PLP : Quels sont les effets de la fragmentation
de la Palestine ? Comment cela se traduit-il dans les mentalités et la société palestinienne ?
Camille Mansour : On ne peut pas
encore parler de fragmentation de la
société, mais d’une fragmentation territoriale
qui a des effets sur la société
palestinienne. L’idée de l’unicité de l’Etat,
d’Autorité est un peu compromise, mais
pas au niveau de l’exécutif et du législatif.
Malgré le fait que les membres du
Conseil législatif ne peuvent pas se
réunir, puisque les députés de Gaza
n’ont pas l’autorisation de venir à Ramallah,
ils le font par vidéo conférence. Le
gouvernement peut se réunir. Les partis
politiques beaucoup plus difficilement.
Les citoyens ne peuvent pas se rencontrer,
participer à la vie publique en toute
mobilité. Les fonctionnaires de l’administration
publique ne peuvent pas circuler.
Qu’un directeur général d’un ministère
ne puisse pas aller d’une région à
une autre, signifie qu’un espace public
unifié n’existe plus. Y compris les ministres
n’ont pas le droit de se rendre à Gaza,
comme ce fut le cas, dernièrement, pour
le ministre du Plan alors qu’il est responsable
de négocier avec Israël la continuité
territoriale entre Gaza et la Cisjordanie.
Le plan unilatéral de Sharon
est en train de séparer Gaza de la Cisjordanie.
Déjà, le fait que les gens ne
puissent pas circuler a des conséquences
sur les comportements des Gazaouis.
Quand toutes les affaires commerciales,
les mariages, tous les aspects de la vie
sociale se passent entre eux, à l’intérieur,
cela se traduit, du point de vue
idéologique, par un
retour au localisme.
C’est l’un des effets
majeurs qui à long
terme, peut évoluer
vers une fragmentation
de la vie sociale.
Le retour au localisme
est également favorisé
par l’absence de
pouvoir politique sur
le plan de la sécurité.
Par exemple, si le
ministre de l’Intérieur
donne des ordres, il
devrait pouvoir les
faire appliquer. Il est
impossible d’envoyer,
d’un jour à l’autre, 200
policiers à Naplouse
pour rétablir l’ordre.
Si un crime se passe
dans un village, il faut
attendre l’autorisation
des Israéliens. Quand
il y a une bataille rangée
entre des clans,
comme cela s’est
récemment produit,
il faudrait pouvoir
intervenir vite. La
police a dû attendre
une dizaine d’heures avant de pouvoir
agir parce que le village était en zone B.
C’est vraiment très grave.
Cependant, il faut nuancer ce bilan négatif
parce que la société
palestinienne, du point
de vue idéologique,
garde un très fort sentiment
d’identité politique
et une conscience
des risques de division.
Malgré l’absence réelle
des services de sécurité,
elle arrive à se
gérer. C’est pourquoi
je ne suis pas sûr qu’il
y ait un délitement
parce qu’en réalité, les
principaux incidents,
qu’ils soient criminels
ou le fait de groupes
armés, proviennent des
services de sécurité officiels,
traduisant des
règlements de compte
au sein de l’Autorité.
Quand on parle de déliquescence
sécuritaire,
c’est du fait de groupes
armés qui dépendent
pour la plupart de l’Autorité.
Si celle-ci parvenait
à tenir ses troupes
et à prendre de véritables
mesures, 70%
du chemin aurait été
fait.
PLP : Depuis la mort de Yasser Arafat,
l’orientation de l’Autorité palestinienne at-
elle changé en termes de priorités ?
Affirmation de la loi, unicité des forces
de sécurité ? N’y a-t-il pas un divorce
entre les priorités de l’Autorité et les
aspirations des gens ?
C.M. : Les priorités définies par Mahmoud
Abbas ne sont pas une réponse
en termes de perspectives, mais elles sont
une nécessité. Parallèlement la tenue
des élections législatives est indispensable.
Si elles devaient être repoussées,
la désorganisation s’aggraverait, du fait
que le parti dominant au sein de l’Autorité,
n’arrive pas à retrouver sa cohérence.
Après la mort de Yasser Arafat,
le Fatah a eu une réaction vitale qui lui
a permis de s’unifier autour d’un candidat
et de réussir. Après l’élection du président,
chacun a eu peur pour ses positions
et ses intérêts à l’intérieur du parti.
