Par rapport au nucléaire Israël joue de deux facettes, l’une
qui se résoud en une non-adhésion au régime international
de non-prolifération et la seconde qui tient à une ambiguïté
entretenue sur l’état de son option nucléaire alors que tout
le monde sait qu’il détient la bombe.
L’auteur se propose de reconstruire et de comprendre la
doctrine nucléaire israélienne à partir de la fonction effective
remplie par la bombe dans les rapports entre Israël et ses
voisins depuis la fin des années 1950 et évoque la question et
les conditions de l’adhésion d’Israël au TNP :
Israël n’est pas signataire du TNP, alors que 190 États l’ont fait, y compris tous les États de la région du Moyen-Orient. Il prétend maintenir une
politique d’ambiguïté sur l’état de son option nucléaire, alors qu’« il
sait que tout le monde sait » qu’il détient la bombe. Afin d’être en
mesure de fermer les yeux sur le développement israélien de la
bombe, les États occidentaux se sont plu à se cacher derrière la
fameuse formule utilisée par les dirigeants israéliens depuis les
années 1960 : « Israël ne sera pas le premier à introduire l’armement
nucléaire au Moyen-Orient. » Cependant la non-adhésion d’Israël
au TNP et sa politique de l’ambiguïté n’ont pas qu’une dimension
diplomatique. Elles recouvrent aussi une certaine capacité nucléaire
qui est supposée déterminer une doctrine d’emploi/non-emploi
censée être adaptée à l’environnement de l’espace israélien, le tout
ayant des conséquences stratégico-politiques sur les rapports
entre Israël et ses voisins. Dans cet article, j’essaierai de reconstruire
et de comprendre la doctrine nucléaire israélienne à partir de la
fonction effective remplie par la bombe dans les rapports entre
Israël et ses voisins depuis la fin des années 1950 et je conclurai
sur la question de l’adhésion d’Israël au TNP.
Un mot d’abord sur la capacité nucléaire, ou ce qu’on appelle
communément la bombe israélienne, c’est-à-dire les têtes nucléaires
ainsi que leurs vecteurs, tant au point de vue de leur nature que
de leur nombre. Passant en revue différentes sources sur la
question, la Fédération des scientifiques américains (FAS) estime
qu’Israël possède aujourd’hui entre 100 et 200 ogives nucléaires,
dont différents types d’armes nucléaires tactiques [1].
En ce qui concerne les vecteurs, la Fédération les détaille comme suit :
– un nombre indéterminé de missiles sol-sol (SSM) à courte portée
Lance (130 km/450kg) de fabrication américaine ;
– une centaine de SSM Jéricho-1 (500-750 km/500 kg) de conception
française ;
– quelques fusées Jéricho-2 (1500-4000 km/1000 kg) développées
par Israël. Certains observateurs pensent que Jéricho-2 consiste
en les deux premiers étages du lanceur de satellite Shavit ;
– des missiles de croisière de la famille Popeye, soit lancés à partir
d’avions de combat et ayant une portée propre de 150 à 350 km,
soit lancés de sous-marins Dolphin de fabrication allemande, avec
une portée qui pourrait atteindre 1500 km.
Il faut bien entendu compléter ce rapide tableau par la
poursuite active du programme anti-missile Arrow et le déploiement
de satellites d’observation Offeq permettant de détecter le
développement de menaces non conventionnelles dans la vaste
région entourant le territoire israélien.
Malgré le flou entretenu par les autorités israéliennes (y
compris des doses d’informations savamment distillées de temps
à autre) et les divergences qu’on peut constater en relisant la
littérature sur la capacité nucléaire israélienne au point de vue de
la quantité d’ogives et de la portée exacte des vecteurs, un
consensus émerge sans aucun doute : Israël possède, relativement
à la France ou même à la Chine, une capacité appréciable
d’« overkill » à l’encontre de son environnement régional et sa
panoplie nucléaire inclut des armes tactiques. Ceci pose bien
évidemment la question de l’adéquation entre, d’une part, les
programmes de développement de systèmes d’armes et la capacité technologique qui en résulte et, d’autre part, la doctrine qui est
supposée sous-tendre ou accompagner l’ensemble.
