Emmanuelle Morau, AFPS - PalSol n°74
Le 12 septembre, il y a cinquante ans, la Jordanie décidait de réprimer les fedayin palestiniens installés sur son territoire pour juguler la pression exercée par la résistance palestinienne sur le trône hachémite.
Souvent présenté comme la conséquence de la guerre de 67, cet épisode historique raconte aussi la présence palestinienne en Jordanie, la position délicate d’Amman au sein des nations arabes et fragilise la solidarité arabe envers le peuple palestinien.
Évoquer les événements du Septembre noir de 1970, c’est revenir sur 30 ans de présence palestinienne sur le sol jordanien à partir de la création de l’État d’Israël. À cette époque, Amman cherche à élargir son territoire à l’ouest du Jourdain pour réunir la Cisjordanie (West Bank, rive occidentale) à la Transjordanie (East Bank, rive orientale). Ce sera chose faite en 1950, quand le roi Abdallah annexe la Cisjordanie.
C’est aussi le moment de la première vague d’immigration qui voit quelque 500 000 réfugiés palestiniens traverser le Jourdain pour s’établir en Jordanie. Parmi eux se trouvent des intellectuels dont certains deviendront les idéologues des mouvements politiques palestiniens.
Le régime jordanien se montre très accueillant à l’égard des réfugiés : en 1950, les 540 000 habitants de la rive occidentale du Jourdain deviennent jordaniens grâce au vote du premier Parlement élu en faveur de l’annexion de la Cisjordanie ; en 1952, le gouvernement du royaume décide d’octroyer aussi la nationalité à tous les réfugiés de la première guerre avec Israël.
Les réfugiés palestiniens deviennent des éléments importants du développement du pays : les camps sont considérés comme des sources de main-d’oeuvre et de devises étrangères, le soutien financier international à la Jordanie ne s’étant jamais démenti depuis l’accueil des Palestiniens sur son sol.
L’Arab Bank, fondée par un Palestinien en 1930, installe son siège à Amman en 1967 et devient rapidement un des soutiens financiers majeurs du roi Hussein mais aussi, plus tard, la banque centrale de l’Autorité palestinienne. Un exemple qui illustre bien l’enchevêtrement des destins palestinien et jordanien auquel l’opération Septembre noir va mettre fin. Car il est vrai que la responsabilité incontestable des Palestiniens dans le développement du pays nourrit également une rancoeur jordanienne faite de crainte de voir l’unité nationale ébranlée. Aujourd’hui encore, le sentiment de faire l’objet d’une discrimination qui leur paraît d’autant plus injuste qu’ils ont la sensation d’avoir construit le pays est fréquent chez les Palestiniens de Jordanie.
Politiquement, la ferveur nationaliste arabe qui électrise la région n’épargne évidemment ni la Palestine, ni la Jordanie. En 1964, l’Organisation de Libération de la Palestine voit le jour à Jérusalem, sous la férule de la Ligue arabe qui adoube le mouvement nationaliste destiné à libérer la totalité de la Palestine du mandat britannique. Mais la guerre de 1967 va tout changer. Fissurer l’unité arabe. Transformer l’OLP en organisation de guérilla palestinienne proprement dite avec l’arrivée de Yasser Arafat en 1969. Et imposer le terme de « palestinien » qui avait disparu (on ne parlait alors que du « conflit israéloarabe ») : c’est une véritable renaissance, une victoire décisive alors que les sionistes niaient l’existence même d’un peuple palestinien.
La perte de la Cisjordanie par la Jordanie fait de la présence palestinienne dans le pays un problème de politique intérieure, le royaume hachémite considérant comme une menace grandissante l’autonomie idéologique incarnée par l’OLP. Avec la deuxième vague de 250 000 réfugiés déclenchée par le conflit de 1967, les Palestiniens de Jordanie réalisent la nécessité de défendre eux-mêmes leur destin.
Dans les camps, l’OLP est si bien implantée, si puissante qu’elle incarne cette prise de conscience. Surtout depuis le 21 mars 1968, acte fondateur de l’imaginaire révolutionnaire palestinien : ce jour-là, l’armée israélienne fond sur Karameh, un village jordanien fondé en 1952 par des réfugiés palestiniens, pour mater cette base arrière de la résistance. Les fedayin – littéralement « ceux qui se sacrifient » – vont tenir bon, résister, défendre pied à pied chaque centimètre et infliger aux soldats de l’État hébreu un revers cuisant qui sera célébré comme une victoire par la rue arabe. Surtout, cette bataille va permettre à la résistance de se trouver un visage en la personne de Yasser Arafat qui devient un symbole capable de soulever des milliers de jeunes réfugiés qui rejoignent les rangs de la résistance. L’OLP prend alors en main de leur formation militante et militaire. Dans ce pays où la plupart des réfugiés palestiniens bénéficient des pleins droits de souveraineté, l’émergence d’un mouvement palestinien fort est vu par Amman comme celle d’un gouvernement parallèle à l’intérieur même du royaume, qui pourrait finir par empiéter sur la souveraineté de l’État jordanien.
