Voilà un roman qui – ose-t-on lancer dans le pré carré de la rentrée littéraire – n’a pas de prix ! Tant sa puissance à incarner et à éclairer pour le plus grand nombre un des sujets les plus complexes qui soient, l’histoire de la Palestine sur un siècle de déchirements, impressionne durablement. Raconter le monde tel qu’il est et tel qu’il pourrait être à la fois, voilà la prouesse de Metin Arditi dans Rachel et les siens, un livre porté par un personnage de femme inoubliable : Rachel Alkabès.
« Elle était née en Palestine ottomane. Elle avait vécu son adolescence et une partie importante de sa vie d’adulte sous mandat britannique… Lorsque l’État d’Israël s’était constitué, elle avait déjà émigré de Turquie pour la France. » Dramaturge reconnue sur les scènes internationales, la femme forteresse imaginée par Metin Arditi voit le jour à Jaffa. Le livre s’ouvre là, en février 1917, sans prologue ni mise en condition, on monte tout de suite dans le train de la fiction, à même le quotidien d’une maison où cohabitent deux familles : celle de Rachel, fille de juifs d’Orient, et celle de son quasi-frère de lait, Mounir, fils de Palestiniens catholiques. Car ces familles partagent la même cuisine, et la même terre. Car en ce temps oublié, il en fut ainsi.
Théâtre au kibboutz pour l’une, nationalisme palestinien pour l’autre
Mais voilà qu’une troisième protagoniste s’invite, bien malgré elle, dans cet univers harmonieux. Fille d’un immigré ashkénaze, un « Mozkubim », comme les Palestiniens appellent les juifs de Moscou fuyant les pogroms, et dont l’arrivée en nombre en Palestine soulève des inquiétudes. Du jour au lendemain, la petite Ida se retrouve seule au monde, et va être adoptée par les parents de Rachel qui, pour des raisons à découvrir, l’imposent à leur fille comme une « nouvelle sœur ». Rachel, Mounir, Ida, ce trio de pré-adolescents, deux Orientaux et une fille blonde de l’Est, traversés par des sentiments contradictoires, dessine d’emblée la carte d’une terre dont la paix est peu à peu menacée. Mais eux s’apprivoisent. Et quand un peu plus tard, au kibboutz, Rachel jeune fille découvre passionnément le théâtre, elle se voit déjà écrire des pièces dont Ida interpréterait le premier rôle. De son côté, Mounir, lui, a choisi de s’engager pour le nationalisme palestinien.
Et de 1917 au début des années 1980, sur cinq cents pages que l’on dévore, cette saga palpitante fait vivre les données historiques dans la chair même des personnages. Leurs amours vont contre les convictions, leurs familles sont déchirées de l’intérieur par une succession de situations plus romanesques les unes que les autres, et toujours instructives tant le souci de faire comprendre, et ce, jusqu’à la moindre clé didactique, anime l’écrivain.
Metin Arditi accomplit un tour de force en embrassant la complexité d’une histoire toujours actuelle, dans laquelle il s’est lui-même engagé, originaire d’une famille juive d’Ankara, grandi en Suisse où il vit toujours, ambassadeur de bonne volonté de l’Unesco, mais déjà, depuis 2008, créateur avec son ami palestinien Elias Sanbar de la fondation des Instruments de la paix, œuvrant pour l’éducation musicale des enfants des deux peuples.
Rachel et les siens dit, plus que tout autre, et de l’intérieur, la place que l’auteur du Turquetto accorde à la création, à la fiction, à l’art, pour faire dialoguer les hommes. Son roman, qui n’expurge aucune souffrance et observe sans attendrissement ce que l’idéalisme peut avoir de naïveté, avance néanmoins, battant et porteur d’un regard porté toujours au-delà, au loin, pour espérer, comme Martin Buber, à qui il dédie son livre, le rapprochement judéo-arabe en terre de Palestine. Du théâtre de Rachel, l’un des personnages dit « qu’il en émane une fraternité, une spiritualité » qui le bouleversent. C’est ce qui nous bouleverse aussi dans ce livre phénix. Renaissant toujours, comme son inoubliable héroïne, de ses cendres.
Rachel et les siens, de Metin Arditi (Grasset, 512 p., 24 €).