Walid écrit, comme d’autres dessinent, brodent, ou étudient. Nombreux sont les prisonniers détenus dans les prisons israéliennes qui cherchent à s’exprimer. Nous souhaitons, en traduisant ces écrits, vous faire aimer ces prisonniers, tous ces prisonniers, et vous faire ressentir leur profonde humanité.
"A mon cher frère, Abu ’Umar,
Aujourd’hui, le 25 mars, c’est le premier jour de mes 20 ans de prison.
Ce jour est aussi l’anniversaire d’un des camarades qui achève ses 20
ans. A cette "occasion", je me suis souvenu de la date de mon
arrestation et de l’anniversaire du camarade. Je me suis aussi demandé
qu’elle est l’âge de Lina, aujourd’hui, qui est devenue mère de deux
enfants ? Quel est l’âge de Najla’, mère de trois enfants, de Ubayda
qui est parti étudier aux Etats-Unis sans que je ne lui fasse mes
adieux, au moment où il a dit adieu à son adolescence...?
Quel âge ont
mes neveux, les fils de mes soeurs et de mes frères, que j’ai laissés
encore enfants le jour de mon arrestation, ou qui sont nés quelques
années après mon arrestation ? Quel âge ont mes frères, "les enfants",
qui se sont mariés et sont devenus pères ?
Je n’avais jamais posé ces questions avant, le temps qui s’écoule ne
m’intéressait pas, dans le sens large du terme "temps", ce qui
m’intéressait plutôt c’étaient les minutes qui passaient rapidement au
moment de la visite des parents, de la courte visite qui ne suffisait
pas à mes questions, inscrites sur la paume de ma main, avec les
remarques et les tâches que Sana’ devait accomplir, et pour lesquelles
elle devait consacrer une énergie spéciale, non pour les exécuter, mais
aussi pour se les rappeler.
Il nous est interdit d’utiliser le crayon et le papier au cours des
visites, il ne reste que la mémoire, notre unique moyen pour nous
rappeler. J’oublie alors d’observer les rides qui commencent à creuser
le visage de ma mère, depuis quelques années, j’oublie d’observer ses
cheveux qu’elle commence à teindre de henné pour me masquer leur
blancheur, afin que je ne lui demande pas son âge réel...
Son âge réel ? Je ne sais pas quel âge a ma mère... Elle a deux âges,
l’âge du temps que je ne connais pas et l’âge de la détention, disons
que son âge parallèle est de 19 ans.
Je vous écris du temps parallèle, et dans ce temps parallèle, le lieu
est immobile. Nous n’utilisons pas les mêmes unités que votre temps
ordinaire, qui sont les minutes... les heures. Sauf lorsque les lignes
de notre temps et du vôtre se rencontrent au guichet des visites, nous
nous contraignons à prendre en compte ces formules temporelles. C’est
en tout cas la seule chose qui n’a pas changé dans votre temps dont
nous nous souvenons de la manière d’utiliser.
J’ai appris par les jeunes de l’Intifada, qui arrivent, et même, on me
l’a dit personnellement, que plusieurs choses ont changé dans votre
temps. Le téléphone n’a plus de cadran avec les numéros, il fonctionne
maintenant sans écouteur, et avec une carte.. que les pneus des
voitures n’ont plus de chambre à air à l’intérieur.
Le système du nouveau pneu m’a plu, il comporte une matière qui colmate
directement les trous et empêche le passage de l’air. Il m’a plu car il
ressemble au prisonnier, qui résiste aux "clous" des geôliers par un
pneu nouveau modèle, le système sans chambre à air. En général, il n’a
pas d’issue sauf s’il utilise ce système auto-réparateur, après avoir
découvert que notre "conducteur" ou nos "conducteurs" n’ont laissé
aucun clou sans l’écraser. Il n’ont laissé aucun fossé sans nous y
jeter, pensant qu’ainsi, ils raccourcissaient la route, limitant la
distance et l’effort. Nos conducteurs ne sont pas seulement imprudents,
mais ils utilisent, en toute simplicité, ce genre de pneus, comme s’il
ne s’agissait pas de pneus en chair et en sang, ou qu’ils n’ont pas
d’objectifs et de buts.. jusqu’à ce qu’on devienne une
monnaie d’échange au marché, le marché des transactions politiques.