L’usage de la bombe
Au départ, c’est-à-dire dès la fin des années 1950, l’option
nucléaire se voulait être une option de « dernier recours ». On se
plaisait à souligner, dans l’entourage du premier ministre de
l’époque, David Ben Gourion, l’asymétrie entre Israël et ses voisins,
tant au point de vue géographique que démographique : un territoire
exigu et sans profondeur stratégique face à un vaste espace arabe ;
une population israélienne n’ayant pas encore atteint les deux
millions d’âmes face à une centaine de millions d’Arabes. Il était
commode aussi de mettre en exergue l’asymétrie politique, d’un
côté une démocratie éprise de paix et de l’autre, des tyrans décidés
à la détruire. On pouvait même imaginer le scénario d’apocalypse :
une coalition d’armées arabes envahissant simultanément Israël
de tous les côtés. Face à cette vulnérabilité supposée, la bombe
pouvait apparaître comme constituant la seule police d’assurance
possible [2]. Jetant un coup d’oeil rétrospectif, la plupart des stratèges
israéliens pensent aujourd’hui que la stratégie nucléaire
israélienne était la bonne du fait qu’elle n’a cessé de dissuader une
attaque arabe d’envergure visant à la destruction de l’État juif.
Seuls de rares chercheurs comme Zeev Maoz ont essayé d’exposer
le caractère fallacieux de cette démonstration [3].
Pour que la perception de Ben Gourion à propos de la menace
arabe corresponde à la réalité, explique Maoz, il aurait fallu, à part
la rhétorique des dirigeants arabes de l’époque, que se constitue
une solide coalition inter-arabe et que de véritables préparatifs
militaires soient entrepris par les États arabes, principalement
par l’Égypte. Or, poursuit Maoz, au moment où les dirigeants
israéliens décidaient de se doter de la bombe, c’est-à-dire au
tournant des années 1960, la « menace arabe » était en train de
s’amenuiser, tant en termes de coalition que d’effort militaire.
Il est même légitime de penser que d’autres facteurs incitaient à l’option
nucléaire : peut-être le désir de faire comme les « grands », de
prouver et de se prouver qu’un fossé technologique sépare Israël
de ses voisins. Pourtant, ce n’est pas l’inadéquation entre la
décision israélienne de développer le nucléaire et la conjoncture
prévalant à l’époque qui pose véritablement problème. Supposons
en effet que l’option nucléaire n’était pas liée à la conjoncture et
était plutôt le produit d’une perception israélienne qui se voulait
prévoir la pire éventualité, même improbable, sur le long terme. La
question qui se pose alors, c’est de savoir si le programme nucléaire
israélien puis la détention effective de la bombe ont dissuadé
véritablement les États de la région et de quelle manière depuis le
milieu des années 1960 jusqu’à aujourd’hui.
Tout indique au départ que, dès la fin des années 1950,
l’Égypte n’ignorait pas que le réacteur de Dimona était susceptible
de servir à un usage militaire et le président Nasser lui-même
évoqua la question dans un discours en décembre 1960. Quand,
en 1963, des émissaires du président Kennedy lui proposèrent que
Washington oeuvre en vue d’un contrôle du programme nucléaire
israélien en contrepartie du gel de l’effort égyptien visant à
développer des missiles balistiques, Nasser répondit que la politique
de l’Égypte à l’égard d’Israël était une politique défensive et que la
production par Israël de matières fissiles à usage militaire porterait
l’Égypte à anticiper par une « guerre de protection » [4].
Si l’Égypte, au cours des années suivantes a bien été en deçà de cet
avertissement, ce n’est pas parce qu’elle en a été dissuadée par la
bombe israélienne, mais parce que l’amour-propre dans les
consultations diplomatiques amène à prendre des positions qui ne
sont pas nécessairement programmatiques. Car si d’une part, les
dirigeants égyptiens s’étaient sentis dissuadés par la bombe
israélienne en devenir et si d’autre part, leur politique de défense
avait été réellement volontariste, ils auraient renforcé leur potentiel
militaire classique pour être en mesure de faire face à la suprématie
israélienne (au lieu par exemple d’envoyer le tiers de l’armée
égyptienne guerroyer au Yémen).
Bien entendu, cela ne veut pas dire que la dissuasion israélienne ne fonctionnait pas, mais elle
était d’ordre conventionnel. Quant au profil bas qu’Israël voulait
maintenir à propos de son programme nucléaire militaire (ce qu’on
qualifie de politique d’ambiguïté), il n’ajoutait rien à la dissuasion
israélienne, comme on le prétend, mais le silence qui l’accompagnait arrangeait plutôt une Égypte nassérienne sensible aux réactions
éventuelles de l’opinion publique arabe.
