La guerre du Liban [1] s’est conclue
le 25 août dernier par l’arrêt des
hostilités. Mais aucun des objectifs
successifs avancés par le gouvernement
israélien pour la justifier - récupérer
les deux soldats pris dans une action
militaire par le Hezbollah, anéantir cette
organisation, puis au moins repousser
ses milices armées vers l’intérieur du
pays, enfin obtenir leur désarmement -
n’aura été atteint. Les deux soldats capturés
sont toujours aux mains des adversaires
dans l’attente de « l’échange de
prisonniers » qu’ils demandent, le Hezbollah
n’a été ni anéanti, ni repoussé, ni
désarmé. En revanche il est devenu une
idole, non seulement d’une partie du
peuple libanais, mais aussi de citoyens du
monde arabe, de toutes confessions.
« Chaque nouvelle génération arabe
déteste Israël plus que la génération précédente.
» Même si elle a été prononcée
par le président syrien Bachar al Assad,
cette phrase traduit une certaine réalité.
Les peuples arabes, et désormais plus
largement une grande partie des musulmans,
stigmatisés et attaqués par la politique
américano-israélienne du « choc
des civilisations », voient en Israël un
agresseur, criminel, qui viole toutes les
règles du droit et qui méprise toutes les
démarches de paix comme la proposition
arabe de 2002, réitérée récemment
et aussitôt dédaigneusement repoussée
par Israël.
La fuite en avant
Les Israéliens quant à eux n’ont pas vu,
ou pas de la même façon, les images de
mort et de destruction au Liban qui sont entrées dans chaque maison arabe, dans
chaque maison musulmane, au Moyen-
Orient, en Asie, en Amérique, en Afrique,
en Europe. Ils ne veulent pas voir l’impact
que les images des enfants israéliens écrivant
d’affectueux messages sur les obus
prêts à être tirés sur des villages libanais
ont eu sur eux. « Les Israéliens n’ont pas
fait attention à ces images, qui ont été peu
montrées à notre télévision. Ils étaient
beaucoup trop occupés par les dommages
infligés à nos villes du nord. Ici,
les sentiments de pitié et d’empathie pour
les non-Juifs sont émoussés depuis longtemps.
Mais c’est une terrible erreur
d’ignorer ce résultat de la guerre », écrit
Uri Avnery dès le 26 août, tandis que le
chef du gouvernement Ehud Olmert se
pavanait sur les écrans avec des messages
de victoire. Mais la plupart des
Israéliens ne croient pas vraiment à cette
victoire. Ils sentent que le pouvoir dissuasif
de l’armée israélienne a été entamé,
que l’armée libanaise et la force internationale
qui seront déployées le long
de la frontière ne toucheront pas au Hezbollah.
Il en résulte des sentiments de
colère mêlés à une certaine perte de
confiance dans la supériorité de leur
armée. Colère non pas contre le déclenchement
de cette guerre, mais contre sa
conduite et le fait de ne l’avoir pas gagnée.
Les critiques contre le Premier ministre
Olmert, le ministre de la Défense Peretz
et le chef d’état-major Halutz ont surgi
dans différentes couches de la société.
Cet échec aurait pu conduire ces hommes
à démissionner ou au moins à remettre
leur mandat en question. Mais il n’en a
pour eux jamais été question. Ils ont
continué à détruire et à assassiner à Gaza,
à étouffer partout la société palestinienne,
à développer la colonisation en Cisjordanie
et à Jérusalem et à promettre un
« second round » au Liban. Au prix aussi,
du reste, d’une politique économique qui
pénalise lourdement en Israël même les
catégories les plus pauvres ou les plus
fragiles de la population. Ils ont donc
opté pour la fuite en avant pour rester au
pouvoir dans cette période de crise, et
pour l’union nationale avec des forces
de la droite la plus extrême.
Comment faire accepter ces nouveaux
excès de dirigeants en faillite par les
Israéliens ? En entretenant la peur, la
peur des Palestiniens, du Hezbollah et de
son allié, l’Iran qui préparerait une bombe nucléaire pour les anéantir -l’épouvantail
du nucléaire iranien (qui n’existe
pas et n’existera pas dans les années qui
viennent [2] est commode pour actionner
encore davantage les ressorts de la peur.
Mais aussi en renforçant le sentiment
qu’une « société internationale » serait
partiale au détriment d’Israël.