Il n’y a que le danger d’une compétition
électorale avec le Hamas pour sauver le
Fatah. La peur de perdre le pouvoir
devrait logiquement le forcer à s’unifier.
C’est peut-être pour cette raison que les
Israéliens cherchent à mettre des bâtons
dans les roues. Cela dit, que les élections
aient lieu, qu’il y ait un retour à la sécurité,
tout cela restera insuffisant parce
qu’il ne peut y avoir d’Etat palestinien
s’il n’y a pas de territoire. Le problème
fondamental demeure celui de l’occupation.
- © Hazem Bader
PLP : Dans les villages, on a l’impression
d’une absence totale de perspectives
politique qui se traduit par l’expression
d’un mécontentement très fort contre
l’Autorité palestinienne. Beaucoup nous
disent qu’aucun ministre ne s’est déplacé
dans les villages touchés par le mur
pour soutenir les fermiers. L’ANP répondelle
aux exigences et aux urgences des
gens ?
C.M. : L’Autorité palestinienne ne
pourra jamais satisfaire les gens à cause
de l’occupation. Or l’occupation est d’une
intelligence rare. Cela ne veut pas dire
que ce sera profitable à long terme aux
Israéliens, mais ceux qui planifient cette
occupation peuvent avoir l’impression
d’avoir réussi. A quel type d’occupation
devons-nous nous confronter ? Sa caractéristique
est de ne pas être à l’intérieur
de la société mais d’être aux portes, afin
de ne pas avoir à faire face à une révolte
populaire. Pendant la première Intifada,
les Israéliens devaient affronter les Palestiniens.
Pour une armée, il n’y a rien de
plus facile que de contrôler les axes routiers
et de les fermer. Ils bouclent les
villes, ils empêchent les gens et les marchandises
de circuler. Ils sont en dehors
du tissu social. C’est d’une grande intelligence
tactique. Les Palestiniens qui
seraient tentés de protester viennent
forcément de l’intérieur, puisque les soldats
sont à l’extérieur des villes... Ce
sont donc des terroristes, qui viennent
les attaquer et ils estiment qu’ils ont alors
le droit de se défendre. Ils peuvent se justifier
sur le plan international. En utilisant
l’argument de la sécurité, la colonisation
israélienne est en train de porter
des coups, sans doute du fait du soutien
de la politique américaine qui lui laisse
le champ libre.
On en revient à la situation de 1981,
quand Israël avait mis en place une administration
civile qui dépendait de l’autorité
militaire. L’objectif était que les Palestiniens
aient leur propre police, que le
fonctionnement de la santé, de l’éducation
soient palestiniens. L’armée se
contentait de contrôler d’en haut. Pour
Israël, la création de l’Autorité nationale
palestinienne aurait pu correspondre à
la réussite de ce schéma. Jusqu’à maintenant,
cela a échoué parce que l’Autorité
veut également assumer le rôle de
centre politique. Elle refuse de n’être
qu’une administration. Mais les Israéliens font tout pour que ce centre politique
soit inefficace. En revanche, que
les écoles fonctionnent, pourquoi pas ?
Que les gens puissent se rendre à l’hôpital
à l’intérieur des villes, pourquoi pas ?
On peut penser que les Israéliens sont
en train de réaliser leur programme de
1981. Je ne suis pas sûr que ce soit en
créant ainsi plusieurs prisons que cela
va réussir parce que la situation est
explosive et que ça ne peut pas durer.
C’est une recette pour l’explosion. On
ne sait pas quand elle
se produira ; peut-être
aujourd’hui, ou demain,
ou dans cinq ans ?
Maintenant, nous pouvons
nous poser la
question - et beaucoup
de Palestiniens se la
sont posée - : ne vautil
pas mieux qu’il n’y ait
plus d’Autorité palestinienne
? L’occupation
directe serait plus claire
et du moins, y aurait-il
liberté de mouvement
comme avant 1994
quand les Israéliens
étaient partout. S’ils sont
à l’intérieur des villes,
ils n’ont plus besoin de
mettre un barrage. C’est
pour cela que les gens
aujourd’hui ne parlent
plus de la fin de l’occupation ;
c’est parce qu’ils
veulent circuler, se
déplacer. C’est leur principal
souci.
