"Notre intention est de nous retirer d’Israël. Cela va prendre du temps, mais nous allons certainement le faire. Je suis prêt à abandonner demain matin mais sans exposer Orange à des risques énormes." Stéphane Richard - 03/06/2015
Le contexte
Cette petite phrase, prononcée mercredi dernier au Caire par Stéphane Richard, a mis le feu aux poudres. Le PDG du groupe Orange n’imaginait certainement pas l’ampleur des retombées diplomatiques... Il évoquait le partenariat qui lie sa société à l’opérateur israélien Partner. Un contrat signé en 2008 permet à cette entreprise d’utiliser le logo et la marque Orange pour ses activités, moyennant une contrepartie financière. Mais Orange n’a aucun droit de regard sur les activités de Partner sur le territoire israélien.
Et c’est là que ça coince, car Partner offre ses services de téléphonie dans les colonies israéliennes déclarées illégales par la communauté internationale. Selon plusieurs ONG, elle aurait également parrainé un bataillon de chars responsables de plusieurs exactions sanglantes l’été dernier à Gaza. Ces ONG avaient ainsi mis la pression à plusieurs reprises sur l’opérateur français, pour qu’il se désengage de ce partenariat, notamment après la publication d’un rapport intitulé "Les liaisons dangereuses d’Orange dans le Territoire palestinien occupé".
D’après le contrat signé, Orange est lié à Partner jusqu’en 2025. Un désengagement de sa part lui coûterait de lourdes pénalités, entre cinq cents millions et deux milliards d’euros. Ironie de l’histoire, ce partenariat n’est même pas avantageux pour l’opérateur français, comme l’explique Rue89.
Pour le gouvernement israélien s’attaquer aux colonies - fussent-elles illégales - c’est s’attaquer à l’existence même de l’Etat d’Israël. C’est la ligne de défense du premier ministre Nétanyahou, qui a vivement réagi aux propos de Stéphane Richard. Et comme l’Etat français détient 25% du capital d’Orange, l’affaire a pris un tournant diplomatique.
En réalité, à force d’être sourd et muet aux appels de la communauté internationale sur la fin de l’occupation des Territoires, Israël est confronté à une intensification de la campagne mondiale de boycott. Le mois dernier, les Palestiniens avaient prévu une action pour faire interdire l’Etat d’Israël comme membre de la Fifa, la fédération internationale de football, avant de se rétracter. Mi-avril, ce sont les ministres des Affaires étrangères de plusieurs pays européens qui avaient voulu imposer l’étiquetage des produits israéliens fabriqués dans les colonies illégales. Et la campagne non-gouvernementale BDS (Boycott, désinvestissement et sanctions) progresse. Depuis dix ans, ce dispositif vise à pointer du doigt tous les produits fabriqués dans les territoires occupés afin de responsabiliser les consommateurs.
Israël veut éviter tout boycott de ses produits et de ses entreprises. Pour cette raison, l’épisode d’Orange a suscité de vives réactions politiques. Ce vendredi, le PDG Stéphane Richard se rend en Israël pour "présenter ses excuses" au premier ministre Nétanyahou.
L’entretien - Uri Avnery : "Il y a une énorme différence entre appeler au boycott de l’Etat d’Israël et à celui des produits fabriqués dans les colonies"
Uri Avnery est un journaliste et écrivain israélien, connu pour son engagement en faveur de la paix. Après avoir été député d’un parti d’extrême-gauche pendant près de dix ans, il décide de co-fonder le mouvement Gush Shalom, le "Bloc de la paix", en 1993, estimant que pour obtenir la paix, il valait mieux militer que faire de la politique. Son engagement lui a valu un prix Nobel alternatif en 2001.
ARTE Info : Comment réagissez-vous aux discussions enflammées sur le boycott ou non de l’Etat d’Israël ?
