Des manifestations des forces de sécurité à Gaza qui exigent le paiement de leurs arriérés de salaire ont tourné à la violence. En apparence ça ressemble à une action syndicale qui a mal tourné. Mais quelque chose de beaucoup plus sinistre au niveau politique se cache là-dessous.
Bien sûr les fonctionnaires veulent être payés, comme tous les travailleurs, surtout maintenant pendant le Ramadan quand on consomme davantage. Mais les fonctionnaires, comme les autres travailleurs, sont soumis au blocus économique qui a pourtant été imposé pour des motifs politiques.
Ici la division n’est pas horizontale, entre fonctionnaires et d’autres classes de travailleurs ; elle est verticale et elle traverse et déchire la société sur la base d’affiliations politiques.
D’un côté il y a ceux qui font l’objet du blocus à cause de leur position collective contre les conditions du Quartette. De l’autre il y a ceux qui voient dans le blocus une attaque contre leurs adversaires politiques et donc une forme de soutien à leurs propres positions.
Les Palestiniens ont encore à gagner leur libération et leur Etat nation Mais ils ont déjà établi une identité, un mouvement national et la volonté de se battre pour la libération. Prendre parti pour un blocus colonialiste, c’est se prêter à la mise en danger de cette modeste réussite, obtenue par tant d’énormes sacrifices.
La situation semblait limpide : il y a eu des élections démocratiques. Leurs résultats ont déplu aux puissances étrangères, qui ont décidé de les contourner d’une façon particulièrement vicieuse, c’est à dire de soumettre cet électorat à un étranglement économique.
Bon, on pourrait penser que tous les gens qui possèdent un sens minimum de leur identité patriotique considèreraient cette action comme un affront flagrant à leur volonté nationale et uniraient leurs forces pour y répondre.
Au minimum, même ceux qui se sont présentés contre les vainqueurs devraient s’effacer et laisser les vainqueurs gouverner, quelles que soient leurs croyances et attitudes respectives. Après tout, aucune résolution internationale appelant à des sanctions contre le gouvernement palestinien n’a été votée et il n’y a donc aucune raison pour que les pays arabes se plient au boycott de ce gouvernement et qu’ils refusent d’en rencontrer les représentants. De plus, longtemps avant qu’ils aient décidé de tirer avantage du boycott, les Palestiniens opposés au gouvernement auraient pu travailler à y mettre fin, ce qui n’aurait pas été une tâche très difficile, si l’on en juge par la Turquie, la Russie et d’autres.
On a beau se frotter les yeux, on a du mal à y croire. Une partie du peuple palestinien a décidé de manifester contre une autre partie de ce même peuple, lui disant de se plier aux trois exigences des boycotteurs ou alors de se retirer et de laisser d’autres gouverner. Les manifestants disent : « Nous sommes soumis à un boycott d’Israël, des Etats-Unis et de l’Europe. Ca, c’est évident, et comme c’est évident c’est sans importance. Ce qui importe, ce sont les conditions. C’est elles que l’Autorité palestinienne (ANP) doit accepter afin de mettre fin au boycott, parce que c’est en refusant ces conditions que le gouvernement élu a déclenché le boycott. »
Voilà comment des gens se couchent devant la logique et les objectifs des boycotteurs. Voilà comment les conditions exigées par des forces extérieures hostiles deviennent l’agenda politique d’une partie des forces intérieures.
Ce faisant, la liberté de choisir et l’unité nationale sont mises au rebut en échange de la promesse de pain pour les masses. A leur tour, les masses deviennent un instrument pour renverser le gouvernement et en élire un autre, qui aura l’approbation de l’Occident. Quand ce nouveau gouvernement arrivera aux affaires, sa plus grande réussite sera de donner de la nourriture aux gens. Ainsi finit la glissade vers le précipice, des principes vers des instincts plus rudimentaires.
Ce que nous voyons se dérouler n’est pas seulement le retour à la période d’avant l’union du mouvement de libération, c’est aussi la régression vers la politique pré-moderne. C’est déjà difficile de croire qu’à notre époque l’Occident et les Arabes ont pu tomber si bas qu’ils utilisent la nourriture comme arme pour s’opposer à un choix démocratique. C’est encore plus dur de croire que certaines des personnes qui subissent cette tactique en arrivent à participer à ce jeu alors qu’elles auraient pu l’empêcher.
