Eyad Hallaq a été tué par balles dans un local à ordures sans toit. Selon son aide-soignante qui a essayé de le protéger, il a été exécuté. Pendant de longues minutes, elle s’est tenue près de lui et a intercédé pour qu’il reste en vie, en essayant d’expliquer aux policiers, en hébreu et en arabe, qu’il souffrait d’un handicap. Ils ont tiré trois fois sur lui, au fusil, à bout portant, directement dans le centre du corps alors qu’il était allongé sur le dos, blessé et terrifié, sur le sol du local.
Le local à ordures est situé dans une étroite cour de la Vieille Ville de Jérusalem, après la Porte des Lions, au début de la Via Dolorosa que Jésus a emprunté après son jugement et jusqu’à l’emplacement de sa crucifixion ; aujourd’hui, elle s’appelle Rue du Roi Fayçal. À quelques dizaines de mètres aussi de l’entrée qui mène à la Mosquée Al-Aqsa. Le caractère sacré de cet endroit n’a pas été d’un grand secours pour Eyad Hallaq. Ni le fait qu’il ait été quelqu’un qui avait besoin de soins spéciaux : autiste âgé de 32 ans, il était la prunelle des yeux de ses parents qui ont consacré leur vie à s’occuper de lui.
Eyad avait peur du sang : sa mère le rasait le matin, de peur qu’il ne se coupe. Chaque égratignure l’affolait, dit-elle. Il avait peur aussi des policiers armés qui se trouvaient le long de l’itinéraire vers le centre pour les personnes aux besoins spécifiques où il se rendait et où il participait à un programme de formation professionnelle. Sa formatrice lui avait appris comment s’y rendre seul à pied – cela a pris un mois avant qu’il n’ose faire le trajet tout seul, soit un peu plus d’un kilomètre à partir de chez lui, dans le quartier de Wadi Joz dans la Vieille Ville.
Lors de sa première journée au centre, la formatrice s’est arrêtée avec Eyad Hallaq près du poste de garde de la Porte des Lions. Elle a essayé de lui expliquer qu’il n’avait rien à craindre ; on ne lui ferait aucun mal, a-t-elle promis. Elle a aussi expliqué aux policiers qu’il était handicapé et qu’il fréquentait l’établissement thérapeutique où elle travaillait – le centre de El Quds (Jérusalem) géré par l’association israélienne Elwyn dans le cadre de son réseau d’installations pour adultes et enfants handicapés.
Eyad Hallaq est passé devant le poste de police chaque jour, pendant six ans, apparemment sans aucun problème. Il portait sur lui un certificat délivré par le centre, précisant en hébreu et en arabe qu’il était une personne aux besoins spécifiques, en même temps qu’une carte de l’Institut National d’Assurances confirmant qu’il était handicapé à 100 %. Mais rien n’a sauvé le jeune homme des mains des membres de la Police des Frontières, à la gâchette facile, sans retenue, assoiffés de sang.
Le 30 mai, Eyad Hallaq est parti de chez lui un peu après 6 heures du matin. La journée au centre Elwyn- El Quds situé à l’entrée de l’enclos de Al-Aqsa, commence à 7h30 mais le jeune homme arrivait toujours tôt pour préparer la salle des cours de cuisine. La semaine dernière, pour la première fois de sa vie, il a confectionné une salade de légumes pour ses parents, en éminçant des tomates et un oignon, et en les accompagnant d’une vinaigrette à l’huile d’olive. Son père, Khairy, a déclaré que c’était la meilleure salade qu’il ait jamais mangée.
Eyad aimait aller au centre pour les personnes handicapés. Quand l’établissement a fermé pendant un mois et demi pour le confinement, sa mère a dû l’y emmener quelques fois pour lui prouver qu’il était bien fermé. Ce 30 mai 2020, le dernier jour de sa vie, il s’est mis en route tranquillement et de bonne humeur. Il a pris une tasse de thé, a mangé un sandwich que sa mère avait fait pour lui, a pris une douche, s’est habillé et est parti. Les enregistrements des caméras de sécurité le montre en marche dans la rue, un sac d’ordures en mains. Tous les matins, en allant à l’école, il jetait les poubelles de la maison.