La rupture du statu quo en mai 1967 par l’Égypte (demande
du retrait des forces d’interposition de l’ONU, déploiement de
l’armée égyptienne dans le Sinaï) en réponse aux menaces
israéliennes contre la Syrie constituait sans aucun doute un défi
à la dissuasion conventionnelle israélienne, tout en étant du point
de vue égyptien une démonstration de force essentiellement
politique. A cet égard, il ne semble pas que l’option nucléaire
israélienne ait été un facteur dans la prise de décision du Caire.
Cependant, telle n’était pas la perception à Tel-Aviv puisque, on le
sait maintenant, le souci de protéger le réacteur de Dimona
constitua un des facteurs ayant amené les dirigeants israéliens à
lancer l’attaque préventive au début du mois de juin. Il semble
aussi qu’à la fin du mois de mai, les ingénieurs de Dimona
rendirent opérationnelle la capacité nucléaire israélienne en
« improvisant » deux engins nucléaires explosifs [5].
On ignore jusqu’à maintenant si les dirigeants israéliens menacèrent – en secret – Nasser de représailles nucléaires si jamais il décidait d’une
attaque généralisée contre le territoire israélien.
Quoi qu’il en soit, la fulgurante victoire israélienne et
l’occupation de nouvelles terres arabes provoquèrent la mise en
place – cette fois programmatique – d’un substantiel effort militaire
de la part de l’Égypte et de la Syrie. Il serait ridicule, bien entendu,
de penser que ces deux pays (qui figurent parmi les premiers
signataires du TNP en 1968) pussent être dissuadés d’entreprendre
cet effort par une quelconque menace nucléaire israélienne. Pour
ces deux pays, l’objectif était maintenant de récupérer, par la force
s’il le fallait, le Sinaï et le Golan.
S’il pouvait donc y avoir un doute
sur les intentions arabes en 1967 en ce qui concerne le respect de
l’intégrité territoriale d’Israël, le doute n’était plus permis en 1973
quand les troupes égyptiennes et syriennes prirent l’initiative de
la guerre. Si la dissuasion nucléaire israélienne avait pour but la
protection du sanctuaire israélien, elle était donc sans objet face
à la tentative syro-égyptienne de prendre pied sur leurs territoires
perdus quelques années plus tôt. Cependant, là aussi, la réaction
des dirigeants israéliens face à l’attaque-surprise et au choc des
batailles perdues entre le 6 et le 8 octobre fut de prendre des
mesures « pré-nucléaires » et de déployer les missiles Jéricho
capables comme on sait de porter des têtes nucléaires. Certains
pensent que ce déploiement avait pour but principal de faire
pression sur l’administration américaine afin qu’elle prenne la
décision d’approvisionner l’armée israélienne le plus rapidement
possible. Mais quelle qu’en fût la raison, on ne peut qu’observer
l’inadéquation entre l’éventualité de déployer une arme de dernier
recours et la nature de la menace égypto-syrienne.
C’est au-delà de la ligne de front qu’Israël a connu son
premier défi nucléaire. En voulant se doter d’un réacteur civil avec
l’appui de la France, l’Irak, lui-même signataire du TNP, voulait
probablement être en mesure de développer, s’il le fallait, l’arme
nucléaire. Pour l’Irak, la menace résidait plus en Iran qu’en Israël.
Mais la destruction du réacteur Osirak par l’aviation israélienne
en juin 1981, que beaucoup avaient applaudie à l’époque, exacerba
les aspirations irakiennes au lieu d’y mettre un terme : l’objectif
irakien devenait cette fois franchement militaire et était entouré
par le plus grand secret. Ici aussi, cela en dit long sur le prétendu
succès de la dissuasion nucléaire israélienne. Au contraire, l’effort
irakien après 1981 et jusqu’au début des années 1990 pouvait être
considéré comme s’insérant dans la recherche de la dissuasion
mutuelle avec Israël. Cependant, il n’en était pas moins
déstabilisateur.
Pour que la dissuasion mutuelle opère dans le
sens de la stabilité, il faut, après une longue course vers la parité,
émaillée de crises dangereuses et d’un dur apprentissage politique,
qu’elle soit reconnue comme telle par les parties. C’est le cas par
exemple aujourd’hui de l’Inde et du Pakistan. Or dans le cas
présent, l’Irak n’était pas encore parvenu au bout de la course,
même si son président prétendait au printemps 1990 que son pays
était capable de détruire la moitié d’Israël en cas d’attaque de ce
dernier, et ceci sur un arrière-plan de campagnes très médiatiques
à Tel-Aviv, Washington et Londres (affaire du canon géant irakien).
