Photo : Les enfants blessés arrivent à l’hôpital indonésien dans le nord de Gaza, 27 octobre 2023 © Al-Jarmaq News
Le soir du 23 mars [2024], Dr Feroze Sidhwa, chirurgien traumatologue et en soins intensifs, récemment arrivé à Gaza depuis la Californie comme médecin bénévole, se rendait au service de chirurgie de l’Hôpital Nasser lorsqu’une frappe aérienne israélienne l’a ravagé. L’armée israélienne a déclaré que la frappe visait un haut responsable de Hamas. Cependant, le bombardement a également tué un adolescent de 16 ans et blessé plusieurs autres patients.
L’adolescent tué, prénommé Ibrahim, était le patient de Dr Feroze. « Ibrahim était censé rentrer chez lui aujourd’hui », a-t-il déclaré lors de notre entretien le lendemain du bombardement. Il ajouté qu’il avait des blessures au côlon distal que nous avons réparées, mais comme elles étaient assez destructrices, nous lui avons pratiqué une colostomie protectrice. Il était en convalescence dans le service et se portait bien. Je ne m’attendais pas à ce qu’un patient soit tué dans son lit d’hôpital.
« Si je n’avais pas été appelé au Service de soins intensifs en ce moment-là, j’aurais probablement été tué aux côtés d’Ibrahim », a-t-il poursuivi. En réponse à l’affirmation selon laquelle la frappe aérienne visait un dirigeant du Hamas, il a ajouté : « C’est l’un des aspects les plus précieux du droit humanitaire : lorsqu’une personne est blessée, ne participant pas aux combats et qui est soignée par un médecin, elle est une personne protégée ».
J’ai rencontré Dr Feroze pour la première fois en octobre dernier, lorsqu’il a adressé, avec près de 100 autres membres du personnel médical états-unien, une lettre ouverte aux anciens président et vice-présidente des États-Unis détaillant ce qu’ils avaient vu lors de leur mission de bénévolat dans les hôpitaux de Gaza et appelant à la fin de la guerre et des livraisons d’armes à Israël. Trois semaines plus tard, je faisais partie d’un groupe de plus de 100 membres du personnel médical israélien qui ont signé une autre lettre ouverte au président Biden et à la vice-présidente Harris en solidarité avec ces médecins états-uniens. Depuis, Dr Feroze et moi avons poursuivi notre collaboration.
De retour chez lui après sa première mission de bénévolat à l’hôpital européen de Gaza en mars-avril 2024, il n’a presque pas repris son souffle. Chaque fois que j’essayais de le joindre – pour une conversation Zoom ou pour donner une conférence lors de la récente conférence du personnel médical israélien contre la guerre – il était occupé à Washington avec un comité politique entre autres, ce qu’il réussissait tant bien que mal à intégrer à d’innombrables interviews, webinaires et articles. En mars dernier, il est retourné à Gaza pour une deuxième mission de bénévolat.
Cette fois, au sein d’une équipe de MedGlobal, Il a pris ses quartiers au service de chirurgie du Complexe médical Nasser, à Khan Younis, dans le sud de la bande de Gaza. Avec 450 à 500 lits, Ce complexe est actuellement le plus grand hôpital en activité du sud de Gaza. L’armée israélienne a attaqué le complexe à plusieurs reprises depuis le 7 octobre ; après un siège d’un mois qui a culminé avec l’arrestation de 70 membres du personnel en février 2024, l’hôpital a été déclaré inopérant, mais il a depuis pu recouvrer une partie de ses capacités.
Malgré les conditions extrêmement difficiles depuis la rupture du cessez-le-feu par Israël le mois dernier, Dr Feroze décrit son premier séjour il y a un an comme encore plus difficile que le plus récent, qui s’est terminé le 2 avril. « La dernière fois, nous sommes arrivés à l’Hôpital européen au moment même où la bataille de Khan Younis faisait rage ; il n’y a jamais eu un instant sans bombardements », a-t-il expliqué. Ce n’est que le 1er avril [2024], jour de la tuerie de World Central Kitchen [lorsque des drones israéliens ont attaqué un convoi humanitaire, tuant sept travailleurs], que les drones ont cessé de bourdonner, mais ce n’était que pendant 12 heures. J’imagine qu’ils ne voulaient pas d’autre mauvaise presse [ce jour-là].