Un peu avant 6 heures du matin, son aide-soignante de 47 ans, Warda Abu Hadid, a aussi quitté sa maison dans le quartier de Jabal Mukkaber, pour se rendre au centre Elwyn. Vers 6h10, elle est passé devant les Policiers des Frontières qui tenaient le poste de sécurité à la Porte des Lions et est entrée dans la Vieille Ville. Elle n’avait pas parcouru 100 mètres qu’elle a entendu des cris derrière elle : « Terroriste ! Terroriste ! » Immédiatement après, trois coups de feu. Elle s’est précipitée vers le local à ordures juste à côté, en s’abritant derrière le placard en fer à sa droite. Juste à ce moment-là, son pupille, Eyad Hallaq, est entré en courant dans le local, tout affolé, et s’est effondré sur le sol. Un agent de la ville était assis là, en train de boire un thé.
Le local à ordures est un espace ouvert, pas très grand, avec quelques chaises pour les agents qui y travaillent et un grand bac qui empestait quand nous avons visité l’endroit. Sur le placard en fer, il y a une plaque métallique avec des versets du Coran, et la paroi de tôle a été percée de trois trous.
Warda Abu Hadid a remarqué que Eyad saignait, apparemment à cause d’un tir à la jambe par les membres de la Police des Frontières alors qu’il fuyait. Elle a dit ensuite à Amer Aruri, de l’association israélienne de défense des droits de l’homme, B’Tselem, que Hallaq était étendu là depuis trois, voire cinq minutes, blessé, avant qu’il ne soit tué par balles.
Elle criait en hébreu pendant tout ce temps, « Il est handicapé, il est handicapé ! », et Hallaq criait « Ana a’aha ! » (en arabe, « Je suis avec elle ! ») en esayant de s’accrocher à elle pour se protéger. Il n’est pas difficile d’imaginer ce qui lui a traversé l’esprit dans ces dernières minutes terrifiantes, alors que trois policiers étaient entrés en courant dans le local en criant, « Où est le fusil ? Où est le fusil ? »
Les policiers ont pointé leurs armes sur Eyad Hallaq. À bout portant, debout au-dessus de lui, à l’entrée du local à ordures. Warda Abu Hadid continuait d’expliquer que Hallaq n’avait aucune sorte d’arme à feu ; il tenait juste le masque chirurgical obligatoire au centre et des gants en caoutchouc. Un des policiers a alors tiré trois coups avec son M-16 au milieu du corps du jeune homme, le tuant instantanément.
Tout d’un coup, le coin a été rempli par les membres de la Police des Frontières, parmi lesquels un policier qui a pointé son arme sur la tête de Warda Abu Hadid, en lui ordonnant de ne pas bouger tandis qu’il la soumettait à une fouille corporelle. L’aide-soignante, dont le pupille venait d’être tué sous ses yeux, était complètement désemparée. Elle a ensuite été emmenée au poste de police près de la Porte des Lions, presque entièrement déshabillée à la recherche d’une arme à feu inexistante, et interrogée ensuite pendant trois heures.
Les policiers voulaient en savoir plus sur Eayd Hallaq et sur l’établissement qu’il fréquentait. Ils ont ensuite informé Warda qu’elle serait emmenée pour être interrogée à la tristement célèbre pièce n°4 du poste de police du Complexe Russe, dans le centre-ville de Jérusalem. Elle a refusé, en disant à la police qu’elle devait d’abord appeler sa directrice, ce qu’ils l’ont autorisée à faire.
La directrice du centre l’a rejointe, et Warda Abu Hadid a été interrogée pendant trois heures de plus au Complexe Russe, jusqu’à l’arrivée de sa famille. Elle a alors été emmenée dans une clinique de son quartier, pour qu’elle se calme et bénéficie d’une prise en charge psychologique. Plus tard dans la semaine, elle sera de nouveau convoquée pour témoigner dans les bureaux de l’unité du ministère de la Justice qui enquête sur les agissements de la police.
Dans l’intervalle, le centre Elwyn avait appelé le père d’Eyad Hallaq pour l’avertir que son fils avait été touché à la jambe par un tir. Khairy avoue qu’il a eu un mauvaise pressentiment : il sait que la police ordinaire et la Police des Frontières ne blessent pas les gens – ils tirent pour tuer. Sa femme, Rana, et lui se sont précipités. Un important groupe de policiers leur ont bloqué le passage et leur ont dit qu’ils allaient fouiller leur maison. Personne ne les informe de ce qui était arrivé à leur fils. Ce n’est qu’après la descente chez eux et la fouille de la maison, qu’un des policiers s’est tournée vers Khairy pour lui demander : « Quand avez-vous l’intention d’organiser les funérailles ? »
C’est ainsi que le père de Eyad a appris que son fils bien-aimé était mort. C’est la façon de faire des policiers quand il s’agit de Palestiniens. Khairy dit que le commandant de la force de police a agi avec humanité, mais qu’un policier était vulgaire et violent, disant à la soeur endeuillée d’Eyad que si avait été un homme, il l’aurait déjà écrasée parce qu’elle avait essayé de lui tirer le bras pendant la fouille.