Peut-être Saddam Hussein faisait-il une référence implicite aux
missiles irakiens et à l’arme chimique. Mais quoi qu’il en soit,
Israël était maintenant devant le défi de ne pas perdre sa position
stratégique dominante et sa capacité de dissuasion nucléaire
unilatérale et, pour cela, devait considérer la possibilité de prendre
appui sur sa supériorité conventionnelle et sa capacité à atteindre
avec précision tout objectif irakien ou arabe… Du point de vue du
strict équilibre stratégique, Israël pouvait être tenté (et était par
conséquent perçu comme étant réellement tenté) de frapper en
premier avant que la menace irakienne ne devienne véritablement
crédible.
Et pourtant, rien de la sorte n’eut lieu. Soit les dirigeants
israéliens avaient des doutes sur leur capacité à relever le défi
irakien par des frappes préventives, soit ils attendaient un moment
favorable. La conquête du Koweït par l’Irak, en provoquant
l’intervention américaine, leur épargna le dilemme et peut-être
l’échec. Au lendemain de la défaite infligée à l’Irak par l’armée
américaine, le journaliste militaire israélien Zeev Schiff dira que la
façon dont la guerre s’était déroulée avait été « presque un miracle
pour Israël », suggérant par là que les défis qui étaient posés à la
dissuasion israélienne avant l’invasion du Koweït étaient bien
plus difficiles à relever qu’on ne voulait le reconnaître [6].
Bien entendu, le fait que l’Irak lança ses fusées contre le territoire
israélien durant la guerre et que Washington demanda fermement
à Tel-Aviv de ne pas riposter atteste aussi de l’échec de la
dissuasion israélienne tant conventionnelle que nucléaire.
Il faudrait peut-être en tirer une leçon au point de vue de l’analyse
stratégique tant au niveau des observateurs que des acteurs euxmêmes
: le fait qu’un système régional soit pénétré par une ou
plusieurs grandes puissances extérieures fausse ou au moins
complique les considérations ou perceptions sur les rapports de
force et la dissuasion. En envahissant le Koweït et en provoquant
la mobilisation militaire américaine à son encontre, l’Irak l’a
appris à ses dépens. Israël lui-même n’avait pu développer son
potentiel conventionnel et nucléaire que grâce à l’appui actif de la
France avant 1967 et à l’appui ou la permissibilité américaine dès
la fin des années 1950.
L’échec de la dissuasion israélienne révélée par la crise du
Golfe en 1990-1991 n’est pas un échec purement objectif. C’était
aussi un échec subjectif, et ceci est bien plus grave, puisque la
dissuasion n’a pas pour but de punir, mais de prévenir et contient
par conséquent pour réussir un rapport psychologique entre le
dissuadant et le dissuadé. A partir du moment où les responsables
politiques et militaires israéliens se préoccupent de la protection
des foyers contre les armes chimiques, soufflent un vent de
panique dans leur opinion publique – et ceci fut le cas en 1991 et
aussi en 2003 lors de l’invasion américaine de l’Irak – et se lancent
dans le développement d’un système anti-missile, ils manifestent
alors un véritable doute sur leur propre stratégie. Ceci ne veut pas
dire bien entendu que les responsables politiques et militaires ne
doivent pas se préoccuper de la protection de leurs concitoyens,
mais il me semble que dans les deux cas en question, ils l’ont fait
au prix de la cohérence de leur stratégie nucléaire et peut-être
même au prix de son efficacité. Essayons de comprendre pourquoi.
Quel sanctuaire israélien ?
Il me semble que la confusion israélienne à propos de ce qui
fait et ne fait pas partie de son territoire, de son sanctuaire (jointe
à l’arrogance que procure la supériorité militaire classique), est la
raison principale des doutes et des questionnements sur la stratégie
nucléaire israélienne. Dès le lendemain de la guerre de 1967, les
trois principaux acteurs du front acceptent progressivement l’idée
d’un Israël souverain sur le territoire tel qu’il était à la veille de la
guerre : d’abord l’Égypte ; ensuite la Syrie ; enfin, lentement mais
sûrement, les Palestiniens sous l’égide de l’OLP. Pour ces trois
acteurs, auxquels se sont joints la plupart des États arabes, la fin
du contentieux avec Israël devait obéir à une équation simple : la
paix en échange de la récupération de tous les territoires occupés
en 1967.