Les Israéliens ont pu trouver la faille :
c’est la question territoriale. Si les Palestiniens
protestent, que ce soit avec des
moyens légitimes ou non conformes au
droit, les Israéliens les punissent en
créant une nouvelle colonie ou un nouveau
barrage ; s’ils restent passifs, ils en
profitent pour étendre la colonisation.
C’est la stratégie israélienne, d’une
logique implacable, depuis 1967.
PLP : Ne pensez-vous pas que la militarisation
de l’Intifada a exclu le mouvement
populaire ? Comment l’Intifada
peut-elle rebondir ? Ne peut-on avoir le
sentiment que l’Autorité palestinienne
n’a donné aucune perspective au mouvement
populaire pour participer à l’Intifada ?
C.M. : Le problème c’est que précisément,
il ne peut y avoir de résistance
populaire puisque les Israéliens sont en
dehors des villes. Comment pourrait-on
résister civilement à l’occupation ? Manifester
à l’intérieur de Ramallah ne gêne
pas l’occupant. On peut toujours protester
pacifiquement contre les barrages.
Qu’est-ce que ça change ? Les soldats
seront toujours là ! La seule façon de les
faire bouger, c’est soit par les pierres, soit
par des balles. La militarisation
est dans la
logique de la situation.
- © Monique Etienne
- Le pressage des olives est un moment de retrouvailles dans les villages
PLP : Dans ces
conditions, comment
l’exigence de Mahmoud
Abbas de démilitariser
l’Intifada peut-elle
être perçue ?
C.M. : Il faut donner
à Mahmoud
Abbas toutes ses
chances. Mais nous
savons que pour obtenir
la démilitarisation,
il faut un appui diplomatique
fort. Malheureusement,
il est
faible. Cela fait dix
mois que le président
a été élu. Ses services
de sécurité, son gouvernement
ne sont
toujours pas en
mesure de contrôler la situation et nous
pouvons douter de ses capacités de réussite.
Et même s’il réussit, ça ne peut être
que provisoire s’il n’y a pas de progrès
politique dans les négociations. Israël
ne veut pas négocier. Du point de vue stratégique,
on semble être dans une impasse.
Mais heureusement ce n’est jamais aussi
linéaire, et les Palestiniens continueront
à vivre.
Depuis 1974, après la guerre d’octobre
1973, quand l’OLP a voulu rentrer dans
un processus de paix, il y a toujours eu
des conditions imposées aux Palestiniens.
En 1974, il fallait reconnaître la
résolution 242. En 1988, lors de la déclaration
d’indépendance, l’OLP a reconnu
la 242. Il fallait dénoncer le terrorisme. En
décembre 1988, à Genève, Yasser Arafat
a dénoncé le terrorisme. Il y a toujours
une nouvelle contrainte qui surenchérit
sur chaque avancée... Cependant
on ne peut pas dire que rien n’avance.
Du point de vue idéologique, nous avons
fait des progrès immenses. Le peuple
palestinien n’existait pas, nous n’avions
pas droit à un Etat. Israël a dû reconnaître
le peuple palestinien, l’Etat palestinien,
mais il est en train de le vider de
sa substance. Comment faut-il regarder
? Le verre à moitié vide ou à moitié
plein ? L’avenir nous le dira. Prenez les
dix dernières années. Depuis 1990, les
Palestiniens sont déterminants pour faire
et défaire les gouvernements israéliens.
Alors qu’avant, la question palestinienne
était très marginale. Du point de vue de
l’équilibre stratégique de la politique
israélo-palestinienne, il n’y a pas de doute
que les Palestiniens font partie du corps
du problème. Israël conquiert des territoires
en Cisjordanie, mais cela ne
conduira pas à une pacification. La première
Intifada a duré de 1987 à 1993.
La deuxième dure depuis cinq ans et elle
continue. Les Israéliens craignent une
troisième Intifada. On est face à une puissance
israélienne qui a l’arme nucléaire,
qui fait peur à tous ses voisins et qui,
pourtant, n’arrive pas à se sortir du bourbier
palestinien... Certes les acquis tactiques
des Israéliens sont énormes avec
le morcellement et la colonisation. Mais
du point de vue stratégique à long terme,
ce n’est pas sûr !