Khairy Hallaq est un homme mince et doux de 64 ans, qui vit depuis ce jour à coup d’injections de tranquillisants, qui ne mange plus, qui ne dort plus. Ses yeux, rougis par les larmes et l’épuisement, disent tout. Il est handicapé à la suite d’un accident de travail survenu il y a 15 ans, dans une marbrerie qu’il possédait, près de la Vieille Ville. ll est au chômage depuis. Quand Eyad était enfant, il l’a parfois emmené travailler avec lui.
Le couple a deux filles, Diana, 35 ans, et Joanna, 34 ans. Quand nous leur rendons visite, cette dernière, professeur d’enseignement spécialisé, est assise à côté de sa mère en pleurs et ne semble pas moins tourmentée. Les parents ont consacré leur vie à prendre soin de lui. Cette semaine, Khairy et Rana, qui a 58 ans et qui est en mauvaise santé, ont fait leur deuil séparément, comme c’est la coutume – lui dans la tente de deuil qui a été dressée au bout de leur rue, elle chez eux, Rue Yakut al-Hamawi.
La petite chambre de Eyad Hallaq est impeccable. Un large lit couvert d’une couverture de velours brun, une télévision fixée au mur, une rangée de bouteilles d’après-rasage bon marché et de produits de toilette qu’il aimait se trouvent sur la commode, ainsi que la bouteille de désinfectant de rigueur. Il faisait très attention à so apparence.
« Je ne porte pas de beaux vêtements comme mon fils et je n’ai pas le modèle de téléphone portable qu’il a », dit son père. L’affiche de deuil accrochée en haut de la rue montre un beau jeune homme. Sa mère nous dit qu’elle est convaincue qu’il reviendra.
Ils ont pris Eyad. Je veux Eyad. Quand Eyad reviendra-t-il ? Quand ? Quand ? Quand ? Toute la journée je suis à la porte – peut-être reviendra-t-il. Je l’ai élevé pendant trente-deux ans, pas à pas. J’ai mis tant en lui. Ma santé en a souffert. Tous ceux qui s’ occupaient de lui disaient qu’il n’y avait aucun Palestinien dont on s’occupait comme de lui. Mais les vôtres pensent qu’il était un déchet. C’est pourquoi il a été assassiné.
Les deux parents parlent hébreu. Leurs premières craintes au sujet de leur fils sont apparues quand il avait deux ans. Pendant plus de deux ans, ils ont fait le tour des médecins et des cliniques, jusqu’à ce que son autisme soit diagnostiqué. Il a d’abord été envoyé dans une école privée normale mais il n’a pu s’y intégrer ; jusqu’à il y a environ six ans, il était à la maison, sans être inscrit dans quelque cadre éducatif que ce soit. Les années à Elwin-El Quds ont apparemment été les meilleures années de sa vie. Ses parents sont désolés de n’avoir entendu parler du centre qu’après ses 20 ans. Les vendredi, quand il était fermé, il sortait le matin pour acheter des bretzels aux graines de sésame à la mode de Jérusalem, pour ses parents.
Eyad Hallaq n’a jamais parlé à des étrangers mais seulement à des gens qu’il connaissait bien. Une fois qu’il s’était habitué aux gens, il aimait rire avec eux. Quand il marchait dans la rue, il avait la tête basse. S’il croisait quelqu’un qu’il connaissait, il pouvait le saluer mais il ne se serait pas arrêté pour parler. Il ne parlait qu’à sa famille proche, à ses amis et aux soignants.
« Si vous vous étiez assis à côté de lui, il se serait éloigné. Il avait besoin de beaucoup de temps pour s’habituer à vous », déclare son père. Quand il n’était pas au centre, il ne traînait pas avec des amis. Dans sa chambre, il aimait regarder des dessins animés – Mickey Mouse, Tom et Jerry sur MBC3, la chaîne en arabe pour les enfants. Rana dit qu’il ne se concentrait pas toujours sur les dessins animés, il ne faisait que les fixer. « Il était un bébé de deux ans », explique sa mère.
Son mari ajoute : « Il avait 32 ans mais l’intelligence de quelqu’un de 8 ans. »
Le rêve d’Eyad Hallaq était de travailler comme aide-cuisinier. En attendant, lui et d’autres au centre prépareraient des aliments pour les distribuer aux enfants handicapés du quartier de Beit Hanina.