Un processus semblable s’est d’ailleurs produit au Liban. Là aussi les raisons de l’agression israélienne étaient supposées aller de soi et on accusait ceux qui les remettaient en cause d’avoir provoqué l’agression israélienne pour commencer. De plus, ici, non seulement l’agresseur n’a reçu aucun blâme et c’est la victime qui a été accusée, mais quand c’est la victime qui a gagné, on a nié sa victoire, ne serait ce que pour maintenir un équilibre.
On est bien obligé de se demander pourquoi aucun démocrate ou néo-libéral palestinien de renom ne s’est levé pour protester contre ce siège que l’Occident démocratique impose pour contrer les résultats des élections législatives palestiniennes - saluées par la communauté internationale pour leur clarté et leur honnêteté, bien qu’elles aient eu lieu sous occupation et bien que pour certains des participants, comme le Hamas, le simple fait d’y participer était une concession majeure, au regard de leur opposition aux structures même (l’ANP) créées par l’occupation.
Pas une seule ONG n’a annulé ses conférences en faveur de la démocratie, qui sont financées par l’Occident, afin de protester contre le boycott. Pas un seul expert en démocratie membre des organisations américaines et européennes pour l’élargissement de la démocratie ne s’est vu boycotté en retour. A vrai dire, pas un seul démocrate n’a rappelé que le boycott a frappé longtemps après que le Hamas s’est engagé à une trêve et qu’il a arrêté toutes ses opérations -suicide. C’est ce pourquoi le Hamas est puni ? Parfois on le dirait. Et ce simple fait devrait inciter certaines personnes à tenir leur langue et à arrêter de donner des conseils au Hamas.
La gauche non plus, la nouvelle ou l’ancienne, financée maintenant par des fonds de développement démocratiques américains et européens et fermement pro -démocratique aujourd’hui, après une longue histoire de vociférations dans la solidarité avec divers régimes totalitaires ou dictatoriaux, tant que ce n’étaient pas des Arabes, la gauche donc n’a pas non plus proclamé sa solidarité avec le gouvernement élu assiégé, contrairement à ce que ferait tout patriote démocrate en Occident où c’est une seconde nature que de mettre de côté ses divergences politiques et de s’unir derrière un gouvernement démocratique attaqué par l’étranger,
Peut-être le problème est -il que la liberté de lier démocratie et patriotisme est une prérogative du seul Occident. Car dans le monde arabe, au moins, il semble qu’on attend du démocrate arabe qu’il mette des limites, et en conséquence il ne vit ni dans l’un ni dans l’autre monde mais dans celui des Ong financées par l’Occident, qui au moins lui garantit la sécurité économique.
Pendant ce temps, les élites arabes, récemment rebaptisées "modérées," ont échoué à leurs examens en démocratie et en patriotisme.
Le premier était un examen stupide qu’elles ne voulaient pas passer de toute façon, mais on les a honteusement traînées dans la salle d’examen où elles ont effectivement prouvé qu’elles étaient incapables d’introduire les réformes démocratiques même les plus simples que Washington les forçait à faire par le chantage.
Et puis, quand Washington le leur a demandé, elles ont resserré leurs liens avec Israël en échange de l’accord de Washington de ne plus se mêler de leurs affaires internes. Mais le boycott du gouvernement palestinien élu a été un test plus pointu parce que dans ce cas les sujets de la démocratie et du patriotisme étaient liés.
Ici les régimes "modérés" se sont surpassés pour leurs maîtres occidentaux. Ils ont répondu que toute personne qui défie la position d’une autorité colonialiste ou d’occupation ou toute autre autorité en situation de pouvoir, mérite ce qui lui tombe dessus et que la seule attitude rationnelle est de faire ce que disent et les Etats-Unis.
C’est précisément ce que les modérés font, alors qu’ils sont passés au premier plan de la dernière phase du processus de régression désolante. Bien entendu tout le monde sait, aux Etats-Unis, à gauche comme à droite, qu’il n’y a rien de modéré dans la manière de penser de ces régimes ou dans leur comportement. La corruption, les violations des droits humains, le népotisme et le contrôle du mécanisme du gouvernement, la vengeance contre des adversaires politiques et même la préparation de fils à la succession, tout cela n’est jamais fait à moitié.
En fait, la seule raison pour qu’on les appelle modérés c’est qu’ils feront tout ce que disent les Etats-Unis afin de rester au pouvoir, ils soutiendront y compris une solution qui sera préjudiciable à la cause palestinienne. Et il n’y a là rien de modéré.