PLP : En termes d’alternatives politiques,
qu’en est-il de la troisième voie ?
C.M. : Elle n’est pas encore une alternative
très sérieuse. Pour parler de troisième
voie, il faudrait qu’elle soit portée
par des partis politiques. Or, il n’y a que
des individus, des personnalités. Certes,
des gens qui ne veulent pas être du côté
du Hamas et qui expriment un « ras le
bol » du Fatah, seraient prêts à voter
pour une troisième voie. Ce courant doit
représenter 20 à 25% de l’électorat. Le
problème à l’intérieur de la troisième
voie, c’est qu’on assiste plutôt à un combat
de coqs. Il semble difficile de parvenir
à construire une liste. C’est malheureux
et ce n’est pas positif. La seule
solution ce serait un parti politique qui se
constituerait sur un programme national.
Le Fatah, même s’il est très critiqué,
demeure puissant, il a de gros moyens,
c’est un parti de masse qui peut mobiliser.
L’intégration du Hamas au jeu politique
est très importante. Bien sûr, il ne faudrait
pas qu’il ait la majorité, mais qu’il
réussisse à former une forte minorité au
sein du Parlement assainirait le jeu politique.
Cela obligerait le Fatah, s’il restait
majoritaire, à une cohérence entre le
législatif et le politique. Aujourd’hui, par
exemple, l’exécutif peut proposer un projet
de loi au législatif et le législatif peut
complètement le transformer, alors que
c’est le même parti. Chaque individu au
sein du Conseil législatif est souverain
et n’obéit à aucune discipline de parti. On
peut penser que si
le Hamas siégeait
au Parlement, il
serait discipliné,
forçant le Fatah à
plus de rigueur. Au
sein de l’Autorité,
cela obligerait les
services de sécurité
à être plus
objectifs et à ne
pas dépendre des
jeux de pouvoir au
sein du parti. Il
s’est produit
quelque chose de
positif hier : un
décret présidentiel
interdit désormais
aux membres des
services de sécurité
d’être candidats
aux élections à
moins qu’ils ne déposent
les armes. Cela
signifie que l’Autorité
veut assainir en séparant
l’appartenance au
Fatah et aux forces de
sécurité.
Le problème ne se
cristallise pas qu’autour
de l’Autorité. C’est
aussi la question des
ONG : ce que l’on
appelle « société civile ». Beaucoup
d’argent des pays donateurs va aux
ONG qui sont en train de consolider une
classe qu’on peut difficilement différencier
de celle de l’Autorité, même si, pour
obtenir un financement, elles doivent la
critiquer. C’est la même classe de privilégiés
qui bénéficie de l’aide extérieure.
Donc, quand les villageois critiquent
l’Autorité, je pense qu’ils englobent tous
ceux qui sont à Ramallah ou à Gaza -
ville et qui bénéficient de cette manne
étrangère parce que la politique européo-
américaine consiste précisément
à encourager les ONG.
Bien sûr, il y a deux types d’ONG. Je
parle des ONG pour la défense des
Droits de l’Homme et la démocratie. Si
véritablement on est pour les Droits
humains, il faut trouver des sources de
financement palestiniennes et ne pas
dépendre de sources étrangères. Si ce
sont des ONG dont le
but est le développement,
c’est différent. Qu’il
y ait une captation de
l’aide étrangère pour participer
au développement
dans plusieurs
domaines, avec un
contrôle de la transparence,
je trouve cela plus
légitime. Mais je crois
que l’aide extérieure permet
une main mise sur
les orientations et retarde
la formation des partis politiques qui
pourraient constituer la troisième voie.
Cela permet de se donner bonne
conscience en se disant qu’on est en
train de travailler pour l’avenir de la Palestine
et qu’on n’a pas besoin de former
un parti politique. Cela conduit également
à une coupure avec la base populaire.
Fondamentalement, j’ai profondément
confiance dans la « résilience » du peuple
palestinien. Quoi qu’il dise contre, qu’il
soit fatigué, voire désespéré, il n’est pas
abattu. Malgré la situation, il continue à
vivre, à violer les barrages, il se débrouille
pour envoyer les enfants à l’école, à
l’université. Les Palestiniens sont tenaces.
Propos recueillis par Monique Etienne à Ramallah,
octobre 2005