Chaque propos, chaque information est
décortiquée et interprétée pour tenter
d’alimenter ces peurs. A partir de là, la
majorité de l’opinion israélienne ne voit
plus que ces « menaces ». « Ce dont les
Israéliens sont convaincus, c’est que
nous sommes exposés à un danger existentiel.
Ce qui est gommé de la conscience
israélienne, c’est qu’Israël est une puissance
militaire, que son armement est
par nature meurtrier et effrayant.(...)
Instiller la peur chez les Israéliens vise
à obtenir un soutien à la politique de
constante escalade qui est celle de
l’armée israélienne. (...) En Israël, l’establishment
militaire est lié par un cordon
ombilical à l’establishment des preneurs
de décisions politiques : amplifier la
menace sécuritaire qui pèse sur les Israéliens- tout en la coupant parfaitement
de la réalité de l’occupation israélienne- assure le maintien du soutien israélien
à la fable qu’il y a une solution militaire,
et non politique, autrement dit le
soutien à la continuation du régime
d’occupation et de dépossession, avec
les privilèges qu’il procure aux Israéliens
», écrit la journaliste Amira Hass [3].
Finalement, c’est le pire des scénarios
imaginés par plusieurs analystes [4] qui
s’est produit. Il n’y a eu ni démission du
trio criminel responsable de l’agression
sur Gaza et sur le Liban, ni élections
anticipées. Ehud Olmert a obtenu l’entrée
consensuelle dans le gouvernement
comme vice-Premier ministre du représentant
de la droite la plus extrême,
Avigdor Lieberman.
Le besoin d’un « homme fort »
Les sondages ont montré que l’opinion
publique n’avait plus confiance en ses
dirigeants. Le sentiment de défaite et
de défiance à l’égard de l’ancienne direction
s’est traduit par l’aspiration à un
nouveau père fort, un chef. La solution
est venue d’Avigdor Lieberman qui s’est
fait le plus ardent défenseur d’un changement
de système vers un régime présidentiel,
proposition votée par le gouvernement
israélien le 20 octobre.
Dans son éditorial du 24 octobre, le quotidien
Haaretz commentait ainsi cet événement
: « Par un acte d’un cynisme
quasiment jamais vu dans la politique
israélienne, le gouvernement a voté
dimanche pour la proposition d’Avigdor
Lieberman (Israel Beitenou) de modifier
le système politique. La plupart des
ministres sont contre, ce qui signifie
que, lorsqu’ils ont voté, ils savaient
qu’ils se déjugeaient. Particulièrement
caricatural a été le ministre des Retraites,
Rafi Eitan (parti des retraités) qui a
déclaré qu’il avait voté pour parce qu’il
savait que cette terrible proposition
n’avait aucune chance de passer à la
Knesset. La vraie raison, c’est que les
ministres n’ont pour but que de rester
au pouvoir. C’est en faisant un gros clin
d’oeil que Lieberman va entrer au gouvernement.
Il sait que le système politique
ne sera pas modifié, mais il sait
aussi qu’il a réussi à
accomplir quelque
chose qui, jusqu’à
dimanche dernier,
paraissait impossible :
s’assurer le poste le
plus sensible du pays :
ministre chargé des
menaces stratégiques.
Le choix pour ce poste
de l’homme le plus frénétique,
le plus irresponsable
de notre paysage
politique constitue une menace
stratégique en elle-même. Le manque
de retenue de Lieberman, sa langue
effrénée, comparable seulement à celle
du président iranien, pourraient conduire
la région tout entière à un désastre. » [5].
Quoi qu’il en soit, le chef de file de la
droite extrême entrera au gouvernement
à l’un des postes les plus sensibles. Le
parlement israélien approuvera cette
nomination le 30 octobre par 61 voix
contre 30 (sur 120 députés). Alors, estce
vraiment une mauvaise surprise ou la
suite logique d’une politique ?
L’homme du “nettoyage” et du “transfert”
La soif du pouvoir des uns rejoint l’aspiration
à l’homme fort des autres. Cette
arrivée au pouvoir d’un homme politique
que certains commentateurs israéliens
n’hésitent pas à qualifier de fasciste
traduit-elle une dérive politique ou estelle
le révélateur de la vraie nature du
gouvernement actuel, de ses objectifs
et de ses stratégies ? Car enfin, Lieberman
veut se débarrasser des Palestiniens
et prône le transfert en dessinant
les frontières d’Israël et en détruisant
toutes les infrastructures palestiniennes.
