Mesdames et Messieurs,
Je suis très honoré de me trouver devant un tel public et devant votre jury qui comprend les plus renommés des intellectuels et des théoriciens et militants des droits humains. Je voudrais aussi remercier les organisateurs du Tribunal Russel sur la Palestine de m’avoir invité à intervenir.
Permettez-moi d’abord une mise au point. Mon nom est Saleh Abdel Jawad et pas Saleh Hamayel.
Hamayel est le nom du clan de mes ancêtres. Ce nom a été imposé à ma famille par les Israéliens, quelques semaines après qu’ils aient commencé d’occuper la Cisjordanie, dont ma ville natale, El Bireh, en 1967. Les anthropologues et chercheurs israéliens, par ailleurs officiers de l’armée israélienne, pensaient qu’imposer de vieux noms claniques et tribaux leur faciliterait l’identification et le contrôle de la population ; cela était en outre censé créer ou raviver les divisions internes de la population. Le contrôle et la division figurent parmi les nombreuses méthodes utilisées pour dominer la société palestinienne.
Le conflit israélo-palestinien qui dure depuis plus d’un siècle, a donné naissance à une abondante littérature qui en couvre tous les aspects, et qui comporte notamment des rapports précis sur les pratiques de pouvoir et les violations des droits humains. Dans cette sombre bibliothèque, relativement peu d’ouvrages proposent un cadre théorique qui définisse de manière appropriée l’ensemble du processus de domination qu’exerce Israël, sur les Palestiniens, sur leurs vies, leur environnement, leur culture et jusqu’à leur mémoire. Au-delà de cette sombre bibliothèque, existe de manière sousjacente, tout un mécanisme d’oppression. Ces 15 dernières années, beaucoup de mots et de concepts ont fait leur apparition, pour décrire de telles politiques et présenter une définition du système colonial exclusionniste pratiqué par Israël en Palestine.
Ces concepts sont les suivants :
– Sociocide (Saleh Abdel Jawad),
– De-développement économique (Sarah Roy),
– Politicide (Baruch Kimmerling),
– Culturocide (Omar Barghouti),
– Spaciocide (Sari Hanafi),
– Génocide symbolique (Live Grenberg)
– Matrix de contrôle (Jeff Halper),
– Démocide (Alain Joxe),
– Apartheid (inspiré de l’Apartheid sud-africain)
De tous ces concepts, c’est celui d’Apartheid qui est devenu le plus courant depuis qu’a commencé la construction du Mur.
La question des mots et des concepts n’est pas un débat académique. C’est une affaire de vie ou de mort, pour le mouvement national palestinien. Je voudrais souligner toute l’importance qu’a la terminologie. Une analyse inappropriée ressemble, pour un malade, à un diagnostic inapproprié et à une mauvaise médication. Si le malade souffre d’un cancer et que vous lui diagnostiquez une tuberculose, la médication que vous lui prescrirez ne l’aidera pas, son état va s’aggraver et peut-être le conduire à la mort. Ainsi le diagnostic approprié des pratiques israéliennes est-il essentiel pour le choix des moyens de les combattre.
Tout d’abord, j’admets que l’Apartheid est un concept séduisant. Pour des raisons que je vais résumer en trois points :
. C’est un terme répandu auquel sont associées des connotations négatives. Quand vous prononcez ce mot, le cas sud-africain d’exploitation et de ségrégation raciale vient à l’esprit.
. C’est un mot qui permet de mobiliser aisément et massivement, et de recruter une large opinion publique mondiale, spécialement aux U.S.A. où le mouvement des droits civiques a été très actif contre l’Apartheid.
. Enfin et surtout le terme d’Apartheid a ses racines dans le droit international qui l’a consacré.
Cependant, le problème avec ce concept est qu’il ne constitue pas un diagnostic approprié et qu’il ne prend pas totalement en compte ce qui est arrivé et ce qui continue d’arriver aux Palestiniens, ainsi que Desmond Tutu le dit dans la citation qui figure au début de cette intervention.
S’il y a des similitudes entre le système d’apartheid sud-africain et les pratiques israéliennes, il y a aussi beaucoup de différences.
La ségrégation raciale en Afrique du Sud entre blancs et noirs ressemble à la ségrégation en Palestine entre juifs et non-juifs. On constate de plus les mêmes dynamiques de pouvoir dues à la supériorité du colonisateur, mais c’est plus grave dans le cas israélien car une telle supériorité est fondée sur la religion. Autre similitude, les Israéliens contrôlent la terre fertile, empêchent les Palestiniens de jouir de leurs droits civils et politiques, et ont créé des bantoustans. Les bantoustans israéliens sont toutefois pires, car ils ne servent pas seulement à séparer les Palestiniens des Israéliens, mais aussi à séparer les Palestiniens entre eux.