Prends un pneu et donne-moi un peu de cette voiture. Mais quelle est la
valeur des pneus sans la voiture ?
Je souhaite que la direction palestinienne et arabe s’améliore, je
souhaite que nos peuples et leurs forces politiques utilisent ce
système auto réformateur de l’intérieur, sans faire appel aux "semeurs
de clous" américains et autres qui sèment aujourd’hui la corruption au
Liban.
Et s’il faut parler politique, même si je m’étais décidé à ne pas
aborder la politique aujourd’hui, nous sommes dans le temps parallèle
où nous vous voyons sans que vous nous voyez, où nous vous écoutez,
mais vous non, comme si une barrière vitrée se dressait entre nous,
teintée de noir de votre côté, comme les vitres des voitures des
personnalités importantes, à tel point que certains parmi nous se
comportent tels des orgueilleux, comme s’ils étaient des personnalités
importantes. Ils nous ont convaincus que nous le sommes devenus.
Pourquoi pas ?! Le "prestige" du lieu l’exige... dans le monde en
entier, il y a des Etats, et des gouvernements qui ont des prisonniers,
mais nous, prisonniers, avons un ministère dans un gouvernement qui n’a
pas d’Etat...
Nous sommes, pour ceux qui ne connaissent pas le temps parallèle,
enfermés avant la fin de la guerre froide et la chute de l’Union
soviétique et le camp socialiste... Nous sommes là avant la chute du
mur de Berlin, la première guerre du Golfe, la seconde et la
troisième.. avant Madrid et Oslo, avant le déclenchement de la première
et de la deuxième Intifada(s), nous avons, dans le temps parallèle,
l’âge de cette révolution et nous précédons la naissance de certaines
de ses organisations, (nous précédons) les chaînes satellites arabes,
la diffusion de la culture du hamburger dans nos capitales.. (nous
précédons) l’invention du portable, la diffusion des systèmes de
communication moderne et de l’internet.. nous sommes une partie de
l’histoire, et l’histoire, tel qu’il est connu, est un état et un acte
passé achevé, mais nous sommes, nous, un passé continu inachevé...
De
ce passé, nous nous adressons à vous dans le présent afin qu’il ne soit
pas votre avenir...
J’ai dit que notre temps, ici, n’est pas le vôtre. Le temps pour nous
ne se déplace pas sur un axe constitué d’un passé, d’un présent et d’un
futur. Notre temps qui passe dans l’immobilité du lieu a supprimé de
notre langage les conceptions ordinaires du temps et du lieu, ou
disons, qu’il les a brouillés selon votre critères. Lorsque nous ne
demandons pas.. quand.. et où, nous allons nous rencontrer, par
exemple, nous nous sommes rencontrés et nous nous rencontrons au même
endroit.
Nous marchons ici avec souplesse, nous allons et venons, sur l’axe du
passé et du présent, et tout instant après l’instant présent est un
avenir inconnu avec lequel nous ne pouvons plus nous comporter. Nous
n’avons aucun contrôle sur notre avenir. Notre situation ressemble
tellement à celle des peuples arabes !! avec une différence
fondamentale, cependant : notre occupation est étrangère et leur
geôlier est arabe, ici nous sommes en prison car nous recherchons
l’avenir, et là-bas, l’avenir a été enterré vivant...
Dans notre temps parallèle, la plupart n’ont pas répondu à cette
question posée d’habitude aux enfants : lorsque tu seras grand, que
vas-tu faire ? Que vas-tu devenir ? Moi, jusqu’à présent, à l’âge de 44
ans, je ne sais pas ce que je vais devenir et ce que je vais faire !!
Si le temps en tant que concept est concomittant à la matière dont il
est la partie mobile, le lieu constituant son immobilité, nous, dans le
temps parallèle, nous sommes devenus les représentants de ces unités
temporelles... Nous sommes le temps qui se bat avec le lieu, et qui est
en contradiction interne avec lui.. Nous sommes devenus des unités de
notre temps. Nous sommes définis comme des points sur l’axe du temps,
avec l’arrestation d’un tel, l’arrivée en prison ou la libération d’un
autre..