Assis dans la tente de deuil, un des amis de Eyad qu’il avait renontré à Elwyn, enveloppé dans un manteau d’hiver noir et un épais chandail : en le désignant, le père endeuillé nous dit :
Vous m’avez posé tout un tas de questions, à moi de vous en poser une. Regardez cette personne. Pourriez-vous porter ce qu’il porte par cette chaleur ? Que voyez-vous en cette personne qui s’est habillé comme ça en été ? Que pouvez-vous voir ? Je vous amènerai un petit garçon, que verrez-vous ? Un garçon. Un garçon malade. C’’est ce que le policier qui a tué Eyad a vu.
De retour à la maison, Rana explique qu"il était un ange sur la terre et qu’aujourd’hui, il est un ange sous la terre », avant d’éclater en snglots de nouveau.
La veille de la mort de son fils, elle lui a demandé de ne pas aller au centre le lendemain, mais il a insisté. Comme cela arrive souvent aux parents endeuillés, Rana dit qu’elle avait l’impression que quelque chose de mauvais était susceptible de lui arriver. « Nous avons vu aux États-Unis le policier qui a tué. Il est en état d’arrestation. Et en Israël ? ll devrait en prendre au moins pour 25 ans. Ils l’ont tué comme une mouche. Mon fils était une mouche. »
Un panneau à l’entrée de la maison des Hallaq demande aux gens de ne pas embrasser ou de ne pas serrer les mains, à cause du coronavirus, mais ici personne n’y prête attention. Une délégation du parti Hadash, conduite par les députés Aida Touma-Sliman et Yousef Jabareen, arrive pour présenter ses condoléances. La police n’a pas encore rendu la carte de handicapé de Eyad, ni ses vêtements. Un cousin, Tareq Akash, ingénieur en électricité et doctorant à l’Université Hébraïque de Jérusalem, s’interroge : « Pouvons-nous aller manifester maintenant ? Incendier des commissariats de police comme aux États-Unis ? Nous ne voulons rien brûler. Mais sommes-nous autorisés à exprimer de la colère ? Vous savez, ils ouvriront le feu sur nous. »
Nous suivons l’itinéraire de Hallaq lors de son dernier jour. En quittant la maison, nous tournons à droite et remontons la rue jusqu’à la route de Jéricho. Aux feux de signalisation, nous traversons la rue animée, au-dessus de laquelle il y a une affiche : « Regardez les conducteurs dans les yeux ».
Derrière nous se trouve le campus de l’université du Mont Scopus, devant nous la Vieille Ville. Après avoir traversé la rue, le jeune homme a suivi à pied le chemin de pierre rénové qui suit le mur de la Vieille Ville vers la Porte des Lions, à côté du Cimetière Yeusefiya. Trois chiots se cachent à côté du mur.
Ici, Eyad Hallaq a descendu la pente à pied, entre les tombes et le mur, quelques instants avant sa mort. Des marches conduisent à la Porte des Lions. Quatre membres de la Police des Frontières armés et cuirassés de la tête aux pieds, matraques et fusils en bandoulière, se tiennent à l’entrée dans une posture menaçante.
Nous sommes à l’endroit où Warda Abu Hadid a entendu les tirs ; ici, le local à ordures, près du panneau indiquant la Via Dolorosa. Ici, elle a essayé de s’abriter des tirs. Enfin ici gisait Eyad, jusqu’à sa mort.
Elwyn-El Quds n’est plus qu’à quelques dizaines de mètres. Une porte vitrée électrique protège les pensionnaires de l’établissement ; les étrangers au service ne peuvent pas entrer, crise du coronavirus oblige. Les jeunes gens sortent de la cour empierrée, il est midi et la journée de classe sera bientôt terminée.
La directrice, Manar Zamamiri, explique qu’une centaine de personnes reçoit ici une formation et une thérapie, toutes âgées de 21 ans et plus. Mais le r&seau Elwyn est étendu à toute la ville, il y a d’autres centres, dont des écoles et d’autres programmes, au service de centaines d’enfants et d’adultes handicapés. L’effort principal ici est consacré à la formation professionnelle.
Le Dôme du Rocher scintille de tout son or derrière l’entrée où des policiers israéliens armés sont en faction. La directrice se fend d’un large sourire, visible même à travers son masque, quand nous posons une question à propos d’Eyad. « Il était si gentil. Nous l’aimions tant. Et sa mère est une femme tellement forte – mekudeshet » – sainte – dit-elle en hébreu. Cette semaine, elle a essayé d’expliquer aux pupilles dont s’occupe la directrice, ce qui était arrivé à Eyad.
Traduit de l’anglais par Yves Jardin, membre du GT de l’AFPS sur les prisonniers