghassan Jarrar, et leur fille, Suha, dans une maison proche du Siège de la Sécurité et de la Présidence Palestiniennes, à Al-Bireh, tandis que Yafa, leur aînée, habite hors de la Palestine) avant de l’emmener au Centre de Détention Militaire d’Ofer où elle a été fouillée et interrogée.
Elle a alors été transportée, dans des conditions très difficiles, par le bosta (véhicule destiné au transport des prisonniers politiques) à la Prison de Hasharon. Elle y a passé près de trois jours avant d’être ramenée au centre d’interrogatoire de la Moskobiyeh, où elle a été soumise à des interrogatoires musclés. Elle a été re-transférée une nouvelle fois à la prison de Hasharon, puis à celle de Damon. Tous ces transferts ont été effectués en utilisant le notoirement connu bosta, pendant lesquels on lui a refusé l’accès aux soins et aux installations sanitaires.
Khalida : libre malgré l’enfermement
Les autorités d’occupation ont déposé un acte d’accusation contre Khalida qui lui reproche de détenir une fonction au Front Populaire de Libération de la Palestine, organisation interdite à la suite d’ordres militaires comme tous les principaux partis politiques palestiniens. En outre, selon l’accusation injuste et illégitime, à partir du début de 2014 jusqu’à la date de son arrestation, elle a été responsable des aspects politiques des relations avec les institutions palestiniennes pour le FPLP. En bref, elle a été traînée devant un tribunal militaire pour son activité politique publique.
Il convient de noter que Khalida a été jugée pour l’accusation mentionnée en 2015, ce qui constitue une violation flagrante du principe juridique internationalement établi déclarant que la même personne ne peut pas être jugée deux fois sous le même chef d’accusation.
L’occupant a peur de la pensée
Ainsi que cela a été raconté par Ghassan, le partenaire de vie de Khalida, l’occupant continue de recracher la même excuse pour l’arrestation et la mise en accusation de Khalida, qui, selon eux, appartient à une organisation politique « interdite », le Front Populaire.
Rappelant la procédure de l’audience du tribunal tenue en 2015, Ghassan a déclaré que son avocat était scandalisé par son arrestation en raison de l’absence de toute raison réelle pour sa détention. C’est à ce moment, alors que la défaite de l’accusation était évidente, que le procureur militaire a crié que le danger représenté par Khalida reposait sur l’influence qu’elle exerçait. « Les manoeuvres iniques de l’accusation dont j’ai été témoin ce jour-là confirment que l’occupant craint les idéologies et le simple fait de penser, et le cas de Khalida en est un exemple concret ! », a-t-il expliqué.
Un frisson d’amour et de nostalgie dans la voix, Ghassan continue :
Khalida est fascinante, séduisante et complexe, une femme qui représente tout à la fois la pensée, la passion, l’émotion et la conscience. Elle est une femme politique amoureuse de son pays, elle défend les déshérités et les opprimés. Elle est une personne avisée capable d’évaluer chaque situation. Son bureau est toujours ouvert à tous les citoyens de toutes les factions politiques et de toutes les classes sociales. En même temps, Khalida est belle et bienveillante en tant que mère et en tant qu’épouse. Sa présence nous manque mais nous avons l’impression à tous moments qu’elle est avec nous car elle seule peut maintenir l’unité de cette famille.
Ghassan est indéfectible dans l’expression de son amour pour sa femme. Cela est évident quand il dit : « Khalida est tout pour moi…elle est l’oxygène que je respire ».
Si ce n’était pas pour des émissions de radio… !
« Nous n’avons aucune nouvelle de ma mère en raison de la suspension au début de mars 2020 de toutes les visites et de toutes les audiences des tribunaux. Nous sommes extrêmement inquiets à son sujet, étant donné que les moyens de communication se sont arrêtés sauf pour envoyer nos salutations à sens unique par radio », a déclaré Suha, la fille de Khalida.
De plus, ceci est devenu particulièrement difficile après que les services de renseignement de l’occupant ait pris la décision d’empêcher trois détenues, dont Khalida, de passer des appels téléphoniques à leur famille après que les visites aient été annulées dans le contexte de la pandémie de COVID-19. Ceci a représenté une intensification supplémentaire des mesures punitives contre Khalida et toute sa famille.
Suha continue a exprimer son inquiétude pour sa mère, qui souffre de maladies chroniques, parmi lesquelles un infarctus des tissus cérébraux dû à une hypoglycémie, une coagulation vasculaire et un taux élevé de cholestérol.
Ma maman a besoin de bilans de santé hebdomadaires. Elle a besoin de médicaments anti-coagulants et ceux-ci doivent être surveillés régulièrement puisque une dose trop élevée ou une dose pas assez élevée peut provoquer de graves problèmes : une hémorragie interne ou des caillots de sang qui peuvent provoquer un accident vasculaire cérébral, elle qui a déjà survécu à deux AVC. Nos inquiétudes sont fortes en raison de l’épidémie de coronavirus et de l’information dont nous disposons selon laquelle toutes les consultations médicales ont été suspendues. Nous nous demandons avec mon père, qui souffre terriblement, si elle prend son médicament régulièrement. Si elle a des gants, un masque de protection ou si l’endroit où elle se trouve est stérilisé régulièrement …sachant que la prison de Damon, comme toutes les prisons israéliennes, manque des conditions minimales de salubrité.
