Concernant la lutte des Palestiniens,
le débat a toujours été
très vif entre deux idées : celle
de l’avènement de deux Etats, la Palestine
et Israël, conformément aux résolutions
des Nations unies, et celle d’un
seul Etat sur la terre historique de la
Palestine, fondé sur l’égalité, la démocratie,
la citoyenneté laïque pour tous,
musulmans, chrétiens et juifs.
Mais à l’évidence, ce qui se niche au
coeur des évènements et soubresauts que
vit cette région, c’est une logique étrange,
soudain réalisée, dont jamais quiconque
n’avait sérieusement envisagé le scénario
: au lieu des deux solutions mentionnées,
voici qu’en réalité il y en a
une troisième : un Etat israélien fort et
deux mini-Etats palestiniens faibles.
A moins d’un miracle
dans les semaines à
venir, nous sommes
devant un scénario
lugubre pour les Palestiniens
: deux Etats qui
se partagent la Cisjordanie
et la bande de
Gaza, à côté, ou plutôt,
sous la coupe de
l’Etat israélien qui
contrôle totalement la
souveraineté et le destin
de ces deux mini-Etats. Aucun des protagonistes,
qu’il soit palestinien, arabe
ou international, ne dispose de solution
ou de remède à la scission politique,
géographique et démographique qui s’est
abattue comme la foudre sur les Palestiniens.
On peut dire que la situation actuelle
des Palestiniens est la plus dangereuse
qu’ait connue la cause palestinienne au
cours de son histoire, parce que la scission
partisane et les différends politiques
se traduisent dans la géographie et la
démographie comme jamais. Au vingtième
siècle, depuis le mandat britannique,
les Palestiniens ont, à plusieurs
reprises, connu des différends, mais qui
tous portaient sur la géographie nationale
et restaient au niveau des dirigeants,
des partis politiques et des théories. Au
plus fort des crises, quand les désaccords
tournaient à l’affrontement armé,
jamais ils ne se sont répercutés sur la
géographie de la patrie palestinienne,
comme c’est le cas actuellement.
Encore une fois, à moins que ne se produise
un miracle politique recréant une
sorte d’ « accord contraignant » entre
le Fatah et le Hamas, réunissant les «
frères ennemis » sur la base de la cessation
de la politique d’autodestruction,
la solution de trois Etats est celle qui se
profile à l’horizon (si le mot « Etat »
peut qualifier les deux entités séparées
de Cisjordanie et de la bande de Gaza,
car le terme est manifestement excessif).
A moins que les protagonistes de la
lutte inter- palestinienne ne renoncent à
la certitude qu’il est possible pour un
bord d’éliminer l’autre sur le territoire
qu’il contrôle, la séparation géographique
se concrétisera. Personne ne peut
mesurer les conséquences d’une telle
séparation, son processus,
les directions
qu’elle prendra, mais
on peut dire que, jour
après jour, cette séparation
se concrétisera.
Pour les Palestiniens
qui vivent la polarisation
entre Gaza et la
Cisjordanie, chaque
semaine qui passe renforce
le statu quo et il
sera de plus en plus difficile
de revenir sur une
situation que tous espèrent
provisoire.
Regardons le sombre scénario à l’aide
des points suivants :
1) Israël a tout intérêt à sceller le démembrement
géographique de la Palestine
et à le concrétiser sous toutes les formes.
Il est presque certain que la stratégie
d’Israël va s’attacher, dans la période
présente et à venir, sur le plan politique
et militaire, à consolider la séparation ;
séparation qui va créer un objectif nouveau
pour les Palestiniens, très éloigné
de leurs objectifs nationaux traditionnels
opposés à Israël. Et soudain,
« l’objectif national », c’est la réunification
de la Cisjordanie et de la bande
de Gaza sous une direction unifiée. Cette
unification limitera l’horizon des efforts
des Palestiniens et, en conséquence, les
grands objectifs liés à la lutte contre
l’occupation israélienne et le combat
pour les droits fondamentaux et reconnus
des Palestiniens seront abandonnés.