« La proximité de la Jordanie avec leur terre natale et la possibilité d’effectuer des opérations contre Israël à partir du territoire jordanien donnent aux Palestiniens le sentiment qu’ils peuvent instaurer dans le royaume un rapport de force en leur faveur […]. On assiste alors, sur un plan symbolique, à la montée en puissance des fedayin et de la représentation qu’ils se font de la Jordanie comme “prolongement stratégique” de la Palestine, cependant que l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), dirigée depuis 1969 par Yasser Arafat, prend un poids croissant qui en fait une menace », explique Youssef Ammor dans la revue française de géopolitique Outre-Terre.
Dans le même temps, en juin 1970, un plan de gestion de l’après-guerre, ou plan Rogers du nom du secrétaire d’État américain d’alors, est soumis aux dirigeants arabes et à Israël. Fondé sur la résolution 242, il est accepté par l’Égypte, la Jordanie et Tel-Aviv. Les fedayin de l’OLP refusent d’entériner un texte qui ne reconnaît le Palestinien que comme réfugié, selon une approche courante de la diplomatie américaine ; Washington peine à prendre la mesure de la force de résistance qui est en train de s’organiser. Malgré une visite de Yasser Arafat au Caire pour s’assurer du soutien de Nasser contre une paix sans les Palestiniens, le plan Rogers marque le démarrage de l’engrenage qui mènera aux affrontements de septembre 1970.
Après l’occupation de la Cisjordanie par l’État hébreu, Yasser Arafat regroupe les quelque 40 000 fedayin dans des bases en Jordanie voisine. Cette présence palestinienne armée va devenir un État dans l’État. Et une menace pour le royaume hachémite. Le roi Hussein lui-même échappe à une tentative d’assassinat le 1er septembre tandis que le Front de libération de la Palestine (FPLP, une des composantes de l’OLP) lance une série d’attaques contre des avions occidentaux dont l’une consiste à détourner trois avions simultanément avant de les poser sur une base aérienne à Zarqa en Jordanie, rebaptisée « aéroport de la Révolution » pour l’occasion. Yasser Arafat a beau suspendre le FPLP des instances de l’OLP, le souverain jordanien décide d’en finir : il décrète la loi martiale le 16 septembre 1970 et lance le 17 une offensive généralisée contre les positions des fedayin et les camps, en particulier dans les bastions palestiniens du nord du pays, à Amman, Jarash et Irbid. C’est Septembre noir, qui fera entre 4 000 et 10 000 morts (selon que la source est jordanienne ou palestinienne), en majorité des civils. Le conflit a duré jusqu’en juillet 1971 et s’est achevé avec la destruction d’une grande partie des camps de la capitale jordanienne et l’expulsion des fedayin du royaume qui trouveront bientôt refuge au Liban voisin.
Marcel Boisard, ancien délégué du CICR et sous-secrétaire général des Nations unies, a été appelé à Zarqa, au moment des détournements d’avion, comme négociateur. Il offre une analyse de la façon dont Septembre noir a marqué un tournant historique au Moyen-Orient : « Le sionisme avait été l’expression d’un nationalisme juif. La virulence de l’antisémitisme, à la fin du xixe siècle en Europe, avec l’arrivée de réfugiés fuyant les pogroms de Pologne sous occupation russe et en France, déchirée par l’“Affaire Dreyfus”, montrait que les minorités juives ne sauraient trouver leur place dans un tel contexte. La création de l’État d’Israël en 1948 se heurta à un autre nationalisme, panarabe d’abord, dont le leadership se disputait entre nasséristes, au Caire, et baathistes, à Bagdad et à Damas. La naissance du Fatah et la défaite arabe de juin 1967 engendrèrent une nouvelle nation, la palestinienne, qui voulut prendre son destin en main. À l’automne 1970, elle entra en conflit avec les Transjordaniens. Yasser Arafat et ses milices armées furent expulsés vers le Liban en juillet 1971 et constituèrent l’une des principales sources d’une guerre civile, qui dura quinze ans (1975-1990) et fit 200 000 victimes. En d’autres termes, il existe maintenant quatre nations, mais trois territoires, seulement : Israël, puissant, la Jordanie, fragile, le Liban, déchiré et, depuis 1994, l’Autorité palestinienne, à la vaine recherche d’un État indépendant. Sans solution à ce problème, la région ne saura vivre en paix. »