De plus, contrairement à l’Hôpital européen il y a un an, l’Hôpital Nasser ne fait pas actuellement office de camp de personnes déplacées. « On ne pouvait pas fonctionner car des femmes coupaient et égouttaient les légumes dans l’évier du Service des soins intensifs ; c’était complètement ridicule », a déclaré Dr Feroze. « Il y a beaucoup plus de personnel et beaucoup plus de personnes qui parlent anglais. Alors que la dernière fois, je n’avais jamais opéré avec un autre chirurgien, cette fois-ci, il y a un chirurgien palestinien dans chaque salle d’opération. L’hôpital n’a pas été bombardé la dernière fois, donc je suppose que c’est différent ».
Dr Feroze connaît bien les zones de conflit et de catastrophe, ayant déjà été bénévole en Ukraine, en Haïti et au Zimbabwe. Mais la situation à Gaza, a-t-il souligné, est incomparable. « Je suis allé trois fois en Ukraine depuis l’invasion russe – qui, avant Gaza, était le pays le plus touché au monde en termes d’attaques contre les établissements de santé », a-t-il déclaré. « À aucun moment, je ne m’attendais à être bombardé par les Russes. C’est complètement fou ».
Un lieu réservé à l’agonie des enfants
À première vue, il peut être difficile de comprendre ce qui a poussé ce chirurgien à se porter volontaire dans la bande de Gaza ravagée par la guerre, puis à devenir un fervent militant contre les bombardements israéliens. Dr Feroze n’a aucun lien personnel avec la Palestine ; sa famille est d’origine perse-indienne, et il admet même que ses parents nourrissaient des sentiments islamophobes suite à leur propre histoire de persécution. Il ne connaît que trois mots d’hébreu et deux d’arabe, le plus important étant « khalas », qu’il utilise généralement pour annoncer le décès d’un proche.
Et pourtant, il a choisi de retourner à Gaza le mois dernier pour une deuxième visite, saisissant l’opportunité offerte par un cessez-le-feu dont il savait pertinemment qu’il ne durerait pas.
Le bombardement de l’hôpital n’a pas été, en réalité, l’événement le plus dramatique vécu par Dr Feroze lors de sa dernière visite. Quelques jours auparavant, le 18 mars, Israël avait perpétré ce que l’on a appelé le « massacre du Ramadan », attaquant simultanément une centaine de sites depuis les airs pendant le repas du Suhur [dernier repas que les pratiquants avant l’aube pour entamer le jeûne] faisant plus de 400 Palestiniens ont été tués, dont 174 enfants.
« Lorsque le bombardement a commencé à 2 heures du matin, la porte de notre logement a été ouverte et a heurté violemment l’armoire située derrière ; c’est ce qui m’a réveillé », se souvient Dr Feroze. « Je crois que nous avons vu 130 patients au total en six heures. J’ai pratiqué six opérations immédiatement et trois autres dans la journée. La moitié d’entre elles concernaient de jeunes enfants, ce à quoi je ne suis pas du tout habitué. J’ai pratiqué plus de traumatologie pédiatrique cette nuit-là qu’en un an aux États-Unis. »
À titre de comparaison, il a évoqué les conséquences des attentats du marathon de Boston en 2013, alors qu’il était interne au Boston Medical Center. « Ce jour-là, tous les grands centres de traumatologie de Boston – avec une capacité combinée d’environ 4 000 lits et plus de 100 chirurgiens compétents – ont tous pris en charge le même nombre de patients que nous avons vus en une nuit à l’hôpital Nasser le 18 mars », a-t-il expliqué. « Seuls 10 blessés étaient des enfants, alors qu’ici, entre un tiers et la moitié des patients étaient des enfants.
Il s’agissait donc d’un événement massif qui a fait des centaines de victimes, mais ce n’était pas le pire qu’il ait vu ici », a-t-il poursuivi. « Les chirurgiens [de l’hôpital Nasser] se souviennent de l’époque où le service de chirurgie pratiquait 100 opérations en une seule journée. C’est une utilisation des ressources plus importante dans cet hôpital que n’importe quel autre hôpital au monde, même à New York après le 11 septembre – et ils ont fait cela jour après jour pendant des mois. »
« Les équipes médicales locales sont très expérimentées et ont fait un travail remarquable [le 18 mars] », a poursuivi Dr Feroze. « Il y avait encore beaucoup de chaos, mais elles ont maintenu l’entrée de l’hôpital propre et ont trié les patients ».
Comme c’est la coutume lors d’événements impliquant de nombreuses victimes dans le monde, Dr Feroze a expliqué comment le personnel médical classait les patients entrants par couleurs : vert pour les « blessés ambulatoires », c’est-à-dire sans danger de mort ; jaune pour les « patients potentiellement en danger de mort » mais apparemment stables, qui peuvent donc attendre d’être examinés ; rouge pour une « évaluation immédiate », généralement due à des problèmes respiratoires ou circulatoires ; et noir pour les patients dont l’état est incurable.
