Pour la première fois, la politique d’assassinats ciblés de l’armée israélienne a été décrite de l’intérieur. Dans une interview accordée à The Independent on Sunday et dans un témoignage recueilli par l’organisation israélienne d’anciens soldats Breaking the Silence [Rompre le silence], un ancien membre d’un escadron de la mort a raconté le rôle qu’il avait joué dans une embuscade qui a coûté la vie à deux personnes en plus des deux militants visés.
L’opération – qui a eu lieu il y a un peu plus de huit ans, au tout début de la deuxième Intifada [septembre 2000] – a laissé des séquelles psychologiques chez cet ancien tireur d’élite. A ce jour, il n’a jamais parlé à ses parents de sa participation à cette affaire.
Au fil des combats, l’assassinat ciblé est devenu une arme régulièrement employée par l’armée israélienne, en particulier à Gaza, où les arrestations étaient moins faciles qu’en Cisjordanie. L’opération décrite par l’ancien soldat aurait pu passer pratiquement inaperçue si celui-ci n’en avait parlé à Breaking the Silence, qui a recueilli des centaines de témoignages d’anciens soldats touchés par ce qu’ils avaient vu et fait (y compris des sévices sur les Palestiniens) pendant leur service dans les Territoires occupés. Son récit, largement corroboré par le témoignage d’un autre soldat, remet en cause des éléments clés de la version officielle fournie par l’armée au moment des faits, tout en jetant un éclairage nouveau sur la tactique très controversée de l’assassinat ciblé employée par Tsahal.
Il nous est impossible de révéler l’identité de notre source, car cet ancien soldat pourrait être inculpé à l’étranger pour son implication directe dans un type d’assassinat que la plupart des pays occidentaux considèrent comme une grave violation du droit international. Issu d’une bonne famille, cet homme d’une trentaine d’années travaille aujourd’hui dans le civil dans la région de Tel-Aviv.
Cet ancien appelé raconte que son unité spéciale a été entraînée pour commettre un assassinat, mais qu’on leur a d’abord dit qu’ils allaient procéder à une arrestation. Ils ne devaient ouvrir le feu que si la cible avait des armes dans sa voiture. “Nous étions déçus de devoir effectuer une arrestation. Nous voulions tuer”, dit-il. Son unité a été emmenée au sud de Gaza, où elle a pris position. C’était le 22 novembre 2000. La principale cible était un militant palestinien du nom de Jamal Abdel Razeq. Il occupait le siège passager d’une Hyundai noire que son camarade Awni Dhuheir conduisait vers Khan Younès [une localité de la bande de Gaza], au nord. Les deux hommes ne se doutaient pas de l’embuscade qui les attendait près de l’embranchement de Morag. A un endroit, la principale route nord-sud de la bande de Gaza passe par une colonie juive. Razeq avait l’habitude d’y voir des troupes israéliennes, mais il ne pouvait pas savoir que l’équipage habituel avait été remplacé par des hommes d’une unité spéciale de l’aviation comprenant deux tireurs d’élite hautement entraînés.
Avant même qu’il ne sorte de chez lui ce matin-là, le Shin Beth [les services de renseignements israéliens] avait suivi ses moindres faits et gestes grâce aux informations qui lui étaient transmises en continu par les téléphones portables de deux Palestiniens collaborateurs [de l’armée israélienne], dont un des propres oncles de Razeq. L’homme qui devait le tuer dit qu’il était “stupéfié” par tous les détails transmis au commandant d’unité du Shin Beth. “La quantité de café qu’il avait dans son verre, l’heure à laquelle il sortait. Depuis vingt minutes, nous savions que nous allions procéder à une simple arrestation, car ils n’avaient pas d’armes avec eux.” Mais, subitement, les ordres ont changé. “Ils nous ont donné l’ordre de le tuer.” Il pense que les instructions venaient d’un commandement mis en place pour l’opération et que “tous les grands chefs y étaient”. Lorsque les deux militants sont arrivés au niveau de l’embranchement, ils ne se doutaient toujours de rien, même quand un gros camion de ravitaillement a débouché pour leur couper la route. Ils ne pouvaient pas savoir que le camion était blindé ni qu’il était rempli de soldats armés qui attendaient le moment de passer à l’action. Un 4 × 4 était garé sur le bas-côté, juste pour le cas où “quelque chose tournerait mal”.
“Nous avions foiré, et personne ne voulait l’admettre”
Et le fait est que quelque chose a mal tourné : le camion a démarré trop tôt et bloqué non seulement la Hyundai, mais aussi un taxi Mercedes qui roulait devant elle. Ce dernier transportait un boulanger de 29 ans, Sami Abou Laban, et un étudiant de 22 ans, Na’el Al-Leddawi, qui se rendaient à Khan Younès pour essayer de trouver un peu de combustible pour leur four à pain.