A la plus grande satisfaction d’Israël.
2) Israël pousse maintenant les hauts
cris parce qu’il voit dans l’existence du
« Hamastan » dans son voisinage un danger
pour sa sécurité et qu’il se trouve
« encerclé » par le Hamas au
sud et le Hezbollah au
nord. Ces outrances ne
visent qu’à mobiliser
le soutien international.
Israël sait très bien que
la dernière chose à
laquelle songe maintenant
le Hamas, c’est
lancer des roquettes
contre les villes israéliennes
ou provoquer
Israël d’une manière ou
d’une autre. Autrement
dit, concrètement, la
sécurité d’Israël sera
bien plus grande
qu’auparavant, car la
bande de Gaza sera
toute entière ouverte à l’armée israélienne,
par terre, mer ou air. Et si par le
passé, Israël hésitait un peu à frapper
telle ou telle cible en dehors de quelques
installations ou centres de sécurité dépendant
du Président palestinien, dorénavant
elle ne fera plus aucune exception. Le
Hamas est très conscient de cette vulnérabilité
et, très probablement, il se
concentrera sur le « front intérieur » et ne
provoquera pas Israël dans l’étape prochaine.
Tout cela signifie que, sur le
plan sécuritaire, Israël tire
profit de ce qui s’est passé,
il en récoltera les bénéfices
et, avec l’affaiblissement
de la situation militaire
du Hamas qui en
résultera, il a tout intérêt
à ce que cette séparation
se prolonge.
3) Le Hamas fera tout son
possible pour montrer qu’il
est capable de maintenir
l’ordre dans la bande de
Gaza et d’y faire régner
la stabilité ; il va, semblet-
il, s’employer très vite
à faire libérer le journaliste
britannique Alan
Johnston [1] puis à accélérer
la libération du soldat
israélien prisonnier Shalit.
Il s’agit pour lui de faire savoir à l’étranger
et à l’opinion internationale qu’il
est capable, lorsqu’il détient les rênes du
pouvoir sur le plan sécuritaire, de contrôler
la situation et de régler les problèmes
les plus difficiles.
En échange le Hamas
obtiendra la garantie
qu’Israël ne cherchera
pas à le provoquer ;
Israël n’envahira probablement
pas la bande
de Gaza militairement,
parce que cela constituerait
un très grand
danger pour des résultats
incertains, d’autant
plus qu’il n’a aucune
vision du « lendemain »
de l’invasion et de ses
conséquences et qu’une
nouvelle occupation
militaire de la bande
de Gaza, comme par
le passé, serait risquée avec, pour Israël,
de grandes pertes prévisibles dans les
rangs de son armée en raison de la capacité
militaire du Hamas qui n’a jamais
atteint un tel niveau.
4) La séparation de la Cisjordanie et de
la bande de Gaza va se concrétiser avec
la poursuite de l’absence de dialogue
entre le Fatah et le Hamas, s’accusant
mutuellement d’illégitimité. Le discours
éradicateur et virulent des deux parties
nécessiterait d’immenses capacités de
modération pour être quelque peu neutralisé
et pour qu’une amorce de dialogue
retrouve une articulation solide.
Cela ne se fera pas en un seul jour, mais
nécessitera beaucoup de temps pendant
lequel de nouvelles réalités irréductibles
se concrétiseront sur le terrain.
Amer paradoxe : le dialogue avec Israël
sera largement ouvert pendant que le
dialogue interpalestinien sera fermé.
D’un côté, ouverture complète entre le
gouvernement d’urgence proclamé par
Mahmoud Abbas et Israël et, de l’autre
côté, fort probablement, dialogue indirect
entre le Hamas et Israël pour parvenir
à des accords limités, en particulier
au sujet de l’apaisement et de la
cessation des tirs de roquettes en échange
de la non invasion de la bande de Gaza
et de la poursuite de l’approvisionnement
en eau et en électricité.
5) Les partenaires arabes et internationaux
vont s’employer à consolider et
soutenir le gouvernement d’urgence
contre le gouvernement de Gaza, ce qui
conduira à concrétiser la séparation et
n’ira pas dans le sens de l’unification.