Ce sont des petits événements temporels importants dans notre vie dans
le temps parallèle. Nous savons comment déterminer l’heure, le jour, la
date, selon vos unités temporelles, mais ce sont des unités non
utilisées. Ce qui est utilisé par contre, c’est l’événement de
l’arrivée d’un tel, ou alors avant ou après la libération d’un tel.
Parce que nous ne savons pas quand sera arrêté un tel ou transféré
un tel d’une prison à une autre. Nous n’avons rien pour déterminer un
événement dans le futur sur l’axe du temps, nous utilisons vos unités
temporelles pour parler de l’avenir. Votre temps est le temps réel...
Votre temps est le temps de l’avenir.
Dans le temps parallèle, et dans la relation dialectique entre nous et
le lieu, nous développons des relations étranges avec les choses, que
ne peuvent comprendre que ceux qui sont prisonniers dans le temps
parallèle. Comment comprendre la relation affective qui relie un
prisonnier à une "chemise", qui fut la dernière à être portée avant son
arrestation ? Comment expliquer notre relation profonde avec des choses
précises dont la perte peut mener à la tristesse ou même aux larmes,
parfois.. Des choses, comme un briquet précis, ou un paquet précis de
cigarettes peuvent prendre une importance affective démesurée parce
qu’ils étaient les derniers objets possédés dans "le futur", comme
s’ils étaient une affirmation de soi, qu’un jour nous serons hors de ce
temps parallèle. Ils sont la preuve de notre appartenance à votre
temps...
Ces choses ne sont pas des produits de consommation que nous jetons aux
poubelles après l’usage. Ils représentent la paille pour le noyé dans
la mer du temps parallèle, ils deviennent plus que des objets.
En 1996, j’ai entendu le klaxon d’une voiture Subaru, pour la première
fois depuis dix ans. J’ai pleuré. Dans notre temps, le klaxon a une
utilisation autre que d’alerter le passant. Dans notre temps, le klaxon
suscite les plus profonds sentiments humains.
Dans notre relation au lieu, les gens du temps parallèle développent
une relation non moins étrange avec les choses. Ici, tu développes une
relation spéciale avec des taches sur les murs de ta cellule faites par
de l’eau suintante et l’humidité, ou tu développes une relation avec un
trou dans le mur ou une fente dans la porte. Qui peut comprendre ce
dialogue empreint de réactions, de sentiments, d’interruptions, de
descriptions, comme s’il s’agissait d’un discours à propos du paradis
et de sa porte, et non à propos d’une cellule et de ses trous.
"Le premier prisonnier : Il n’y a rien de mieux que la section quatre..
Ah !! Pourvu qu’Allah entretienne les jours passés dans la section
quatre.
Le second prisonnier : C’est vrai, la meilleure chose dans la section
quatre, c’est la cellule 7.
Le premier, soufflant tout l’air de ses poumons en signe de regret de
ces jours, l’interrompt : Je sais, je sais, je sais ce que tu vas
dire.. Dans cette cellule, tu entends, exactement, le levée du jour,
les bruits des voitures sur la route rapide.
Le second, l’interrompant : Mais pas seulement cela, tu connais la
porte de la cellule ? la porte de la cellule !!! entre la porte et le
mur, aux intersections, il y a une large fente, de deux cms, tu peux
voir à travers, même si tu es assis sur ton lit, tu vois jusqu’au bout..
Le premier : Mon vieux, à quoi ça sert de parler ? La meilleure chose,
c’est la section 4. Que les rêves sont simples, que l’humain est
grandiose, que le lieu est étroit, que l’idée est immense..."
Je n’avais pas prévu d’écrire en ce jour, ni sur le temps ni sur le
lieu, ni sur notre temps parallèle ni sur toute chose, ni sur la
politique, ni sur la philosophie.
J’avais une envie d’écrire sur ce qui
me tracasse, sur ce que j’aime et déteste, mais mon écriture imprévue
ressemble à ma vie imprévue...
