Cette affaire évoque le principe « de l’obligation à l’égard de tous, erga omnes » , de plusieurs façons. Elle dévoile notamment la possibilité d’engager des poursuites contre l’État occupant sur la base de diverses conventions des Droits de l’Homme, en l’occurrence la Convention contre la torture. Bien que l’État occupant ait ratifié cette convention, il a exprimé ses réserves sur les textes qui permettraient d’engager sa responsabilité et d’aborder les différends entre l’État occupant et tout autre État partie à l’accord.
Les violations israéliennes systématiques, les crimes continus, l’absence de responsabilité, le déni de la liberté du peuple palestinien et de son droit à l’autodétermination existent depuis des décennies. Des centaines de résolutions et de rapports internationaux, publiés par l’Assemblée générale, par le Conseil de sécurité des Nations Unies (NU) et par divers organismes et organisations internationales condamnent l’État occupant et tentent de résoudre la question palestinienne.
Le cas porté par l’Afrique du Sud devant la CIJ et les tentatives restées vaines pour mettre fin au génocide constituent des épreuves pour le droit international. Malgré l’échec de celui-ci au fil des décennies face à la situation politique et humanitaire, les tentatives pour l’imposer et l’utiliser se poursuivent, ainsi que les efforts d’interprétation des concepts et des droits d’un point de vue émancipatoire.
Au-delà de la CIJ (qui traite les différends entre les États) et de la Cour pénale internationale (qui ne poursuit que les individus) , il existe de nombreux mécanismes juridiques à même de poursuivre l’État occupant, tel que l’engagement de la responsabilité des pays tiers ou encore des poursuites devant les tribunaux nationaux comme aux États-Unis.
Par exemple, nous pouvons évoquer le recours déposé par le Center for Constitutional Rights devant un tribunal de district américain, en novembre 2023, basé sur le fait que l’État occupant commet un génocide contre le peuple palestinien à Gaza, en violation de la Convention sur le génocide. Les avocats de cette affaire, affirment que l’incapacité des États-Unis à exercer une influence sur l’État occupant constitue un échec dans la prévention du génocide ainsi qu’une complicité dans sa mise en œuvre. Le procès vise, entre autres, à obtenir une déclaration selon laquelle les responsables américains ont violé leur devoir d’empêcher l’État occupant de commettre des actes de génocide en vertu du droit international coutumier, et demande également une injonction leur ordonnant de prendre toutes les mesures en leur pouvoir pour l’en empêcher. Le 31 janvier 2024, la Cour fédérale a rendu une décision indiquant qu’il est plausible qu’Israël commette un crime de génocide à Gaza.
Lors du Forum économique mondial à Davos, la plainte pénale déposée contre le dirigeant de l’État occupant, dans le cadre de la compétence universelle, par le Groupe d’action judiciaire contre les crimes humanitaires, basé en Suisse, constitue une autre réussite. Cependant la question de l’immunité diplomatique des chefs d’État, qui reste un sujet très controversé ne permet pas de rendre cette plainte effective. Nous pouvons toutefois noter que la Suisse a précédemment négligé la question de l’immunité dans une affaire contre le président de la Gambie.
Nous pouvons également citer le recours rejeté par le tribunal néerlandais : un groupe de militants des droits de l’Homme souhaitait empêcher les Pays-Bas d’exporter des pièces d’avions F-35 vers l’État occupant, le considérant comme participant au génocide à Gaza. En invoquant la nécessité pour les Pays-Bas de respecter les obligations légales de l’État de garantir les pactes régissant les relations au sein de l’Union européenne et d’adhérer aux traités internationaux, en particulier au droit humanitaire international et à la Convention des NU pour la prévention et la répression du génocide, le groupe a fait appel de la décision rejetant le procès. Le 12 février 2024, la Cour d’appel a décidé que les Pays-Bas devaient prendre les mesures appropriées dans un délai d’une semaine pour cesser d’expédier davantage de pièces d’avions F-35 vers Israël.
Les procès susmentionnés contribuent à imposer des restrictions diplomatiques à l’État occupant et à le dénoncer moralement, juridiquement et politiquement, indépendamment du fait qu’ils puissent conduire à des résultats réels sur le terrain ou qu’ils se poursuivent et s’intensifient pour devenir une partie de l’histoire de la lutte contre le colonialisme et la domination.
L’action sud-africaine devant la CIJ est considérée comme une affaire historique, car c’est la première fois que l’État occupant est soumis à un procès qui diffère, par son caractère obligatoire et ses effets, de l’avis consultatif émis par la CIJ sur le mur de l’apartheid en 2004, et de l’avis consultatif actuellement en cours d’examen sur l’état d’occupation prolongée, devant la même Cour.
Une opportunité de façonner à nouveau l’ordre mondial ?
Malgré la prise de conscience que les mécanismes juridiques issus des outils modernes émanant du système des NU, ne répondent pas aux violations de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes ni à la protection des populations opprimées, il reste possible d’y faire appel et de les utiliser pour la lutte du peuple palestinien pour l’autodétermination et la liberté.
Depuis plusieurs décennies, le droit international est inapte à enrayer les guerres, traditionnelles ou non traditionnelles (asymétriques), et il pourrait donc nécessiter une restructuration et de nouvelles interprétations. Le problème réside dans le lien entre les intérêts politiques des grandes puissances, le pouvoir du Conseil de sécurité et ses interventions dans le fonctionnement normal des tribunaux et des organisations internationales.
Après la seconde guerre mondiale, les pays vainqueurs ont annoncé qu’ils créaient un nouveau système international pour propager « la paix et la sécurité internationales ». Certains juristes du Sud ainsi que les peuples opprimés et colonisés savent désormais que le système international « moderne » n’est rien d’autre qu’une reproduction de l’hégémonie coloniale, d’une manière nouvelle et codifiée. Il convient toutefois de noter que l’inclusion des droits et des concepts d’émancipation dans les conventions internationales est le résultat d’un travail minutieux de militants des droits de l’Homme des pays du Sud. Par exemple, le droit à l’autodétermination des peuples « dominés » a trouvé sa place dans les accords internationaux grâce aux luttes des peuples sous colonialisme.
Les mécanismes internationaux de maintien de la paix échouent en raison de la domination de certains pays dans la mise en œuvre des résolutions et mécanismes internationaux disponibles. Le passage du texte à l’action nécessite, comme l’histoire l’a prouvé, un réel suivi et une volonté pour que le texte prenne force d’obligation sur le terrain. D’où l’importance de réfléchir à un nouvel ordre mondial , ou à un nouveau droit international, devenus aujourd’hui plus urgents et plus largement évoqués par les juristes et les universitaires.
L’une des tâches fondamentales est peut-être de repenser la définition du « génocide », du point de vue du Sud global et des peuples sous colonialisme sous ses diverses formes, et même de reconsidérer ce qui se passe dans la bande de Gaza comme allant au-delà de ce que permet la définition du génocide, en raison de ses limites dans la description de la brutalité du colonisateur.
La définition actuelle du crime de génocide est le résultat de la seconde guerre mondiale qui a conduit à invisibiliser les récits des peuples colonisés, à effacer les différentes formes de génocide commis contre eux, et à ignorer dans la définition de la Convention, le génocide culturel ou le génocide contre un groupe politique. Cette situation prive ces populations d’une protection réelle par le droit international. Elle empêche en particulier de faire reconnaître que ces crimes constituent une négation des peuples colonisés.
Dana Farraj
Avocate, chercheuse à l’institut de Muwatin à l’université de Birzeit