Cette « conversion », pratiquement linéaire, des acteurs
officiels arabes ne signifiait nullement une reconnaissance de la
légitimité historique du programme sioniste, mais elle ne signifiait
pas moins une disposition à reconnaître de jure l’État d’Israël dans
le cadre de traités de paix.
Le problème, c’est que la même
disposition au compromis ne s’est pas manifestée avec la même
linéarité côté israélien. Il suffit de rappeler la fameuse déclaration
de Moshe Dayan après la guerre de 1967 sur le fait que Sharm el-
Sheikh sans la paix valait mieux que la paix sans Sharm el-
Sheikh, l’annexion de Jérusalem-Est, la colonisation des territoires
palestiniens occupés en 1967, l’application du droit israélien sur
le Golan. Quant au traité de paix séparé israélo-égyptien qui advint
en 1979 après le choc de la guerre d’Octobre, son objectif n’était
pas uniquement de faire sortir l’État arabe le plus puissant du
cadre de la confrontation, il était aussi de compenser l’évacuation
du Sinaï par la consolidation de la mainmise israélienne sur les
autres territoires occupés.
Pourtant la détention de la bombe, eu égard à la supériorité
incontestée d’Israël au point de vue conventionnel, aurait pu être
l’objet d’une doctrine de non-emploi dans le but de « sanctuariser »
le territoire israélien dans ses frontières d’avant 1967, ce qui
aurait eu pour conséquence de favoriser l’idée de l’évacuation des
territoires occupés au terme de négociations sérieuses avec la
Syrie et l’OLP et, par un phénomène de rétroaction positive, de
rendre inutile la bombe israélienne dans un Proche-Orient apaisé.
Au lieu de cela, et malgré le processus de Madrid dès 1991 et les
accords d’Oslo, le contentieux israélo-arabe est ravivé : poursuite
de l’occupation du Sud-Liban (jusqu’en 2000), échec des
négociations sur le Golan, aggravation de la colonisation dans les
territoires palestiniens, permissivité américaine à l’égard d’Israël,
stratégie américaine agressive dans tout le Moyen-Orient. Ayant
politiquement affaibli ceux des acteurs arabes qui avaient misé
sur la négociation, voilà qu’Israël contribue de lui-même à élargir
le cercle de ceux qui s’opposent à lui au-delà de l’arabité : axe Iran-
Syrie-Hezbollah, montée du Hamas, islamismes sous différentes
formes. Il faut ajouter aussi, que comme du temps de l’arabisme
dans les années 1950 et 1960, la réprobation du comportement
israélien par l’opinion publique arabo-musulmane est
commodément utilisée par des acteurs régionaux afin de marquer
des points dans la compétition qui les met face à face (telle la
rivalité entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, ou la lutte acharnée entre
les islamistes d’al-Qâ‘ida et cette dernière).
Que signifie tout cela en termes de stratégie nucléaire ?
Il me semble que l’extension du contentieux israélo-arabe crée, d’une
part, une incertitude chez les Israéliens à propos de leur propre
doctrine et, d’autre part, a un effet potentiellement déstabilisateur
dans leurs rapports avec leurs adversaires. Du point de vue des
Israéliens, la lecture de la nature de la menace devient malaisée :
comment distinguer ceux qui n’utilisent l’inimitié contre Israël que
comme carte dans une compétition interne ou intra-régionale, de
ceux qui n’aspirent qu’à la récupération des territoires occupés en
1967 et de ceux qui veulent la poursuite du conflit jusqu’à
l’établissement d’un État binational dans la Palestine du mandat
britannique ?
Ceci a pour conséquence de la part des dirigeants
israéliens d’exagérer la nature de la menace, de nourrir la crainte
que toute concession ne signifie un aveu de faiblesse, d’entreprendre
une quête toujours renouvelée de gagner sur tous les fronts et
contre toutes sortes de menaces, d’oeuvrer contre toute velléité
arabo-musulmane d’accéder à la technologie nucléaire et donc à
la dissuasion mutuelle, d’élargir la panoplie de systèmes d’armes
possibles au gré des demandes d’un « complexe militarotechnologique
» tel le système anti-missile et l’ANT, ce qui introduirait
cette dernière comme arme de combat en cas de doute sur la
capacité à emporter la décision sur le champ de bataille par des
moyens conventionnels.
