Pendant l’escalade de violences entre Israël et la Palestine au printemps 2021, Hazem Nasser a fait ce qu’il était appelé à faire : il a commencé à filmer. À l’époque, Hazem Nasser travaillait en tant que journaliste pour la chaîne de télévision palestinienne Falastin Al-Ghad, où il a filmé les tensions croissantes entre les marches nationalistes juives, les manifestations palestiniennes et la brutalité de la police israélienne à Jérusalem.
Le 10 mai, Nasser a entrepris de filmer un affrontement entre des manifestants palestiniens et l’armée israélienne dans le nord de la Cisjordanie occupée. Cette journée reste gravée dans sa mémoire - non pas pour l’affrontement lui-même, ni pour les frappes militaires qui ont commencé plus tard dans la soirée entre le Hamas et Israël, mais pour ce qui lui est arrivé par la suite.
Nasser rentrait chez lui lorsqu’il a été arrêté par des soldats israéliens au checkpoint de Huwara, et emmené pour être interrogé. Nasser a croupi en détention pendant plus d’un mois alors que le Shin Bet, le service de sécurité intérieure israélien, l’interrogeait à plusieurs reprises.
"Toutes les questions portaient sur mon travail de journaliste", a déclaré Nasser. "Ils ont mis sur la table des images de mes reportages vidéo, notamment les funérailles d’un Palestinien mort, des personnes se rassemblant pour une manifestation, une place honorant un shaheed [martyr], une marche avec des drapeaux du Hamas. L’interrogateur m’a dit que je ne pouvais pas photographier ces choses, car il s’agit d’incitation. Je lui ai dit que j’étais journaliste et que c’était mon travail - montrer des images de ce qui se passe, et que les médias israéliens faisaient la même chose. Il m’a crié d’arrêter".
À la mi-juin, Nasser, âgé de 31 ans et originaire du village de Shweikeh en Cisjordanie occupée, a comparu devant un tribunal et a été accusé "d’incitation". Au lieu de se concentrer sur son travail journalistique, comme l’avaient fait les interrogatoires, l’acte d’accusation a énuméré quatre anciennes publications qu’il avait écrites sur Facebook entre 2018 et 2020, une période au cours de laquelle il a publié plus de 1 000 publications. Selon le document d’accusation, il avait fait l’éloge de l’assassinat en 2001 d’un ministre israélien du tourisme, Rehavam Ze’evi, et qualifié de "héros" un militant palestinien accusé d’avoir assassiné deux Israéliens, entre autres allégations.
L’une des raisons possibles pour lesquelles le travail de Nasser ne figure pas dans l’acte d’accusation - bien qu’il ait été au centre des interrogatoires - est que, même dans les tribunaux militaires de l’occupation israélienne, les critères de ce qui constitue une incitation n’incluent pas le journalisme, ou le simple fait de documenter des événements. Quoi qu’il en soit, Nasser pense que les interrogatoires et les accusations n’avaient qu’un seul et même but : le dissuader de documenter les abus d’Israël contre les Palestiniens. Parmi les journalistes palestiniens, il est loin d’être le seul.
"Ils ne font pas la différence entre un journaliste et un participant"
Depuis le début de l’année 2020, Israël a emprisonné au moins 26 journalistes palestiniens en Cisjordanie. Dans la plupart des cas, ces journalistes ont été placés en détention administrative - une méthode courante utilisée par Israël pour détenir des Palestiniens sans déposer de plainte - pour une durée allant de six semaines à un an et demi. Neuf de ces journalistes ont été inculpés, le plus souvent pour incitation, et ont passé en moyenne huit mois en détention.
En mars 2022, 10 journalistes palestiniens se trouvaient dans les prisons israéliennes pour avoir publié des documents en ligne - à titre privé ou dans le cadre de leur activité professionnelle - considérés comme une "incitation", selon Saleh al-Masri, qui dirige le Comité de soutien aux journalistes en Palestine. Trois des journalistes emprisonnés sont en détention administrative ; trois ont été inculpés ; et quatre sont détenus et interrogés dans le cadre d’enquêtes. (Sept autres journalistes sont emprisonnés pour avoir pris part à des activités violentes qui n’ont rien à voir avec le travail journalistique).
À l’aide d’entretiens, de rapports de presse et de documents juridiques, +972, Local Call et The Intercept ont examiné les dossiers de nombreux journalistes détenus par les forces de sécurité israéliennes pour avoir publié des documents. Lors d’entretiens avec nous, ainsi qu’avec d’autres médias, sept des journalistes ont déclaré que, pendant leurs interrogatoires, les agents de sécurité israéliens leur ont montré des vidéos d’actualité qu’ils avaient prises, qui montraient souvent des affrontements entre Palestiniens et forces israéliennes, des cortèges politiques ou des funérailles. Les interrogateurs ont dit aux journalistes que ces images constituaient une "incitation" et leur ont ordonné de cesser de documenter ces événements.
