Photo : Attaque de colons, Jit, Cisjordanie, 16 août 2024 © Activestills
À Gaza, les dizaines de milliers de morts et de blessés, les destructions, l’extrême précarité de la vie, l’angoisse permanente du lendemain sont une source majeure de dommages psychologiques autant que physiques. Pris dans cette nasse, les gens souffrent d’anxiété, de dépression ou de crises de panique. Cependant, écrit Samah Jabr, « malgré tout ce qui est publié sur la psychopathologie de guerre, mon impression est que la maladie mentale demeure l’exception en Palestine. […] En dépit des maisons démolies et de la pauvreté extrême, cette [résistance collective] est basée sur des fondations familiales, une ténacité sociale et des convictions spirituelles et idéologiques ». Pour autant, jusqu’où tout cela pourra-t-il tenir ? Car, dans la situation d’extrême urgence vitale à Gaza, les problèmes de santé mentale sont majeurs et nécessiteront un effort colossal pour permettre aux personnes de reconstruire une capacité à faire face.
En Cisjordanie aussi l’occupation génère un énorme problème de santé mentale : l’injustice, les humiliations quotidiennes et les traumatismes blessent de manière répétitive chaque Palestinien. C’est un véritable travail de sape. L’exemple des checkpoints est à lui seul emblématique : les Palestiniens ont appris à attendre, immobiles et silencieux, sans jamais protester. Il ne faut pas protester car on ne peut jamais savoir jusqu’où peut aller la morgue méprisante des soldats. Cependant, cette indignation refoulée génère naturellement un état dépressif de soumission. C’est précisément cette acceptation, cette capitulation intériorisées qui constituent l’objectif ultime de l’occupation.
L’humiliation des Palestiniens est une fin en soi. Aucun individu n’est épargné. L’objectif est de les réduire à un état de silence passif, à un sentiment de vulnérabilité et de faiblesse. « D’un point de vue psychologique, l’expérience de l’humiliation est hautement pathogène. Elle sape l’ego et conduit à des états de rage impuissante » écrit Samah Jabr. C’est de cette façon que « l’assassinat de l’âme palestinienne est en cours », souligne-t-elle. Car cette soumission insupportable cherche inévitablement un exutoire… Et pour juguler ce sentiment d’infériorité intériorisé, les gens développent des comportements malveillants et impitoyables les uns envers les autres : « ceux qui sont incapables de se défendre nous servent de dépotoirs où jeter notre humiliation et nous transférons sur eux notre propre sentiment de honte ». Pour affronter cette dégradation des valeurs liée au colonialisme, la psychiatre juge indispensable d’aider les individus et les groupes à « mettre en mots l’humiliation enfouie », afin de générer un contre-récit des événements subis et « désacraliser » leur agresseur. L’objectif est de consolider le sumud.
Le sumud, c’est un état d’esprit et une orientation volontariste vers l’action. C’est une attitude de défi résolu face à l’occupant, une aptitude à l’endurance qui s’apprend et se transmet. Il préserve l’identité et la culture face à l’élimination. Dès lors, « il est de la responsabilité d’un gouvernement d’union nationale de promouvoir le sumud face à l’occupation, la corruption et la dégradation morale » écrit Samah Jabr. Il s’agit de renforcer la solidarité face aux structures oppressives. C’est pour elle un enjeu politique majeur, à total contre-courant des pratiques actuelles, qui est indispensable à la réduction des ravages psychiques de l’occupation.
Il s’agit également de désacraliser le colonialisme. C’est-à-dire, être en mesure de comprendre ses stratégies pour mieux les mettre en perspective ou les dénoncer. Au cœur de ces stratégies, il y a la victimisation des Israéliens qui se réfugient constamment derrière le « droit à se défendre ». Ce « droit » se fonde sur une justification reprise par la plupart des médias : la peur des Israéliens face à la haine palestinienne. Ceux qui ont peur bénéficieraient ainsi de notre empathie, notre répulsion allant vers ceux qui haïssent. Et ce d’autant plus que cette haine serait due à l’antisémitisme et réactiverait constamment les traumatismes de la Shoah. Qu’importe si, avant la Nakba, de nombreux Palestiniens musulmans ou chrétiens étaient mariés à des juifs vivant en Palestine, puisque ce passé n’existe pas. Dès lors, cette haine ne serait pas dirigée contre l’occupation illégale mais contre les Juifs.
La « peur » des Israéliens est en fait un instrument politique qui justifie, sur un mode paranoïaque, le traitement cruel des Palestiniens. Et il semble aller de soi que cette « peur » ne pourra s’apaiser que lorsque les Palestiniens auront disparu. Sont ainsi absous les criminels « effrayés » face aux victimes « effrayantes ». En fait explique Samah Jabr : « Ce qu’Israël craint réellement, c’est sa propre “ombre” obscure, c’est sa violence et sa haine immenses, non assumées et projetées sur les Palestiniens ». Car ce n’est pas la peur mais la haine qui a permis les massacres et la destruction des villes et des villages lors de la Nakba. C’est elle qui pousse les soldats à tuer des prisonniers menottés ou des blessés inconscients. C’est la haine qui incite les colons à brûler les villages et à déraciner les vieux oliviers de Palestine.
Dès les années cinquante, la philosophe Hannah Arendt avait été particulièrement lucide sur les risques de dérive auxquels allait être confronté le jeune État israélien. Elle écrivait « La mort de l’empathie humaine est l’un des premiers signes et le plus révélateur d’une culture sur le point de sombrer dans la barbarie ». N’en est-on pas là aujourd’hui ? C’est ce que montre Innocence un film du réalisateur israélien Guy Davidi qui vient de sortir en version française. L’auteur interroge le fait de « grandir dans un pays qui vous oblige à devenir soldat ». Selon lui, l’identité militarisée d’Israël nécessite de « briser et de déformer les lignes douces de l’enfance ». Cet engagement dans la violence fait de nombreuses victimes. C’est ce qu’un adolescent exprime dans le film : « Je regarde autour de moi et je ne vois que des tueurs. » De fait, presque toutes les familles israéliennes ont au moins un membre activement impliqué dans le meurtre de Palestiniens.
C’est pourquoi, selon Samah Jabr, l’obsession névrosée des Israéliens à assimiler toute critique à de l’antisémitisme a pour fonction essentielle de servir de camouflage à cette monstruosité. Ainsi, le plus constructif serait d’aider Israël à distinguer la réalité du fantasme… Pour reconnaître que la fin de l’occupation est le seul recours contre ses peurs.
Bernard Devin