Importante différence entre les deux situations, les noirs d’Afrique du Sud demeuraient majoritaires, même après un siècle de colonisation. Contrairement à l’Afrique du Sud qui a fini par être isolée et sanctionnée par le monde occidental, Israël continue à bénéficier d’un traitement de faveur et d’un soutien inédit autant qu’inconditionnel. Mais la plus grande différence entre Israël et l’Afrique du Sud – tous deux états coloniaux pratiquant la colonisation par leurs nationaux – réside dans les buts de leurs politiques respectives.
En Afrique du Sud, les noirs étaient voués à être exploités, car ils constituaient la principale force de travail, spécialement dans les mines et pour les travaux manuels. Dans le modèle israélien, inspiré de celui de l’Amérique du Nord, les Arabes, tels les Indiens américains, ne sont pas appelés à devenir une force de travail. En d’autres termes, les Arabes palestiniens ne doivent en aucun cas faire partie de la nouvelle entité coloniale (1).
Comme on a vu tout à l’heure, je ne suis pas seul à dire que les pratiques israéliennes incarnent davantage que le concept d’Apartheid. Pourtant ce concept continue d’avoir les faveurs de pas mal de monde, pour des raisons différentes. Certains tiennent aux 3 points que j’ai mentionnés plus haut (qui sont très importants, j’en conviens). Certains n’ont pas en tête de concept de rechange. Certains n’ont pas réellement compris la nature et le niveau de la répression non-apparente, ce qui est surtout le cas de Palestiniens en exil qui n’ont jamais fait l’expérience de la vie quotidienne sous occupation israélienne. D’autres enfin pensent qu’en qualifiant le système d’Apartheid, on va en faire un autre cas sud-africain. Ce qui fait naître l’espoir qu’en adoptant les méthodes de résistance utilisées en Afrique du Sud, on atteindra le même résultat : la fin de l’apartheid par un Etat bi-national. J’affirme que tout cela est bien loin de la réalité, d’une part parce que les situations sont différentes et d’autre part à cause de la nature de l’Etat sioniste. A ce propos, que ceux qui rêvent d’un tel Etat unique, me permettent de leur dire : Ils ne veulent pas nous restituer 22 % de la Palestine, comment imaginer qu’ils nous en laissent 50%, en la partageant avec nous ?...
A quoi donc faisons-nous face et comment le définir ?
Je propose le terme de sociocide.
Du point de vue théorique, c’est un concept qui signifie la destruction totale d’une société. C’est un concept analytique utile, largement lisible et qui fournit un cadre théorique clair. Je l’ai utilisé pour la première fois en 1986, pour comprendre et décrire la politique israélienne envers le peuple palestinien, en tout cas à partir de la fin 1947. Ce concept correspond aux procédés qui sont utilisés pour obtenir la destruction totale des Palestiniens, non seulement en tant que groupe politique national (politicide), mais aussi en tant que société (sociocide) ; avec pour objectif l’expulsion (c’est-à-dire le déracinement) des Palestiniens de leur patrie.
J’utilise le terme en 2 significations différentes, pour décrire 2 phases historiques différentes.
L a première avec son résultat immédiat, tandis que la seconde est un processus étalé dans le temps.
La première phase provoqua d’un coup une vaste destruction de la société palestinienne, durant les tragiques évènements de la Nakba où 60% des Palestiniens devinrent des réfugiés éparpillés dans de nombreux pays ayant des systèmes politiques et culturels différents. Dans les frontières du nouvel état sioniste, 80 % de leurs villages furent dépeuplés et détruits, 10 sur 11 de leurs villes connaissant le même sort – à l’exception de Nazareth, car les leaders israéliens ont alors craint une réaction du Vatican et du monde chrétien.
La seconde phase (de 1967 à aujourd’hui et, à l’intérieur d’Israël, de la Nakba jusqu’à 1966) est un processus graduel et continu de politiques israéliennes qui consistent à détruire le tissu de la société palestinienne.
Comme je l’expliquerai un peu plus loin, ces deux aspects du concept démontrent que la Nakba ne s’est jamais arrêtée, qu’elle est un processus continu depuis 1948, avec des méthodes et des moyens différents.
Utiliser le concept sociocide pour décrire ce qui est arrivé à la société palestinienne est important parce qu’il s’applique à ce qui arrive maintenant dans d’autres régions arabes (spécialement l’Irak et la Syrie) où le tissu de la société et l’état national lui-même subissent un processus de destruction.