Le Hamas, irrité de ce soutien, continuera
autant qu’il peut à affirmer qu’il
ne cèdera pas et qu’il ne changera de
position que s’il y a un accord englobant
la Cisjordanie et Gaza et lui accordant
la place qu’il demande dans tout nouveau
gouvernement.
Parallèlement à cela, le Hamas s’efforcera
d’obtenir un soutien matériel et des
aides par ses méthodes propres. Peutêtre
Israël permettra-t-il à ces aides
d’arriver dans la bande de Gaza, affichant
ainsi qu’il ne fait pas obstacle aux
aides humanitaires. En réalité, pour
Israël, il s’agit de maintenir l’état de
séparation et de le faire durer, de renforcer
Gaza au lieu de la Cisjordanie en lui
donnant l’impression qu’elle peut se
maintenir et vivre sans dépendre du gouvernement
de Ramallah...
Cette situation territoriale désastreuse
ne fera que renforcer la séparation. Et la
bipolarisation dans le monde arabe entre
des Etats modérés et des Etats radicaux
atteindra la scène palestinienne, puisque
chacune des deux parties
se range dans l’un ou
l’autre de ces camps.
En résumé, l’idée et le
rêve de l’Etat palestinien
un et indépendant sont
devenus inaccessibles,
l’idée de deux Etats ou
celle d’un seul Etat
comme solution à la lutte
pour la Palestine sont
abandonnés au profit des
trois mini-Etats. Dans le
désordre de ces dislocations
successives, la place
des droits majeurs des
Palestiniens s’amenuisera
et la cause palestinienne
se dégradera : de cause de libération
nationale, elle sera reléguée au rang des
luttes internes, des scissions, de la brutalité
confessionnelle et politique, rien
d’autre.
Pour éviter tout cela, il faudrait ce qui
fait défaut actuellement : un sens élevé
de la responsabilité nationale, qui dépasse
les égoïsmes partisans. Deux conditions
préalables pour tenter de donner vie à cette
responsabilité nationale, moribonde
aujourd’hui. La première est que le
Hamas réponde à la question suivante :
que vaut-il mieux pour la cause palestinienne
? Que la bande de Gaza reste
unie à la Cisjordanie, même sous une
direction que le Hamas considère comme
corrompue, ou que la bande de Gaza
rompe avec cette
direction et s’en
affranchisse ? Que
le Fatah et le Président
palestinien
répondent à la question
suivante : que
vaut-il mieux pour la
cause palestinienne ?
Que la bande de Gaza
reste unie à la Cisjordanie,
même sous
le pouvoir total ou
partiel du Hamas, ou
qu’elle en soit séparée
si le Fatah et le
Hamas campent sur
leurs positions
actuelles respectives ?
Deuxième condition : que se produise
un bouleversement dans la forme de
relations entre les deux parties de manière
à ce que les politiques communiquent
avec les politiques, et qu’ils ne laissent
pas l’aile ou l’appareil militaires définir
la politique et la diriger.
Dans les méthodes et le langage de la
communication entre le Fatah et le
Hamas, ce qui est étrange, c’est que les
militaires de l’un ou l’autre bord répondent
aux politiques de l’autre bord et,
que tous, -politiques et militaires- sont
entraînés dans des déclarations et des discours
qui brouillent les fonctions et les
vraies directions. Sur le terrain, les politiques
se retirent et laissent la liberté
d’action aux milices. Ainsi, où étaient
les dirigeants politiques raisonnables
du Hamas lors des destructions, du
pillage et de la violence -que tous ont
vus sur les écrans de télévision- auxquels
se sont livrés certains groupes
militaires de leur mouvement à l’encontre
de groupes du Fatah dans la bande de
Gaza ? Où étaient les dirigeants raisonnables
du Fatah et le président lors
des destructions, du pillage et de la violence
auxquels se sont livrés certains
de leurs groupes militaires à l’encontre
de groupes du Hamas en Cisjordanie ?
Où sont-ils ?