Deux femmes et un adolescent sont debout près de la barrière séparant Gaza d’Israël, ils agitent des drapeaux palestiniens. Quatre autres adolescents s’approchent. L’un d’eux, Othman Hiles, 14 ans, porte un chandail blanc et un pantalon sombre. Il va jusqu’à la barrière, la touche, marche le long de celle-ci sur quelques mètres, la touche à nouveau. Il pose le pied sur la barrière et commence à grimper. Alors que son second pied atteint la barrière, un coup de feu éclate. Othman est touché à la poitrine et tombe.
Un mois après, l’avocat général de l’armée israélienne, Sharon Afek, a ordonné une enquête sur l’incident. Plus d’un an plus tard - après l’ouverture de 10 autres enquêtes sur le meurtre de manifestants à Gaza - l’armée a annoncé que le soldat responsable de la mort de Hiles a été reconnu coupable d’« excès de pouvoir de façon à mettre en danger la vie et la santé humaines ». Grâce à une négociation de peine, l’armée l’a condamné à un mois de travail d’intérêt militaire, quatre mois avec sursis et l’a rétrogradé au rang de deuxième classe.
Nous ne saurons jamais ce qui s’est passé au cours des réunions de l’Advocature Générale de l’Armée, l’année où Afek et ses subordonnés ont décidé d’enquêter sur la mort de 11 manifestants palestiniens seulement, de n’inculper qu’un soldat, d’accepter une absurde négociation de peine et, surtout, de conserver les règles d’ouverture de feu des forces armées.
Ce n’est pas ce qui importe vraiment. Ce qui importe ce sont les faits : Othman Hiles, âgé de 14 ans seulement, a été tué il y a plus d’un an, le 13 juillet 2018. Ce qui est important, c’est qu’il a été filmé quand il a été abattu alors qu’il escaladait la barrière, en face de la ville de Gaza, pendant une des manifestations hebdomadaires que les Gazaouis organisent presque chaque fin de semaine depuis la fin mars 2018. Ce qui importe c’est que, depuis que les manifestations ont commencé, les forces de sécurité israéliennes ont tué 222 manifestants et en ont blessé environ 8 000 par des tirs à balles réelles.
Ce qui importe, c’est que 45 de ceux qui ont été tués étaient mineurs, 28 d’entre eux avaient moins de 16 ans, et que la plupart des victimes n’étaient pas armées et ne mettaient pas en danger les soldats bien protégés derrière une barrière électronique, à des dizaines de mètres plus loin. Il y avait des postes de guet, des jeeps, des mesures de contrôle des foules et parfois, des blindés.
Deux cent vingt-deux personnes ont été tuées.
L’armée a refusé de revoir ses règles d’ouverture de feu, promettant seulement de faire des enquêtes sur les « incidents exceptionnels ». A ce jour, 11 cas de ce genre ont été repérés, selon un communiqué de l’armée. Pourquoi onze ? Pourquoi ces onze ? A chacun de deviner.
Certains de ces incidents ont été filmés ; d’autres, comme le meurtre de l’ambulancière Razan al-Najjar ou de l’adolescent Muhammad Ayoub, ont attiré l’attention et la critique internationales. Est-ce pour cela que l’armée a choisi d’enquêter sur ces cas ? Peu probable. Pourquoi pas d’autre incidents bien connus et non moins choquants, tels que le meurtre de Ahmad Abu Tyour, âgé de 16 ans, abattu par les soldats après qu’il ait jeté une pierre sur eux, tout en leur faisant signe ?
L’objectif principal des enquêtes sur ces « cas exceptionnels » n’est pas de dévoiler la vérité ou de s’assurer que ne soient plus tués des civils non armés et non dangereux. Bien au contraire : c’est pour continuer le spectacle mensonger d’un système de justice fonctionnel et du raisonnement tordu selon lequel tuer des centaines de Palestiniens et en blesser des milliers - loin d’être des « exceptions » - est légitime.
C’est pourquoi ces enquêtes sont vides de sens. Elles se concentrent toujours sur les soldats sur le terrain - jamais sur les officiers qui les ont entraînés ou les responsables de l’advocature qui ont approuvé les procédures et les règles d’ouverture de feu qui les dirigent. Ceux qui portent vraiment la responsabilité ne sont jamais traduits en justice ni même soumis à enquête.
L’armée, pendant ce temps, s’efforce de ne pas aller trop loin dans les enquêtes. Il suffit d’examiner comment l’Unité des Enquêtes de la Police Militaire - étroitement surveillée par le cabinet de l’avocat général - gère les enquêtes : elles durent pendant des mois, ne recueillent pas de preuves extérieures, s’appuient presque exclusivement sur les explications des soldats impliqués dans l’incident (et, dans certains cas, sur les explications des victimes palestiniennes). Le dossier est rapidement refermé, par manque de preuves ou pour « défaut de culpabilité » - après avoir accepté inconditionnellement les déclarations des soldats même quand elles se contredisent entre elles.
Mais même un système efficace de blanchiment a besoin d’une feuille de vigne pour faire taire les critiques. C’est pourquoi, parfois, une enquête aboutit vraiment à des poursuites et à une reconnaissance de culpabilité. Pourquoi ce soldat en particulier qui a tué Othman Hiles, 14 ans ? A chacun de deviner - précisément parce que la mise en accusation dans ce cas fait partie de la farce du système.
C’est pourquoi le soldat n’a pas été inculpé d’« homicide » ni même d’« homicide involontaire » mais « d’abus d’autorité de façon à mettre en danger la vie et la santé humaines ». C’est pourquoi malgré la vidéo de l’adolescent se tenant presque seul près de la barrière périphérique dans une zone calme, l’armée a déclaré en toute sincérité que « l’enquête n’avait pas découvert de preuves qui répondent à des critères criminels et qui établissent un lien de causalité entre le tir du soldat et le dommage corporel à l’émeutier ».
On peut seulement imaginer comment se prennent les décisions dans les bureaux de l’armée à Tel Aviv, qui valide les règles d’ouverture de feu, qui ouvre et clôt des enquêtes sur des personnes tuées par ces mêmes règles et qui décide d’en arriver à des négociations de peine trop absurdes pour être prises au sérieux.
Pendant ce temps, dans Gaza soumise au blocus ? Asmahan Hiles, la mère d’Othman, envisage une réalité bien différente : « Depuis que Othman a été tué, j’ai regardé l’enregistrement à maintes reprises, en me demandant ce qu’il avait fait de si terrible. Je regarde la vidéo et je pleure toutes les larmes de mon corps. Je me demande ce qu’il a ressenti quand la balle a transpercé son corps. Est-ce qu’elle a causé beaucoup de douleur à mon petit garçon ? Comment a-t-il pu supporter la douleur de la balle quand elle l’a touché ? »
Traduit de l’anglais par Yves Jardin, membre du GT de l’AFPS sur les prisonniers