« Lorsqu’une personne est marquée comme noire, elle est emmenée directement à la morgue », a-t-il expliqué. « Soit elle est décapitée, avec les pupilles fixes et dilatées sans battement de cœur, soit elle a été déchiquetée ou éventrée. Ici, il est culturellement impossible de marquer des enfants de couleur noire et de dire à l’ambulancier de les emmener directement à la morgue. C’est pourquoi il existe une zone réservée aux enfants mourants, où leurs familles peuvent rester avec eux et prier ».
La première chose que Dr Feroze a fait lorsque les victimes ont commencé à affluer aux premières heures du 18 mars, a été de dire à un père d’emmener son enfant dans cette zone. « Elle avait une respiration sifflante, un pouls très lent et de graves blessures au cerveau provoquées par des éclats d’obus. Il n’y avait pas de neurochirurgien sur place, et nous avons dû dire à son père : "Désolé, elle ne survivra pas".
Je l’ai soulevée et mise dans ses bras, puis je l’ai simplement pointée du doigt, car je ne pouvais pas lui expliquer en arabe. Je ne sais pas s’il avait compris que sa fille allait mourir, mais il semblait comprendre ».
« Ce n’est pas une attaque israélienne sur Gaza, c’est une attaque américano-israélienne »
Dr Feroze est pleinement conscient que sa décision de se porter volontaire à Gaza mettait sa vie en danger. « C’est de loin, l’endroit le plus violent où je n’ai jamais été ; et probablement l’endroit le plus violent au monde depuis 60 ans », a-t-il déclaré.
La première chose qu’il dit à tout médecin qui le contacte pour lui proposer de suivre ses traces : « Vous devriez comprendre que vous allez vous rendre dans un endroit où, si les Israéliens veulent vous assassiner, ils le feront, et ils s’en tireront impunément, et que votre propre gouvernement ne fera absolument rien ». (La veille de notre entretien, une employée de l’ambassade américaine en Israël avait appelé Dr Feroze pour avoir des nouvelles après avoir vu son tweet sur le bombardement de l’hôpital. Il lui a demandé : « Pouvez-vous, s’il vous plaît, dire aux Israéliens d’arrêter de bombarder l’hôpital Nasser ? ». « Vous savez, ce n’est pas vraiment notre rôle », avait répondu l’employée.)
« C’est peut-être un mécanisme d’auto-défense de dire que ce n’est pas la souffrance qui m’affecte, mais le fait que je sais que j’ai une énorme responsabilité morale » et de poursuivre : « Il ne s’agit pas d’une attaque israélienne contre Gaza, mais d’une attaque américano-israélienne ! Alors que je dévisageais une petite fille, la mâchoire haute, et qu’il ne me restait que trois ou quatre minutes avant qu’elle soit intubée, je me demandais simplement : "Est-ce l’argent de mes impôts qui a mis des éclats dans le cerveau de cette fille, ou celui de mon voisin ?" »
Par moments, il peine à trouver un sens à son travail de bénévole à Gaza. « À vrai dire, je ne fais pas grand-chose d’utile ici, si ce n’est témoigner », a-t-il déclaré. « Je déteste dire ça, mais je pense que la chose la plus utile que j’ai faite ici, c’est de voir l’un de mes patients se faire tuer et d’attirer l’attention sur le fait qu’un garçon de 16 ans ne devrait pas être tué par une explosion dans un hôpital ».
Pourtant, il décrit le fait de soigner les blessures des enfants palestiniens comme un moyen de « recharger ses batteries morales », et il suppose que sa seule présence à l’hôpital a un effet dissuasif, quoique limité, contre une attaque israélienne de plus grande envergure. « Il est possible que ma présence ici protège un peu [les enfants] ; peut-être que si je ne l’avais pas fait, Israël aurait utilisé une bombe de 900 kg. Ils ont la capacité de détruire tout l’hôpital, mais s’ils tuaient un groupe d’internationaux, ce serait vraiment mal vu ».
« Il y a des parties de soi qu’on peut perdre, et d’autres qu’on ne peut pas perdre ». Il ajoute : « je ne suis pas religieux, mais je pense qu’on ne peut pas perdre son âme, sa psyché, sa conscience. Au bout du compte, il faut pouvoir se regarder dans le miroir. Si on n’y arrive pas, la vie ne vaut tout simplement pas la peine d’être vécue ».
Traduction : AFPS