C’est ce que disait ouvertement Ehud
Olmert quand il était maire de Jérusalem.
Et que font d’autre les gouvernements
israéliens successifs depuis 2000 ?
Lieberman, en voulant « nettoyer » Israël
de ses citoyens arabes d’Israël et en faisant
même de cela sa priorité ne participe
t-il pas de cette politique définie en
2001 par Ariel Sharon : « achever ce
qui ne l’a pas été en 1948 » ? Il veut
envoyer « au paradis » les dirigeants du
Hamas et du Djihad [6]. Que font d’autre
les gouvernements israéliens depuis
2000 (comme ce fut le
cas avec les dirigeants
de l’OLP ) ?
Donc, à première vue,
l’entrée d’Avigdor Lieberman
au gouvernement
ne devrait pas
représenter une rupture
avec le passé mais plutôt
être en continuité
avec les politiques précédentes.
En effet, en
même temps que la colonisation s’est développée à un rythme
effréné depuis 2002 sous les gouvernements
d’Ariel Sharon, une politique de
ségrégation ethnique accentuée a évolué
clairement vers la poursuite du « nettoyage
ethnique » [7]. La barrière dite « de
protection » est bel et bien une barrière
de séparation en vue d’annexer des terres
vidées de leurs habitants
palestiniens, le
système d’infrastructures
routières en Cisjordanie
a pour but la
séparation, les analystes
sérieux constatent
que le « désengagement
israélien de
Gaza » n’a eu lieu
qu’en raison de la densité
de population
palestinienne de
même que les retraits annoncés par Ehud
Olmert et aujourd’hui par Avigdor Lieberman.
La crainte de choquer l’opinion
internationale et aussi l’absence de pays
de repli dans le contexte actuel empêchent
sans doute le gouvernement israélien
d’opérer un vrai transfert massif
mais une série de mesures et d’agressions
continuent à viser le transfert, en
rendant la vie des Palestiniens de plus en
plus insupportable, en les enfermant dans
des zones définies et sous contrôle. La
diabolisation de toute la société palestinienne,
renforcée depuis ses élections
de janvier dernier et le discours israélien
sur les « zones densément peuplées »
banalisent le phénomène et préparent -
espèrent-ils - l’opinion internationale à
admettre cette politique dans l’espoir
que le remodelage américain du Moyen-
Orient permettra de réaliser concrètement
leur objectif de vider autant que
possible la zone des Palestiniens. « Lieberman
a peut-être l’air d’un extrémiste
pour des oreilles innocentes
ou qui feignent
l’innocence, mais en bien
des matières, il dit exactement
ce qu’Israël
fait. » [8] Encore ne faut-il
pas minimiser le danger
de cette montée en
puissance du discours. Il
y a certes de l’hypocrisie
dans le fait de ne pas
appeler les choses par
leur nom et de les enrober
de discours plus ou moins lénifiants,
mais les affirmer avec assurance tend à
les légitimer par le plus grand nombre.
Il est donc très inquiétant qu’un sondage
israélien ait conclu que nombre d’électeurs
israéliens juifs souhaitaient avoir
Avigdor Lieberman comme Premier
ministre.
Qu’y a-t-il donc de si « cynique », comme
le dit Haaretz, dans l’ascension d’Avigdor
Lieberman avec la bénédiction, à une
exception près [9] de l’ensemble du gouvernement
israélien ? Peut-être est-ce
tout simplement - et c’est là que réside
la rupture avec le passé - qu’Avigdor
Lieberman, lui, veut aujourd’hui aussi
toucher à la « démocratie israélienne »
en tentant de la transformer en un régime
ouvertement autoritaire [10] N’est-ce pas
une évolution logique annoncée par certains
dès les années 49-50 et par d’autres
après 1967 ? « Il sait que le système politique
ne sera pas modifié » affirme Haaretz.
A voir... Le même éditorial notait
pourtant que ce qui s’est passé le 20
octobre était impensable quelques jours
auparavant.
Se montrant souvent aveugle et sourd
quand il s’agit du sort qu’il fait aux
Palestiniens (et la plupart du temps
convaincu qu’« il n’y a pas d’autre
choix » [11]), le peuple israélien va-t-il enfin
entendre les mises en garde de certains de
ses membres et regarder au moins d’où
vient réellement le danger pour lui-même ?
Et sortir de « l’impasse » dans lequel il se
trouve - et dans laquelle du même coup
il enferme le peuple palestinien ?
Sylviane de Wangen