En matière de communication aussi, la guerre est dissymétrique. Technologiquement bien sûr, mais aussi au point de vue des moyens humains : journalistes « embarqués », tutorés et protégés par l’armée d’un côté, blocage des liaisons et « neutralisation » de l’autre. Ainsi le CPJ a recensé 86 journalistes tués à la date du 16 décembre. Plus de 50 journalistes palestiniens sont emprisonnés en Israël. Ajoutons à cela la maîtrise des messages, avec un « plan com » israélien cyniquement efficace – le même que celui qui a fait le triomphe de Donald Trump : c’est le combat du bien contre le mal, avec un mot clé : « terrorisme ». Il permet de faire comme si tout avait commencé le 7 octobre et donc d’inverser les rôles entre coupable et victime. Le travail de désinformation peut dès lors se déployer : exploiter à l’envi la fibre émotionnelle à propos des otages et anonymiser les Gazaouis, traités comme une masse informe. Sans oublier, bien sûr l’anathème d’antisémitisme.
Qualifier les dérapages sanglants de l’attaque du 7 octobre d’actes terroristes n’a rien d’excessif. Doit-on pour autant réduire l’ensemble du Hamas à une organisation terroriste ? Il y a là une rhétorique qu’aucun observateur sérieux ne peut accepter. Ce serait nier les tentatives de négociation de cette organisation, ce serait nier les luttes internes entre « Hamas politique » et « branche armée du Hamas », ce serait nier enfin qu’il faudra peu ou prou négocier avec lui – négociation qu’Israël a de toute façon déjà discrètement engagée dès la fin octobre à l’ombre du Qatar !
Les dénis de toute antériorité au 7 octobre sont légion. Depuis Manuel Valls qui reproche à Dominique de Villepin de « faire d’Israël un éternel coupable », jusqu’à la lettre des présidents d’universités israéliennes à leurs collègues internationaux dans laquelle ils s’inquiètent que « l’arène globale de l’opinion publique » exprime « une tendance alarmante à présenter Israël comme un oppresseur » (sic), l’indignation manipulatoire bat son plein. Comment ces manipulations sont-elles possibles ? Grâce au soupçon d’antisémitisme dont tout opposant est immédiatement crédité ! Et de répéter sur tous les tons que le Hamas a agi par haine des Juifs… Affirmation d’autant mieux érigée en évidence qu’elle ignore délibérément la charte du Hamas ! On peut pourtant y lire (paragraphe 16) : « Le Hamas affirme qu’il s’oppose au projet sioniste, et non pas aux Juifs en raison de leur religion […] En réalité, ce sont les sionistes qui assimilent constamment le judaïsme et les Juifs à leur projet colonial ».
Tromper l’opinion, c’est aussi manipuler les images. Dans leur contenu, bien sûr, mais aussi techniquement : d’un côté, des plans rapprochés – intimes – de familles d’otages dévastées, qui nous vont évidemment droit au cœur. De l’autre, des plans larges – anonymes – de Gaza, avec de temps en temps un plan furtif sur des personnes agitées qui explosent de colère. Empathie maximale d’un côté, froideur descriptive, implicitement accusatrice, de l’autre…
Au milieu de cette guerre des mots et des images, écoutons Bassem Youssef, cet humoriste américain dont l’interview du 17 octobre sur Talk TV a fait le tour du monde. En une formule, il remet les pendules à l’heure : « Israël se victimise toujours. Mais je n’ai jamais vu une victime assiéger son oppresseur 7 jours sur 7 et 24 h sur 24 ».
Le piège des mots
Terroriste/acte terroriste/organisation terroriste. Des mots qui font peur, qui expriment une violence extrême. Mais une notion à contours flous, non définie en droit international et qui laisse donc une grande marge d’appréciation. Mots qui font appel aux affects et entraînent la polémique : « les terroristes des uns sont les résistants des autres ». A contrario, crimes de guerre/crimes contre l’humanité/ crime de génocide sont des termes qui renvoient au droit, qui sont donc plus précis. Les crimes de guerre peuvent et doivent être jugés par les Cours internationales.
Guerre Israël-Hamas ? Jusqu’à la destruction de l’ennemi ? Un mouvement, une idée peuvent-ils vraiment disparaître ? On doit plutôt dire guerre d’Israël contre le peuple palestinien : en Cisjordanie, où le Hamas est peu représenté, les emprisonnements, les morts, le nettoyage ethnique s’accélèrent depuis le 7 octobre. Et à Gaza, les « civils » déplacés pourront-ils revenir ?
240 otages israéliens : selon Rony Brauman la moitié sont des « prisonniers de guerre ». Et les otages palestiniens ? C’est-à-dire les prisonniers en « détention administrative ». Au moins 3 000 de plus depuis le 7 octobre, détenus illégalement ; huit d’entre eux seraient morts sous la torture. Les plus de 2 millions de Gazaouis, sous blocus depuis plus de 16 ans et au moment d’écrire, sous un siège total, martyrisés depuis le 7 octobre, sont-ils otages d’Israël ?
« Droit d’Israël à se défendre » : c’est un véritable permis de tuer. Qu’en est-il du droit de l’occupé à se défendre, y compris par la lutte armée (Res. NU 2621 XXV du 12/12/70 de l’ONU et art 1er § 4 convention de Genève 8/6/77) ? La défense doit être proportionnée, or combien de civils palestiniens assassinés pour un membre du Hamas tué ? Combien de Palestiniens devront être tués pour apaiser la mort de 1 200 Israéliens ? Sans parler des privations et des destructions dans le cadre de la doctrine Dahiya, ou théorie de l’usage disproportionné de la force.
Droit d’Israël à la sécurité. Oui ! Mais massivement, depuis 75 ans ce sont les Palestiniens qui meurent, qui subissent les déplacements forcés et les démolitions. La force a-t-elle jamais durablement apporté la sécurité ? Israël ne sera en sécurité que par la justice…
Génocide [1] : Dès 1946, « Génocide » désigne, pour l’ONU, un crime de droit international. Mais, arguant qu’il a été créé en 1944 pour qualifier l’Holocauste, Israël nie être concerné. Pourtant, l’article II de la Convention sur le génocide désigne « des atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale » de groupes particuliers d’individus ainsi que « la soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ». Selon de nombreux juristes la question est tranchée. Qui gagnera la guerre des mots ?
Bernard Devin et Mireille Sève