Le tireur d’élite raconte qu’à l’approche du moment critique ses jambes ont commencé à trembler. “Pendant que j’attends la voiture, je perds le contrôle de mes jambes. […] J’ai un M16 équipé d’une lunette de visée. C’était l’une des choses les plus étranges qui me soient jamais arrivées. […] Je me sentais parfaitement concentré. Nous avons aperçu les voitures qui venaient vers nous et nous nous sommes rendu compte qu’il y en avait deux, et non pas une. La première voiture était très proche de la seconde et, comme le camion a surgi un peu trop tôt, les deux ont été bloquées. […] Tout s’est arrêté. Ils nous ont laissé deux secondes, puis ils ont dit : ‘Tirez ! Feu !’” Qui a donné l’ordre et à qui ? “Le commandant d’unité.” La cible, Razeq, se trouvait sur le siège passager, du côté du 4 × 4. “Pas de doute, je le vois dans le viseur. Je commence à tirer. Tout le monde commence à tirer, et je perds le contrôle. Je tire pendant une ou deux secondes. J’ai calculé plus tard que je lui avais tiré onze balles dans la tête. J’aurais pu me contenter d’une seule.” Il ne peut donc pas affirmer que toutes les balles ont été tirées par les forces israéliennes ? “Non, je n’en suis pas sûr. Tout s’est passé en même temps, très vite. […] Je regarde dans la lunette, je vois la moitié de sa tête. Je n’ai aucune raison de tirer onze balles. C’est peut-être par peur, pour faire face à la situation, mais je continue de tirer.”
“Je crois que ceux qui étaient dans le camion ont commencé à paniquer. Ils sont encore en train de tirer, le commandant se met alors à crier : ‘Stop, stop, stop, stop !’ Il faut plusieurs secondes pour que les tirs cessent et je m’aperçois alors que les deux voitures sont criblées de trous. Même la première, qui se trouvait là par hasard.”
Razeq et Dhuheir, les militants, étaient morts. Laban et Al-Leddawi aussi. Par miracle, le chauffeur du taxi, Nahed Fuju, était indemne. Le tireur d’élite se souvient qu’un seul des quatre corps gisait sur le sol. “J’étais choqué à la vue de ce corps. On aurait dit un sac. Il était couvert de mouches. Ils ont demandé qui avait tiré sur la première voiture [la Mercedes], et personne n’a répondu. Il était clair que nous avions foiré, et personne ne voulait l’admettre.” Mais le commandant n’a pas fait de debriefing avant le retour de l’unité à la base.
“Le commandant est entré et il a dit : ‘Félicitations. Nous avons eu un coup de fil du Premier ministre, du ministre de la Défense et du chef d’état-major. Ils nous ont tous félicités. Nous avons parfaitement accompli notre mission.’ C’est alors que j’ai compris qu’ils étaient très contents.” Notre témoin ajoute que la seule discussion rétrospective a porté sur les risques courus par les soldats, qui, dans la fusillade, auraient pu être touchés par des tirs de leur propre camp, puisque les véhicules de l’armée avaient été atteints par des ricochets et qu’au moins un des soldats était sorti du 4 × 4 et avait tiré sur un corps inerte étendu sur le sol. Selon lui, “ils voulaient que la presse ou les Palestiniens sachent qu’ils étaient en train de durcir le combat”. “On venait apparemment de remporter un grand succès, et j’attendais le debriefing, où toutes les questions seraient posées et où des regrets seraient exprimés pour ce dérapage, mais il n’a jamais eu lieu. Ils s’en fichaient. J’avais le sentiment que les commandants étaient convaincus d’avoir remporté une belle victoire.”
L’affaire a immédiatement suscité des remous. Mohammed Dahlan, qui dirigeait alors le Service de sécurité préventive du Fatah, a parlé d’un “assassinat barbare”. La version fournie à la presse par le général de brigade Yair Naveh, chef des forces israéliennes à Gaza, était qu’ils s’apprêtaient à procéder à l’arrestation de Razeq, mais que celui-ci, s’étant douté de quelque chose, avait sorti une kalachnikov pour tirer sur les forces israéliennes : les soldats avaient alors riposté. Même si Razeq était la cible principale, a-t-il souligné, les deux victimes qui se trouvaient dans le taxi étaient eux aussi des activistes du Fatah “qui avaient des liens avec Razeq”.
Tout récemment, M. Al-Leddawi a déclaré que la présence de son fils sur les lieux de l’opération était un tragique concours de circonstances et que sa famille n’avait jamais entendu parler des deux autres hommes. “Notre famille n’a rien à voir avec la résistance.”