La pluie qui est tombée cette semaine est une bénédiction, mais pas aux check-points qu’Israël a établis en Cisjordanie. Jeudi, le point de contrôle de Kalandia [1] n’avait pas l’air si terrible. Il y avait peu de monde, apparemment à cause de la grève décrétée en signe de deuil à Ramallah [2].
La pluie s’est arrêtée vers 11h30 mais il faisait très froid. Les quelques personnes n’ont pas dû attendre trop longtemps le contrôle. C’est seulement vers 12h30, après le changement d’équipe des soldats, qu’un groupe important de gens s’est rassemblé. Ils attendaient, les lèvres frissonnantes, les articulations raides et le nez rouge.
Les gens qui descendaient des taxis se précipitaient au milieu des flaques qui séparent les abords du camp de réfugiés de Kalandia de la zone du point de contrôle, une sorte de construction hybride qui sert à la fois de cage et de point de passage. Il y a des rouleaux de fer barbelé, un drapeau israélien, un toit au-dessus des couloirs d’attente qui sont séparés par des barrières de béton.
Derrière une des barrières de béton surélevée, un groupe de soldats observe les personnes qui viennent de Kalandia, s’assurant que personne n’essaie de se dérober aux files d’attente. Deux ou trois soldats contrôlent deux portails électromagnétiques. Juste derrière eux, il y a deux tourniquets et d’autres couloirs d’attente qui servent à séparer les femmes des hommes les jours où il y a beaucoup de monde [3].
Les couloirs mènent à des soldats positionnés derrière des blocs de béton et des sacs de sable qui vérifient les cartes d’identité. Derrière eux, un toit couvre la file de sortie qui aboutit au haut mur de béton qui s’étend depuis le quartier d’Al-Ram, qui sépare le trottoir et les maisons de Jérusalem annexées en 1967 du trottoir et des maisons considérées comme faisant partie de Cisjordanie, à 20 mètres du côté israélien.
Il y a une coupure de courant, se rappelaient les soldats au check-point les uns aux autres. Un des tourniquets était donc bloqué : les gens qui essayaient de le passer souriaient, embarrassés. Au début ils ne comprenaient pas ce qui se passait- le soldat avait peut-être poussé le bouton qui ferme le tourniquet, il les suspectait peut-être, ou il y avait un moyen de passer sophistiqué qu’ils ignoraient. Heureusement il n’y avait pas grand monde et les gens se dirigèrent immédiatement vers le tourniquet qui fonctionnait. Il ne s’est pas passé ce qui se produit parfois quand des dizaines de personnes s’agglutinent dans les corridors d’attente devant les tourniquets étroits. Quand les tourniquets sont bloqués dans une situation comme celle là, les gens commencent à escalader les clôtures, ils poussent et se bousculent, ils rentent d’échapper à la foule, au temps perdu, aux fusils dirigés vers eux et aux rebuffades de soldates de 19 ans.
Lundi, seulement quelques personnes ont été coincées au check-point : une mère avec son enfant, qui insistait pour lui tenir la main et entrer avec elle entre les barreaux du tourniquet, un vieil homme qui traînait deux lourds sacs (il demanda plus tard à un jeune gars de l’aider à les charger sur son épaule) et un jeune homme volumineux qui portait un sac également volumineux. Les gens apprennent à manœuvrer pour passer le tourniquet.
A 1h15, le ciel s’est couvert et un vent à vous glacer la moelle s’est levé. La pluie a recommencé à tomber à 1h25, les gouttes fouettant tout dans le rayon de 300 à 400 mètres glacés entre taxi et taxi, entre le « territoire de l’Autorité palestinienne » et la « zone C ». Il y avait là des mères dont la robe dégouttait de pluie qui portaient des enfants aux cheveux mouillés et aux lèvres bleuies, des jeunes gens dont les vestes en jean étaient déformées par la pluie, des écoliers qui sautaient entre les flaques, des monceaux de détritus et des monticules de boue. Et pourtant, pour je ne sais quelle raison, tout le monde souriait, riait même. Cela leur rappelait peut-être les flaques de leur enfance.
Mais les soldats, hommes et femmes, faisaient leur travail, l’air sérieux. Les résidents de Jérusalem, qui détiennent des cartes d’identité bleues, sont autorisés à traverser. Egalement les résidents de Cisjordanie qui vivent dans les villages de la région de Ramallah et qui possèdent des cartes d’identité oranges. Les hommes de plus de 35 ans et plus qui ont des cartes d’identité de Hébron, Abu Dis, Naplouse, Jénine ou Bethléem n’ont pas l’autorisation de passer. Des dizaines d’hommes dans ce cas tentèrent leur chance et essayèrent de passer, en appelant au bon cœur des soldats. Quelqu’un inventa une histoire, qu’il était toujours autorisé à passer là, un autre parla de la pluie et un troisième dit avec colère : "vous êtes les occupants de mon pays et vous ne me laissez pas passer". Un quatrième dit qu’il n’avait pas l’argent pour payer le taxi qui ferait un détour de 50 km pour l’amener chez lui.
" Nous appliquons la loi " répondirent les soldats debout devant l’ouverture. L’un parlait avec l’accent israélien, l’autre dans un hébreu aux inflexions russes. " de quelle loi parlez vous ? " demanda en colère un jeune homme de Naplouse, en parfait hébreu.
On aurait pu lui répondre que « loi » n’est pas forcément synonyme de justice et de correction et que les ordres militaires auxquels obéissent les soldats à Kalandia servent un but politique chaque jour plus évident, comme la confection de nouvelles routes et la construction de logements supplémentaires dans les colonies avoisinantes : l’annexion de tout le territoire entre Givat Ze’ev et Betunia, à l’ouest de Ramallah et Maale Addumim et ses satellites à l’est.
Les jeunes soldats à Kalandia qui permettent ou interdisent le passage d’un geste de main sont les outils qui servent une politique d’annexion et de dissection, camouflée sous l’apparence de la sécurité.
Ramallah, 24 Novembre 2004