Dans certains cas, les journalistes ont été ultérieurement inculpés pour des motifs sans rapport avec leur travail professionnel ; dans d’autres cas, aucune inculpation n’a été prononcée et le journaliste a été emprisonné sans procès et finalement libéré. (Le Shin Bet n’a pas répondu à une demande de commentaire).
"Les arrestations ont généralement lieu alors que les journalistes sont sur le terrain", a déclaré Shireen Al-Khatib, associée chargée du suivi et de la documentation au Centre palestinien pour le développement et la liberté des médias (MADA), qui promeut et défend la liberté d’expression des médias dans les territoires occupés.
"Au cours de l’interrogatoire", poursuit-elle, "le journaliste se verra dire que les rapports qu’il publie sur Facebook sont considérés comme une incitation - et bien qu’il ne fasse que rapporter des nouvelles, le fait que ces nouvelles soient rendues publiques équivaut à une incitation. Souvent, le journaliste sera accusé d’avoir assisté à un événement politique en tant que photographe ou reporter. Mais [les autorités israéliennes] ne font pas de distinction entre un journaliste qui se trouve sur le terrain dans le cadre de son travail et un participant actif."
Al-Khatib, qui a interviewé des dizaines de journalistes palestiniens interrogés par le Shin Bet, a déclaré que le résultat de ce traitement est que les journalistes palestiniens vivent dans un état constant de peur, ce qui les conduit souvent à l’autocensure.
"Comme si le problème était la caméra, et non la réalité"
D’autres journalistes palestiniens ont fait des témoignages qui correspondent à l’expérience de Nasser. Sameh Titi, un reporter de 27 ans du camp de réfugiés d’al-Arroub en Cisjordanie, couvre les événements de sa région pour Al Mayadeen, une chaîne d’information arabe basée au Liban et réputée alignée sur le groupe militant Hezbollah. En décembre 2019, il a été placé en détention par les forces de sécurité israéliennes.
Titi a déclaré que l’interrogateur a remonté son profil Facebook avant de lui montrer des images de son propre travail. "Il m’a montré un reportage sur la fermeture de l’entrée du camp d’al-Arroub par l’armée", a déclaré Titi. "L’interrogateur m’a dit : "Vous n’êtes pas autorisé à filmer les positions militaires." L’interrogateur a également évoqué la présence de Titi à des événements liés au Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), un groupe politique de gauche qu’Israël considère comme une organisation terroriste.
Comme Titi et d’autres, Tareq Abu Zeid, un journaliste vidéo de Jénine, a été arrêté en octobre 2020 et interrogé par le Shin Bet dans ses locaux de Petah Tikva. L’interrogateur, se souvient Abu Zeid, lui a dit qu’il avait été arrêté parce que ses images semaient le trouble parmi le public palestinien.
"Toute l’enquête avait trait à la couverture en tant que journaliste - comme si le problème était la caméra elle-même, et non la réalité qu’elle documente", a déclaré Abu Zeid dans une interview pour Al Jazeera. Au cours de trois semaines d’interrogatoire, les interrogateurs ont soulevé des allégations concernant le travail d’Abu Zeid avec Al-Aqsa TV, une station associée au groupe islamiste palestinien Hamas, qu’Israël considère comme une organisation terroriste. Al-Aqsa TV a été interdite par Israël en 2019.
Fadi Qawasmeh, avocat représentant Abu Zeid, a fait valoir devant le tribunal que les accusations portées contre son client relevaient de l’application sélective de la loi, puisqu’aucune action en justice n’avait été engagée contre un autre employé de la chaîne Al-Aqsa TV, et que l’armée israélienne savait depuis des années qu’Abu Zeid travaillait dans cette chaîne, bien avant qu’elle ne soit déclarée illégale. Abu Zeid était déjà en prison depuis près de 10 mois lorsque, en juin 2021, le parquet militaire lui a proposé une négociation de peine pour le temps déjà passé en prison et une amende d’environ 2 500 dollars. Abu Zeid a accepté et a été libéré de prison le mois suivant.
"Le but était de faire obstacle à mon journalisme - et ça a marché"
Titi, le journaliste d’Al Mayadeen, a finalement été accusé de trois délits, dont certains étaient liés à son travail journalistique et d’autres non.