Suha continue : « On a beaucoup parlé du fait que les autorités pénitentiaires fournissent de l’eau de Javel en petite quantités, mais disons tout d’abord que la Javel n’est pas un agent de stérilisation sûr. C’est une substance toxique qui irrite la peau et les poumons et peut entraîner une toux continue. Je crains que l’organisme de ma mère ne soit pas en capacité de survivre dans de telles conditions. »
Khalida, une mère de substitution pour 42 prisonnières palestiniennes
Puis Suha se souvient :
Quand j’étais petite, mon père a été arrêté. Il a passé sept ans en détention administrative. J’ai dû apprendre la signification de cette expression à un âge précoce. Ma soeur et moi avons dû écouter pour comprendre ce qui lui arrivait. Il nous était pénible d’apprendre les tortures qu’il subissait. Cela nous affectait directement et, j’en suis sûre, indirectement. Une fois qu’il a été libéré, nous avons pensé que nous étions immunisés contre les arrestations et leurs prolongements, jusqu’à ce que ma mère soit arrêtée.
Son emprisonnement nous pèse lourdement sur le coeur, dans une douleur qui ne ressemble à aucune autre. Je me suis rendue compte que je n’étais pas la femme mûre et solide qui est capable d’absorber la douleur ni cette chercheuse juridique et défenseure internationale qui pensait qu’elle était protégée par un mécanisme de contrôle de la douleur. Je me suis rendue compte que j’étais seulement humaine et que je pouvais être blessée à maintes reprises, particulièrement lorsqu’il s’agit du maintien en détention de ma mère. Toutefois, dans ce mélange d’émotions, je suis réconfortée quand j’entends dire que ma maman est devenue une mère de substitution pour les 42 autres prisonnières politiques qui partagent son sort dans les geôles israéliennes.
Au cours de sa vie, Khalida Jarrar a été harcelée de façon répétée par les forces d’occupation, y compris par un ordre de déplacement forcé à Jéricho (considérée comme zone A selon les accords d’Oslo) avant sa seconde arrestation en 2014. Cette action a été menée au nom d’un dossier secret, le même genre de document des services de renseignement utilisé pour la détention administrative, emprisonnement sans inculpation ni jugement. Khalida et sa famille ont protesté contre cette action en organisant un sit-in 24 heures sur 24 et sept jours sur 7, pendant un mois devant le bâtiment du CLP. L’ordre a été annulé mais Khalida a été attaquée pour cette victoire et de nouveau détenue pendant 15 mois. En outre, Khalida est interdite de voyage depuis 1998 jusqu’à ce jour, en guise de représailles pour sa participation aux réunions préparatoires à Paris de la Déclaration Universelle pour la Protection des Défenseurs des Droits de l’Homme.
Se rappelant ses souvenirs du temps passé avec Khalida, la soeur de Suha, Nihaya, raconte :
Tout ce dont je me souviens c’est que Khalida était toujours soit en train de lire, soit plongée dans un travail et active dans les syndicats d’étudiants bénévole. Dans sa jeunesse, elle s’est toujours intéressée à l’histoire de la Palestine et aux romans en rapport avec celle-ci. »
Sa soeur poursuit : « Khalida est passionnée, généreuse, une dirigeante influente dans sa communauté. Elle a brisé les coutumes de la société et a rejeté nos traditions familiales. Par exemple, quand elle s’est mariée, elle a refusé d’accepter une dot de plus d’un Dinar jordanien, créant ainsi une nouvelle tradition suivie désormais par les autres femmes de la famille. Chaque étape de sa vie est une histoire en elle-même. Elle a toujours instauré une démarche différente, appelant au développement et au progrès même parmi nous. Elle a épousé son ami et compagnon à l’université après avoir vécu une grande histoire d’amour. Leur amour et leur soutien mutuel ont continué et sont restés forts malgré les difficultés de la vie et les multiples arrestations et séparations.
Enfin et surtout, la mère de Khalida, âgée de 80 ans, qui a aussi été une militante dès le plus jeune âge de l’Union des Comités de Femmes Palestiniennes, a exprimé combien elle est fière de Khalida. Elle avoue ouvertement à ses enfants qu’elle est partiale à l’égard de celle-ci : « Il y a Khalida et il y a les autres. Ma fille se réveille chaque matin en croyant qu’elle a quelque chose dans ce monde, et elle cherche ardemment à obtenir cette vision. C’est comme ça que je l’ai élevée et je continuerai à être fière d’elle aussi longtemps que je vivrai. Je lui dis : « Tu nous manques ma chère fille et je veux que tu saches que ton plat favori est sur le fourneau…nous tous attendons ton retour. »
*Hind Shraydeh est une écrivaine de Jérusalem et défenseuse des droits de l’homme. Elle est la femme de Ubai Aboudi, directeur exécutif du Centre Bisan, écrivain et chercheur palestinien, incarcéré abusivement depuis le 13 novembre 2019.
Traduction de Yves Jardin du GT Prisonniers de l’AFPS