Uri Avnery : Le mouvement pour la paix Gush Shalom, auquel j’appartiens, avait déjà proposé il y a dix-huit ans de mettre en place un boycott contre les colonies dans les territoires occupés, ce qui avait été largement critiqué. Nous sommes convaincus que les colonies sont un danger pour l’avenir d’Israël et pour la paix.
Mais il est très important de faire la différence entre l’Etat d’Israël, dans ses frontières reconnues, et les colonies dans les territoires occupés. Il y a une énorme différence entre appeler au boycott de l’Etat d’Israël et à celui des produits fabriqués dans les colonies. Je suis personnellement contre un boycott de l’Etat d’Israël, parce qu’il ne ferait que précipiter la population israélienne dans les bras des colons et renforcerait l’extrême-droite. C’est la mauvaise politique parce qu’elle brouillerait le message. Il est très important de faire la différence entre la population israélienne dans son ensemble et les colons.
Que pensez-vous des déclarations de Stéphane Richard qui affirmait début juin qu’Orange allait se retirer d’Israël ?
C’est assez lamentable, il aurait dû réfléchir avant à ce qu’il voulait dire exactement. Je ne comprends pas bien ce qu’il veut. Encore une fois, il y a une énorme différence entre boycotter Israël en tant qu’Etat et cibler uniquement les colonies et boycotter les entreprises qui soutiennent les colonies.
Le projet de l’Union européenne d’étiqueter clairement, dans les supermarchés européens, les produits fabriqués dans les colonies a échoué à cause de l’Allemagne. Quel est votre avis là-dessus ?
Je suis clairement favorable à cet étiquetage. Il y a dix ans, nous avions été à Bruxelles pour demander cela, car nous souhaitons que l’Europe, que le monde entier, boycottent les colonies. Il faut envoyer un message clair aux colons : vous êtes en situation illégale et vous faites du tort à Israël. Une fois de plus, la réaction allemande n’est pas très claire. Les Allemands ont mauvaise conscience, pour de bonnes raisons, mais cette mauvaise conscience ne doit pas l’amener à soutenir une politique israélienne qui oppresse les Palestiniens.
Le gouvernement de Benyamin Nétanyahu a lancé de nouveaux projets de construction de colonies dans les territoires occupés, ce qui éloigne encore un peu plus la solution d’une paix à deux Etats. Comment évaluez-vous cette situation ?
La situation est mauvaise. Même si les résultats des dernières élections ne sont finalement pas si dramatiques qu’on a pu le craindre. Le gouvernement dispose d’une majorité de soixante-et-une voix sur cent vingt à la Knesset. Autant dire qu’elle ne tient qu’à une voix. Il faut vraiment que nous arrivions à nous faire entendre pour contrer la politique du gouvernement. Un boycott d’Israël ne serait pas d’une grande aide mais des colonies, si.
L’intérêt du boycott, c’est que chacun décide par soi-même, il n’est pas nécessaire de faire de grandes déclarations. On décide d’acheter ou non tel au tel produit dans un étal de supermarché, c’est une décision privée. C’est l’une des raisons principales pour lesquelles nous nous sommes prononcés, à Gush Shalom, en faveur du boycott. Chacun peut choisir librement sans avoir à s’expliquer. Il est difficile d’évaluer combien de personnes en Israël condamnent effectivement la colonisation. Mais ce que je peux vous dire, c’est que la majorité, si ce n’est l’immense majorité, des Israéliens soutient une solution à deux Etats. Il nous faut maintenant le soutien de l’étranger pour faire avancer cette idée.
Le premier ministre Nétanyahu demande qu’on ne s’immisce pas dans les affaires intérieures entre Israéliens et Palestiniens. Qu’en pensez-vous ?
Pour moi, après l’Holocauste, on ne peut plus parler d’affaires intérieures. A l’époque, le monde entier aurait dû intervenir. Depuis, plus personne ne peut être indifférent lorsqu’un peuple oppresse un autre peuple, peu importe où. C’est un discours digne du XIXe siècle, nous vivons aujourd’hui dans un autre monde.