Je reconnais n’avoir rien prévu, ni
d’être un militant, ni d’être membre d’une organisation, ou d’un parti,
ni de m’intéresser à la politique, non pas parce que tout cela est une
erreur, non que la politique soit une chose blamâble ou détestable
comme certains veulent la considérer, mais parce que pour moi, elle
représentait des sujets importants et complexes.
Je ne suis pas un militant ou un politique par intention et insistance.
J’aurais pu, en toute simplicité, poursuivre ma vie en tant
qu’ouvrier-peintre, en tant que garagiste, comme je l’étais lors de mon
arrestation... J’aurais pu me marier précocement avec une de mes
proches, comme le font beaucoup, et qu’elle me donne de 7 à 10 enfants,
j’aurais pu acheter un camion, comprendre le commerce de voitures, les
cours des monnaies, tout cela était possible, jusqu’à ce que
j’aperçoive les horreurs de la guerre au Liban, et les massacres, de
Sabra et Chatila, notamment, qui ont suivi. Je fus choqué et abasourdi.
Cesser d’être choqué et abasourdi, cesser de ressentir la tristesse des
gens.. tous les gens, se résigner face aux horreurs, toutes les
horreurs. Ce fut mon obsession quotidienne, le critère de ma résistance
et de ma persévérance. Ressentir les gens, la douleur de l’humanité
demeure la substance de la civilisation. La substance de l’être humain
mental est la volonté, sa substance corporelle est l’action, sa
substance spirituelle est la sensation. Ressentir les gens, ressentir
la douleur de l’humanité est la substance de la civilisation humaine.
C’est précisément cette substance qui est visée dans la vie du
prisonnier, tout au long des heures, des jours et des années. Tu n’es
pas d’abord visé en tant qu’être politique, tu n’es pas visé en tant
qu’être religieux ou consommateur, privé des jouissances de la vie
matérielle. Tu peux adopter n’importe quelle conviction politique, tu
peux pratiquer tes rites religieux, et tu peux satisfaire beaucoup de
tes besoins de consommation, mais il reste que, en premier lieu, ce qui
est visé, c’est ton être social et l’humain qui est en toi...
Ce qui est visé, c’est toute relation vers ce qui est extérieur à toi,
toute relation que tu peux entretenir avec les humains et la nature, y
compris ta relation avec le geôlier, en tant qu’être humain... Ils font
tout pour nous pousser à les détester... Ce qui est visé c’est l’amour,
ton goût pour la beauté et l’être humain.
Je reconnais, après vingt ans de détention, que je ne sais pas haïr, ni
être grossier ou brutal, que la vie en prison peut nous imposer à
l’être..
Je reconnais aujourd’hui que je peux, que je sais être heureux
pour les choses les plus simples, comme un enfant. Je suis rempli de
joie pour un encouragement, une félicitation, ou un mot gentil. Je
reconnais que mon coeur bat pour une rose aperçue à la télévision, pour
un paysage naturel, pour la mer.. Je reconnais que je suis heureux
malgré tout.
Je ne porte aucune envie envers une jouissance quelconque dans la vie,
sinon pour deux scènes... les enfants.. les ouvriers. Voir les
enfants se rendre, de tous les côtés du village à leurs écoles, le
matin, et voir les ouvriers tôt le matin, sortant de toutes les ruelles
et les quartiers, dans une matinée d’hiver, brumeuse et froide, et se
diriger vers le centre ville, se préparant à aller vers leurs lieux de
travail.
Je reconnais aujourd’hui, que toutes ces sensations, tout cet amour
n’aurait pu demeurer sans l’amour de ma mère Farida, de mon épouse
Sana’ et de mon frère Husni, sans le soutien de tous les parents, sans
l’entourage des amis et des êtres chers, pour moi et pour eux.
Je reconnais être encore un être humain, empoignant son amour
fermement, comme s’il était une braise. Je resterai debout par cet
amour, je vous aimerai toujours, l’amour est ma victoire modeste et
unique sur mon geôlier.
Avec mes salutations... "Milad"."