Le mot « sociocide » est-il pire que les autres « cides » ?
Jusqu’à ces dernières années, je considérais le concept de sociocide comme moins « destructif » que celui de génocide (comme Ilan Pappé l’a exposé hier), ce dernier étant caractérisé par une extermination physique massive. Puis j’ai pensé que les deux concepts étaient pareillement dévastateurs, ayant pour objectif commun la destruction totale ou partielle d’un groupe humain. Il existe cependant entre les deux notions une différence dans les moyens d’atteindre ce but. Ma troisième confrontation avec ce concept se produisit quand je me penchais de nouveau sur la définition du professeur Galtung qui englobe au génocide tous les concepts évoqués plus haut, politicide, apartheid, etc.
La Palestine, cas d’espèce de sociocide
Les auteurs de génocide utilisent essentiellement la guerre, une violence directe et massive, des massacres systématiques et une extermination physique de civils à une large échelle. Le sociocide est en revanche un processus qui se développe sur le long terme et qui utilise tout un arsenal de mesures d’ordre économique et bureaucratique « silencieuses ». La terre et l’eau palestiniennes sont volées au moyen d’ordonnances militaires. Les institutions de la société, spécialement celles de l’éducation supérieure, sont l’objet d’attaques constantes. Les leaders nationaux sont déportés, assassinés ou emprisonnés. Des milliers de Palestiniens sont emprisonnés, notamment des jeunes et des enfants, pour surveiller leur société et recruter des collaborateurs (pas seulement comme informateurs, mais aussi pour occuper demain des positions, dans la société et le mouvement national, où ils mettront en œuvre le programme israélien occulte). Chaque moment de la vie – par exemple une fête ou un voyage – est matière à obstacles et humiliation. Le simple fait de prier dans les églises et mosquées de Jérusalem, est dénié aux Palestiniens. Une part importante des pratiques israéliennes consiste à bloquer et/ou à paralyser le développement de l’économie (Sara Roy) et de la société, pour parvenir à leur décomposition.
Cela ne signifie pas que le sociocide exclut la violence. Au contraire, la violence est utilisée en permanence dans la vie quotidienne. Par exemple, lorsque la terre est confisquée, lors des manifestations, sur les checkpoints qui entravent la mobilité quotidienne des gens. En fait, la guerre psychologique est un des principaux outils. Le sociocide a été défini ainsi par un habitant du camp de réfugié de Jénine : « J’ai 43 ans et je n’ai jamais connu un jour heureux dans toute ma vie ». (2)
Je puis continuer à fournir des exemples, des statistiques et autres preuves de la politique israélienne envers les Palestiniens. Mais tout cela a déjà été présenté au jury et fait, en détail, l’objet de mes travaux (3).
Conclusion
Je sous ai présenté le concept de sociocide qui, comparé à celui d’apartheid, décrit mieux et plus complètement la politique israélienne envers les Palestiniens. Le sociocide ne pouvant pas se pratiquer sans la complicité de l’Occident.
Cela dit, je ne m’oppose pas à l’usage par vous du concept d’apartheid et pour des buts de mobilisation (j’en ai rappelé plus haut les raisons), mais il nous faut comprendre que nous affrontons une situation différente de celle de l’Afrique du Sud et que nous avons besoin de stratégie et de méthodes différentes pour combattre ce mal terrible qu’est l’occupation.
Notre tâche principale est aujourd’hui d’introduire ce concept dans le droit international et de faire en sorte qu’il soit aussi répandu que l’est celui d’apartheid, de manière à ce qu’Israël rende compte de ses actes envers les Palestiniens.
(1) Je veux donner un exemple très simple : les racistes d’Afrique du Sud interdisaient aux noirs de nager sur les plages des blancs, mais les noirs avaient leurs propres plages. En Palestine, les habitants de Cisjordanie n’ont pas la moindre chance de nager dans la Mer Méditerranée depuis 1993.
(2) C’est dans le film de Mohamed Bakri « Jénine, Jénine » qu’il s’est exprimé et il a été assassiné quelques mois après la sortie du film.
(3) « Massacres sionistes et création du problème des réfugiés
palestiniens dans la guerre de 1948 » in Eyal Benvenisti, Sari Hanafi (eds) ; « Israel et les réfugiés palestiniens » Springer (Berlin, New York Heidelberg) 2007 ; « 1948 entre archives et sources orales » La Revue d’Etudes Palestiniennes, été 2005.
Traduction Christiane Gillmann pour AFPS