Du point de vue des adversaires d’Israël, la
supériorité conventionnelle de ce dernier, sa détention de la bombe
et sa mainmise sur les territoires occupés provoquent en retour
des stratégies à multiples facettes suivant les acteurs concernés :
bombes humaines, bombardement « artisanal » et résistance locale
(exemples palestiniens), missiles de courte et de moyenne portée
(exemple Hezbollah), défense active mi-guérilla mi-classique contre
toute invasion (modèle Hezbollah 2006, probablement imité par la
Syrie), missiles de longue portée avec possibilité d’ogives chimiques
(modèle Syrie), développement d’un nucléaire civil à potentialité
militaire (Iran).
L’hésitation (ou la confusion) d’Israël sur la stratégie nucléaire
est sûrement le résultat de la fameuse « ambiguïté » étonnamment
louée sur sa détention de la bombe. En fait, il ne s’agit pas
d’ambiguïté, mais d’opacité [7] ou de camouflage de la réalité. Ce
camouflage n’a pas uniquement pour conséquence de fournir un
prétexte commode à la permissivité américaine (et européenne) à
propos de ce que fait Tel-Aviv en ce domaine, mais a aussi pour effet
d’interdire un débat public à l’intérieur d’Israël sur la question [8].
L’intérêt d’un débat public, c’est d’en circonscrire les termes, de
créer progressivement un consensus, de rendre les responsables
politico-militaires « comptables » de ce qu’ils disent et font, de créer
des certitudes chez soi et chez l’adversaire sur une question aussi
vitale. Certes, il est théoriquement possible qu’une doctrine précise
(telle que « riposte graduée » ou « coup de semonce ») ait été développée en secret par les stratèges israéliens, mais étant secrète, elle n’est ni déchiffrable par les adversaires ni n’engage réellement les
responsables politico-militaires israéliens si et quand survient
une crise. Je pense que dans le domaine nucléaire, une doctrine
secrète équivaut finalement à une absence de doctrine.
Il est possible maintenant de conclure par un retour à la
question de l’adhésion d’Israël au TNP. On pourrait penser que le
TNP a été doublement profitable à Israël : d’une part, parce que sa
non-adhésion lui a permis, comme on l’a vu, de garder ses options
ouvertes ; d’autre part, et inversement, parce que l’adhésion des
États voisins lui a permis de bénéficier des contraintes que le TNP
impose à ces États. Mais on a vu aussi que ce « deux poids – deux
mesures », loin d’avoir des conséquences stabilisantes pour la
région, a porté des États comme l’Irak et l’Iran à se nucléariser, a
été un des facteurs de la catastrophe irakienne depuis 1991 et est
susceptible de provoquer une grave crise internationale avec
l’Iran.
Amener Israël à adhérer au TNP indiquerait que les
puissances occidentales traitent tous les États de la région selon
les mêmes principes et faciliterait du même coup le respect par ces
derniers de leurs engagements internationaux. Bien entendu,
l’adhésion d’Israël au TNP devrait se faire en qualité d’État nonnucléaire
et non, comme certains ont pu le proposer, en tant
qu’État nucléaire. Cette dernière éventualité qui impliquerait aussi la reconnaissance du même statut au Pakistan et à l’Inde
ouvrirait une boîte de Pandore au niveau international et aurait
des retombées extrêmement négatives au niveau régional.
Il reste qu’il serait naïf de penser que l’adhésion d’Israël au
TNP en tant qu’État non-nucléaire puisse se faire sans de grandes
difficultés. L’argument – ou le prétexte – qu’utilise Israël avec le
soutien des puissances occidentales est que l’État juif est en
danger. Si tel est le cas, la tâche principale qui incombe à Israël et
aux puissances qui le soutiennent est la recherche de la paix. En
d’autres termes, il est important de rompre le cercle vicieux
concernant la relation entre la bombe et la prétendue situation
spécifique d’Israël : on se refuse à demander la dénucléarisation
d’Israël puisque sa sécurité est menacée ; on se refuse à lui
demander de prendre les mesures propres à lui assurer
véritablement sa sécurité (retrait des territoires occupés) puisqu’il
est militairement très fort. Pour rompre ce cercle vicieux, les États
signataires du TNP, c’est-à-dire la communauté internationale
dans son ensemble, devraient faire pression sur les États-Unis,
principal protecteur d’Israël, afin que soient simultanément
résolues et la question du conflit israélo-arabe et la question de la
nucléarisation d’Israël. L’exemple de l’Afrique du Sud où la fin de
l’apartheid a été intimement liée à la dénucléarisation indique le
chemin à suivre. Le problème, c’est que malheureusement, on n’en
est pas là.