L’acte d’accusation à son encontre citait sa "présence à un rassemblement illégal" pour avoir assisté à plusieurs funérailles de jeunes Palestiniens qui avaient été tués. En 2019, Titi avait couvert les funérailles d’Omar al-Badawi, un membre présumé du FPLP qui a été tué par l’armée israélienne. (Selon une enquête interne de l’armée, al-Badawi ne représentait aucun danger pour les soldats et ceux-ci n’avaient pas à faire usage de tirs réels).
Selon l’acte d’accusation, les funérailles étaient organisées par le FPLP et Titi a donc enfreint la loi en s’y rendant. L’accusation n’a pas mentionné que Titi couvrait les funérailles en tant que journaliste, que des journalistes israéliens et internationaux couvrent régulièrement de telles funérailles, et qu’il était parmi des centaines d’autres personnes présentes ce jour-là.
Outre son travail de documentation des funérailles, l’acte d’accusation reproche à Titi d’avoir participé, en 2016, à des activités sur le campus de son université à Hébron, organisées par un groupe d’étudiants affilié au Hamas.
L’acte d’accusation a également affirmé que deux publications Facebook de Titi constituaient une incitation. Dans l’une d’entre elles, datant de 2018, Titi partageait une photo de Palestiniens qui avaient été tués par l’armée - l’acte d’accusation décrivait les hommes morts comme des "terroristes" - et écrivait : "Méfiez-vous de la mort naturelle, ne mourez pas, sauf par les balles." Dans un post de 2017, Titi a mentionné sa participation à un concours littéraire organisé par le groupe d’étudiants lié au Hamas. Titi a déclaré que les publications sur les réseaux sociaux ne lui ont pas du tout été montrées lors de ses interrogatoires.
En 2020, Titi a été a accepté le plaidoyer de culpabilité [ndlr : un plaidoyer de culpabilité permet de faire l’économie d’un procès et donne directement lieu à une audience consacrée à la peine, et à un jugement portant condamnation] ; il a été emprisonné pendant six mois et condamné à une amende de 5 000 shekels, soit environ 1 500 dollars.
"J’ai cessé de faire des reportages sur les personnes tuées et ou les funérailles. J’ai peur de filmer des confrontations avec l’armée, et je ne documente pas les positions militaires ou les soldats", a-t-il ajouté. "Le but a toujours été de limiter mon travail de journaliste - et ça a marché".
"La documentation est une incitation"
Bon nombre des épreuves vécues par les journalistes se terminent par des négociations de plaidoyer de culpabilité avec les procureurs militaires israéliens. Nasser, le journaliste de Falastin Al-Ghad, en a conclu un à l’issue de son procès, après que le juge a estimé que les publications de Nasser sur Facebook atteignaient à peine le "faible seuil" d’incitation. Nasser a été condamné à une peine de trois mois de prison, en espérant recevoir un "crédit" pour le temps déjà purgé en prison.
"Nasser a choisi d’avouer afin d’être libéré", a expliqué Mazen Abu Aoun, son avocat. "Les juges décident presque toujours que les journalistes restent en détention jusqu’à la fin de la procédure. Ils les emprisonnent pendant des mois, puis le parquet militaire leur propose un accord de plaidoyer : avouez certains des délits, et la peine correspondra au nombre de jours que vous avez déjà purgés. Après cela, vous serez libéré immédiatement. De cette façon, tout le monde est d’accord."
En fin de compte, le temps purgé par Nasser n’a pas limité son séjour en prison. Bien qu’il ait accepté le plaidoyer de culpabilité, il a appris une semaine avant sa date de libération que le Shin Bet avait émis un ordre de détention administrative à son encontre qui le maintiendrait derrière les barreaux.
Nasser a langui en détention sans un second procès - ou de nouvelles accusations - pendant cinq mois supplémentaires. "Ils n’avaient rien pour m’inculper", a-t-il déclaré. "La Cisjordanie était en flammes en mai, et en tant que journaliste, j’ai tout documenté sur le terrain. On m’a arrêté pour m’empêcher de documenter. L’acte de documentation lui-même - c’est considéré comme une incitation à leurs yeux."
Depuis qu’il a été libéré en décembre 2021, après huit mois de prison, Nasser ne poste pratiquement rien sur Facebook. Il craint que d’autres allégations fallacieuses ne l’éloignent à nouveau de sa famille - une possibilité qu’il ne peut pas envisager. "Je suis marié et j’ai un enfant", a expliqué Nasser. "Ils m’ont arrêté quand il avait huit mois et m’ont relâché alors qu’il savait déjà parler".
Traduction : AFPS