Longitude : 31°47’43” N., latitude : 35°11’47” E. Dans les années 40, 3000 musulmans vivaient à Lifta, en bordure de Jérusalem. Cinquante cinq maisons, certaines très belles, sont toujours debout. Une fois les Arabes partis en 1948, le lieu a été habité par des Juifs venus du Yémen et du Kurdistan irakien. Treize familles seulement y vivent aujourd’hui, mais le lieu est très fréquenté par des Juifs ultraorthodoxes qui se plongent dans l’eau sacrée du bassin. (Photo Bruno Fert. Picturetank)
GRAND ANGLE
Avec « Les Absents », exposé à Paris, le photographe Bruno Fert a cherché les traces des villages arabes détruits par la guerre de 1948 ou effacés par un urbanisme offensif.
Des pierres tombales sous les lumières d’un hôtel, une palissade barrant l’accès à une mosquée, les ruines magnifiques d’une demeure ottomane dominées par un gratte-ciel de verre et de métal. Les photos de Bruno Fert sont comme une loupe sur le palimpseste qu’est le paysage israélien.
Son travail est intitulé « Les Absents », en référence aux « présents absents » - en hébreu « nifkadim nohahim » -, une catégorie légale regroupant les Arabes israéliens qui ont fui ou ont été expulsés de leur maison lors de la guerre de 1948, mais qui vivent toujours dans les frontières de l’Etat d’Israël. « Que reste-t-il aujourd’hui de leurs villes et villages vidés de leurs habitants ? » C’est pour répondre à cette question qu’il a voulu « photographier les vestiges de ces localités », écrit-il en présentant son travail (réalisé en 2012 et 2013), qui a été récompensé par le prix Scam Roger Pic 2013.
Bruno Fert s’est appuyé sur les recherches de Zochrot, une ONG israélienne dont l’objectif est de « mieux faire prendre conscience de la Naqba [« catastrophe » en arabe, ndlr] à un large public juif, de la destruction de centaines de villages et des centaines de milliers de réfugiés palestiniens causés par la guerre de 1948 ». Une de leurs réalisations est une « carte interactive de la Naqba », qui localise 678 villages arabes détruits en 1948 et dans les années qui ont suivi.
Arabes d’avant 1948 et Juifs kurdes
Lifta, en bordure de Jérusalem, est un des lieux photographiés par Bruno Fert. Derrière la beauté mystérieuse de cette image, il y a une longue et riche histoire. Lifta est mentionné dans la Bible, il marquait la limite des tribus de Juda et de Benjamin. Au milieu du XXe siècle, 3 000 musulmans vivaient dans ce village aux magnifiques maisons avec balcons, colonnes et larges escaliers. Il y avait une mosquée, deux cafés et une école, les paysans cultivaient vignes, oliviers et abricotiers.
D’après Eitan Bronstein, le cofondateur de Zochrot, Lifta est un des rares villages à n’avoir pas été complètement détruits, 55 maisons sont toujours debout. Une fois les Arabes partis en 1948, le lieu a été habité par des Juifs venus du Yémen et du Kurdistan irakien. Des centaines de familles sont restées jusqu’en 1968, puis les maisons ont été vidées. Il semble qu’il reste aujourd’hui treize familles du Kurdistan menacées d’expulsion. Et un nombre indéterminé de squatteurs. Par ailleurs, à cause d’une source qui jaillit là, un bassin a été construit, qui sert de mikveh, le bain rituel juif. Jour et nuit, des Juifs ultraorthodoxes viennent s’y baigner, l’eau de Jérusalem est sacrée. Des jeunes religieux viennent aussi y flirter ou fumer des joints. Depuis 2011, se joue une bataille juridique contre un projet qui prévoit la destruction de presque toutes les maisons, pour les remplacer par 212 logements de luxe. Le tribunal de Jérusalem vient de geler le projet. Pour les militants qui souhaitent que le village soit préservé comme site historique, c’est une victoire à la fois pour les Arabes d’avant 1948 et pour les Juifs kurdes et yéménites.
Autre lieu symbolique, le quartier de Wadi Salib, à Haïfa, une des seules villes où cohabitent encore, tant bien que mal, Juifs et Arabes. Créé en 1761, le quartier était peuplé d’Arabes chrétiens et musulmans. Après leur départ en 1948, les maisons ont d’abord été occupées par des survivants de l’holocauste, puis par des Juifs venus du Maroc, mais elles n’ont pas été entretenues, contrairement aux logements fournis aux ashkénazes. La colère des habitants face à cet abandon a été, en 1959, à l’origine de violentes manifestations contre le gouvernement ; « la révolte de Wadi Salib » est un moment marquant dans les relations entre sépharades et ashkénazes en Israël. Finalement, les sépharades sont partis, les Arabes qui sont revenus n’ont pas eu l’autorisation de rénover et les maisons sont devenues des taudis. Tous les plans de réhabilitation ont jusqu’ici échoué.
« Une dramaturgie urbaine »
Quant au cimetière musulman Abdel-Nabi, lorsqu’il a été construit en 1902, pendant une épidémie de choléra, il était dans les dunes, à quelques kilomètres au nord de Jaffa. Un siècle plus tard, il se trouve au cœur de Tel-Aviv, à côté d’un Hilton, et même en partie « sous » l’hôtel, construit en 1965.
Au-delà de l’action militante de Zochrot, le travail de Bruno Fert fait écho à des questions qui ne cessent de travailler la société israélienne, comme on le voit depuis des années dans la production littéraire et cinématographique. Dès 1980, le sujet apparaissait dans la Maison, le film d’Amos Gitaï, et dès 1992, dans Nokhehim Nifkadim (« Présents-absents »), le livre de David Grossman (non traduit en français).
Récemment, on le retrouvait dans Place Dizengoff, une dramaturgie urbaine, le livre de Tamar Berger (Libération du 21 janvier 2010) ou dans le dernier documentaire d’Avi Mograbi, Dans un jardin je suis entré (Libération du 10 juillet 2013). Des œuvres qui toutes demandent : Qui était là avant nous ? Quelle est notre légitimité à habiter dans leurs maisons et sur leurs terres ?
Les Absents exposition de Bruno Fert A partir de demain, jusqu’au 1er mars au Scam, 5, av. Vélasquez 75008, Paris.