Ce sont ces forces là qui se voient au pouvoir longtemps après que l’administration actuelle à Washington ne sera plus là. Ils dérouleront le tapis rouge pour Bush, son ancien Secrétaire d’Etat et d’autres hommes d’Etat âgés qui font des tournées de conférence aux coûts exorbitants. Ils se sentiront pleins d’une nouvelle vigueur quand les conservateurs ordinaires seront revenus à la Maison Blanche -choix plus rationnel que celui des néo-conservateurs, en tout cas dans l’atmosphère de nouvelle Guerre froide qui a débuté le 11- septembre. Après tout le chantage qui a tellement affaibli leur assurance qu’ils faisaient tout ce que vouaient les Etats-Unis, les conservateurs ordinaires considèreront qu’ils sont beaucoup plus fiables que les « horreurs » que les démocraties arabes entraînent.
Afin de contrebalancer les résultats des élections démocratiques en Palestine ils utilisent les privations pour manipuler le processus politique. Afin de démanteler un édifice d’Etat en Irak, ils ont élevé les affiliations communautaires au- dessus de la pluralité politique. En laissant libre cours à une telle faim et à de tels instincts tribaux élémentaires, ils catapultent la région jusqu’à l’aube de la politique moderne, démocratique ou autre.
Ils reviennent en arrière jusqu’à une ère où il n’existait rien qui soit une sphère publique distincte, celle qui a donné naissance à des concepts politiques modernes comme l’individu, l’Etat, la nation et la société civile. Grâce à l’Amérique démocratique, à Israël et à leurs alliés dans la région, nous en revenons à nous battre pour des miettes, à la loi de la jungle et à considérer que c’est par le lien organique seul que l’individu peut assurer sa survie.
Nous vivons la dissolution de la politique et la dissociation de la politique. "Les droits individuels," "le citoyen," "la pluralité politique" - sans parler de l’ "unité nationale" sans laquelle rien de ça ne peut fonctionner - restent jaunir sur les pages de brochures que personne ne lit bien qu’elles soient distribuées gratuitement par des ONG pour la démocratisation. Aujourd’hui, si quelqu’un suggère -sans plus- de mettre ces termes en pratique dans le monde arabe, on le traitera au mieux comme s’il avait perdu tout lien avec la réalité.
A une époque, les centres de recherche, les médias et d’autres organisations variées dans le monde étaient plongés dans des discussions profondes sur la nécessité d’étendre la démocratie afin de combattre le terrorisme.
Tout le monde proclamait l’universalité des principes démocratiques, et quiconque ne le faisait pas se faisait traiter de raciste, puisque l’on tenait pour acquis que l’Islam et la démocratie n’étaient pas compatibles.
Et voilà que la " révolution permanente " de la démocratie s’est retirée et que la voix des néo-conservateurs s’est réduite à un murmure. Un murmure de fumée, qui cache l’espoir qu’aucun des survivants d’un attentat à la voiture piégée en Irak, qu’aucun de ceux qui grattent dans les ruines de Dahiya à Beirut pour retrouver un souvenir, qu’aucun de ceux qui ont perdu leur emploi ou la liberté parce qu’ils avaient le courage de manifester pour la démocratie, l’espoir qu’aucun d’entre eux ne remarquera que les alliés arabes de l’Occident sont devenus « modérés ».
Que nous ont légué la révolution démocratique et le nouveau Moyen-Orient qui avaient si fièrement choisi l’ Afghanistan et l’ Irak comme modèles d’une transition démocratique ? L’écroulement total des processus démocratiques, la fragmentation de l’unité nationale et le démantèlement de pans entiers de l’Etat dans l’un et les autres.
Si vous êtes arabe, j’espère que vous n’êtes pas partisan de l’unité nationale car cela vous amènera à être accusé d’être un nationaliste arabe. Le nationalisme est la chasse gardée d’Israël et de l’Occident, car il est la condition sine qua non de la construction de la démocratie. Nous ne pouvons pas avoir ça ici, quand le Nouveau Moyen-Orient de Perez requiert l’alliance entre les " forces modérées" dans la région et Israël contre les forces de l’extrémisme.
C’est donc la qu’en est la situation aujourd’hui. D’un côté il y a les USA et Israël, ralliés par les régimes arabes modérés, de l’autre ces forces qui refusent de reconnaître la réalité. Pour ce qui est des « modérés dans cette équation, leur modération, sans parler de leur démocratie, ne résiste pas à l’observation. Sauf si l’on définit la modération comme la volonté de contribuer à la destruction de leurs sociétés et le démantèlement de leur politique nationale si c’est nécessaire à leur maintien au pouvoir.
En attendant, il est prévu que l’universalité si vantée des valeurs démocratiques finira à la poubelle afin de laisser prévaloir la loi de l’instinct. Et on ne peut nier l’universalité des instincts naturels.