« Joha occupe une place à
part dans la culture populaire.
C’est l’idiot-intelligent
qui incarne la sagesse, combat l’autorité
par l’humour et défend la vie en
affectant la stupidité. Son histoire, dont
l’origine serait turque, a incarné la relation
de l’individu à l’autorité lors du
pouvoir des Janissaires. A cette
époque, l’individu ne jouissait d’aucun
droit car la notion de citoyen n’était
pas encore née. Ce n’était qu’une
simple victime des puissants. L’émergence
de ce personnage narquois aux
histoires sans fin nous dit que le conte
ironique est un moyen de résistance
parmi d’autres et que raconter peut
être une façon de continuer à vivre. Je
ne sais pas pour quelle raison la littérature
arabe ne s’est pas sérieusement
penchée sur cette personnalité
extraordinaire.
En effet, non seulement les histoires
de Joha se prêtent à des interprétations
multiples, mais elles invitent également
le lecteur à enrichir à sa guise
cet intarissable réservoir oral. Avec le
personnage de Saïd le peptimiste,
Emile Habibi a su retrouvé l’ambiance
de Joha. Bien plus, il a su inventer un
Joha adapté au temps de la Nakba et
son roman est un cri de protestation
qui allie l’humour noir à la profondeur
tragique.
Mais ce Joha populaire, qui se moque
aussi bien de lui-même que du pouvoir,
qui est la synthèse entre une
extrême sagesse et une extrême
connaissance, celui dont la plaisanterie
provoque aussi bien l’éclat de
rire que la réflexion, ce Joha-là a cédé
la place, dans la culture populaire
arabe, à des personnages qui n‚ont
pas sa profondeur tragique et restent
à la surface des choses, tel Abou Abd
le Beyrouthin, devenu, aux temps de
l’occupation israélienne et de la domination syrienne, un moyen de se moquer
de soi-même.
Mais Joha demeure parmi nous même
si nous ne lui attribuons aucune place
dans notre littérature moderne, incarnant
la capacité du conte à défendre la
vie et à ruser avec la mort. Il est un étonnant
mélange d’excentricité, d’intelligence,
de naïveté et d’ironie. Il permet
au pauvre de résister au puissant et à
l’homme de déconsidérer l’autorité. L’histoire
de « Joha et le juge » en est le
meilleur exemple : elle montre à quel
point Joha se moque de la justice au
temps du despotisme et de l’effondrement
des valeurs.
On raconte que Joha prit la place du
juge afin de trancher dans un conflit
entre un homme et sa femme. Il écouta
tout d’abord la plainte de l’épouse, souvent
frappée et humiliée par son mari,
sans raison. Et Joha de donner raison
à l’épouse. Il écouta ensuite le mari qui
se plaignait de sa femme qui lui désobéissait
et ne s’occupait pas de ses
enfants. Et Joha de donner raison au
mari également. Là surgit un homme de
l’assistance pour dire au juge qu’il n’était
pas logique que les deux pussent avoir
raison, sinon la justice n‚aurait plus aucun
sens. Joha le juge resta perplexe ne
sachant quoi dire. Puis il trouva la réponse
adéquate ; il se tourna alors vers celui
qui l’avait interpellé : « Et toi aussi tu as
raison » lui dit-il, avant de quitter le tribunal.
Les réponses à la Joha surgissent toujours
ainsi. Il déploie des trésors d’ingéniosité
pour faire passer l’ironie du
« petit » à l’endroit de l’autorité, transformant
ainsi le tragique en comique et
brandissant l’arme du conte contre l’arme
de la peur. C’est pourquoi les oeuvres de
Joha n’existent pas, pas plus que Joha
lui-même d’ailleurs. Les gens ont crée
une oeuvre collective, un personnage
populaire et des contes s’enchaînant à
l’infini.
C’est tout naturellement que les pauvres
et les persécutés éprouvent de la sympathie
envers Joha et intègrent ses histoires
dans un processus psychique de
compensation que la littérature populaire
élabore. Mais que l’occupant, le
puissant et l’arrogant viennent à se reconnaître
en Joha... Voilà qui ne peut arriver
qu’en Israël.
En effet, avec cette réappropriation forcée
de Joha - qui ressemble plutôt à
une plaisanterie usée - les Israéliens
essaient encore et encore de faire passer
en douce l’idée que ce sont eux les
victimes. Après avoir volé les falâfels,
le taboulé et le homos, ils se mettent à
faire les Joha avec cette plaisanterie
éculée concoctée par le gouvernement
israélien en accord avec des rabbins,
en nous refaisant le coup du « clou de
Joha » à Gaza après leur déroute pour
montrer que les Palestiniens profanent
les lieux de culte juifs « épargnés » par
l’armée israélienne de la grande destruction
entreprise dans les colonies de
Gaza !
Ce qui est extraordinaire dans cette histoire,
c’est que la synagogue avait été
vidée de ses objets de culte, c‚est-à-dire
des ustensiles et des livres sacrés, et
que la cour suprême d’Israël avait décidé
sa destruction. Malgré cela, le gouvernement
a décidé de ne pas la détruire
pour que les Israéliens puissent faire
croire que les Palestiniens profanent
leurs lieux sacrés. Selon cette logique,
il n’y aurait par conséquent aucune différence
entre le bourreau et la victime
et les synagogues des colonies de Gaza
seraient mises sur le même plan que
les centaines de mosquées et d’églises
que les Israéliens avaient détruites en
1948 ou transformées en étables et en
bars.
Cette fantaisie israélienne digne de Joha
montre surtout l’effondrement de la politique
israélienne devant le fondamentalisme
qui envahit la société et le chantage
que pratiquent les religieux au soir
des élections israéliennes.
« Le clou de Joha » avec lequel les Israéliens
essaient dangereusement de jouer
à Gaza qui, malgré le retrait, demeure
sous occupation effective, est rouillé et
ne tient plus. On ne peut pas déclarer
sacrés des bâtiments de colons, construits
sur des terres confisquées ; on ne peut
non plus faire de l’expulsion des colons
et des occupants de Gaza un drame
humain, lequel drame est devenu un
téléfilm, long et ennuyeux.
Cette mascarade médiatique est pathétique,
car ceux qui ont ouvert des sépultures
pour emporter leurs morts avec
eux n’ont pas le droit de jouer avec cette
histoire de synagogue, qui plus est complètement
vide.
Telle est l’erreur de Sharon. Pour être juste
avec l’histoire, il faut dire que cet homme
a provoqué un revirement dramatique
en Israël. C’est avec lui qu’avaient commencé
les crimes publics après lesquels
on allait rapidement découvrir ceux commis
en secret, de Qana à Sabra et Chatila,
et de Jénine à la synagogue de
Gaza.
Mais pourquoi, à la fin de sa vie, le général
cherche-t-il à se mettre dans les habits
de Joha ? Cherche-t-il à nous faire rire ?
Ou cherche-t-il à montrer que les généraux
israéliens, à court de ruses, se sont
mis à faire le Joha, convaincus que le
« le clou de Joha » peut être utilisé par
d’autres que les pauvres qui l’ont
fabriqué ? »
© Article publié dans
Al-Quds Al-Arabi (quotidien arabe
publié à Londres), le mardi 13
septembre 2005