L’héritage colonial de la psychiatrie en Palestine a commencé en 1920 avec le mandat britannique qui a inauguré une ère de pratiques coercitives ancrées dans l’étude de "l’esprit indigène" et de ses déficits supposés. La psychiatrie a ainsi fourni l’un des nombreux moyens par lesquels les Palestiniens ont été réduits à l’état de sujets coloniaux individuels devant être étudiés, traités et "civilisés" par leurs colonisateurs.
Au cours de la première Intifada en 1987, l’attention des médias s’est portée sur la violence militaire israélienne, ce qui a permis de mettre davantage l’accent sur les violations des droits de l’Homme et les traumatismes psychologiques dont les Palestiniens étaient, et sont toujours, victimes.
Mais plutôt que de donner aux Palestiniens les moyens de lutter contre leur oppresseur, la signature des accords d’Oslo - et l’ONGisation et la néolibéralisation de la cause palestinienne qui s’en sont suivies - a renforcé le récit des Palestiniens comme des sujets sans agent, dépolitisés, individualisés et devant être traités cliniquement par des professionnels de la santé mentale et défendus légalement par des militants des droits de l’Homme.
Nous avons ensuite assisté à l’exportation en Palestine des tendances occidentales en matière de santé mentale, axées sur la médicalisation de la santé mentale, l’utilisation d’instruments de diagnostic qui quantifient les symptômes, et l’essor des thérapies et traitements psychologiques individualisés.
Ce paradigme ne tient pas compte du contexte politique de la colonisation qui ne peut être séparé de la réalité de la santé mentale dans les Territoires palestiniens occupés.
L’individualisation et la décontextualisation de la santé mentale en Palestine qui en résultent nuisent non seulement à nos esprits mais aussi à notre cause. En situant le "problème" au sein de l’individu au lieu de l’attribuer à la violence coloniale des colons à laquelle les Palestiniens sont exposés quotidiennement, l’accent mis sur les droits de l’Homme et les traumatismes psychologiques favorise les objectifs coloniaux.
Il ne s’agit pas de dire qu’il n’y a pas de traumatisme en Palestine ou parmi les Palestiniens mais plutôt de critiquer l’approche occidentale de la santé mentale et sa définition étroite du traumatisme, ce que l’on nous dit qu’il faut faire pour guérir ces traumatismes, et comment ces deux approches sont complètement vides de toute analyse structurelle qui s’attaque à la racine du problème : le colonialisme de peuplement (ou "settler colonialism" en anglais).
In-depth : "The definition of PTSD does not apply to Palestinians in Gaza. We experience continuous stress and trauma all of the time so there isn't really a 'post'" - @RazanShamallakh reports https://t.co/0ggKqFAgWY
— The New Arab (@The_NewArab) June 9, 2021
L’impact de l’individualisation de la santé mentale des Palestiniens est double. Premièrement, elle normalise l’idée que ce sont les Palestiniens qui doivent changer pour résister ou être "résilients" à l’oppression à laquelle ils sont confrontés, ce qui rend invisible et autorise la violence structurelle et systémique plus large du colonialisme de peuplement. Deuxièmement, l’individualisation étouffe nécessairement la résistance populaire et le potentiel révolutionnaire du collectif sapant ainsi activement le mouvement de libération nationale.
Les agences d’aide étrangère et les gouvernements néocoloniaux et néolibéraux sont les forces motrices de ce phénomène d’individualisation. Ces agences fournissent un financement conditionnel qui punit la résistance en demandant aux bénéficiaires de subventions pour la santé mentale de signaler et de différencier les Palestiniens ayant des modes d’expression politique "acceptables" et "inacceptables". Le financement des traumatismes est donc lié à la production de certains types d’individus "bien élevés", ce qui non seulement pathologise la santé mentale mais aussi la résistance.
Cette pathologisation, puis l’étouffement de la résistance palestinienne ont également des conséquences négatives sur la santé mentale des Palestiniens, car il a été constaté que les efforts d’organisation et l’engagement dans des actes de résistance protègent et soignent la santé mentale de celles et ceux qui subissent la violence des colons.
L’occupation israélienne et le système d’apartheid saturent tous les aspects de la vie des Palestiniens, y compris leur santé mentale, les services disponibles et leur accès ou non à ces services. C’est ce qu’expliquent avec force Lara et Stephen Sheehi qui, dans leur récent ouvrage, décrivent comment l’occupation pénètre physiquement dans la salle de consultation. Une anecdote qu’ils présentent est celle d’un psychologue de Bethléem, Cesar Hakim, qui raconte :
"J’étais avec un patient et les militaires israéliens poursuivaient les Palestiniens à Bethléem. Vous savez que le checkpoint 300 est, quoi, à moins de 1200 ou 1300 mètres d’ici ? Nous pouvions entendre les tirs [de l’armée israélienne]. Il y avait de la fumée et du gaz [lacrymogène]. On pouvait les sentir. On pouvait sentir le gaz et la fumée dans la pièce. Nous avons simplement poursuivi la séance. Nous avons fermé la fenêtre, mais l’odeur dans la pièce était déjà lourde."
Séparer la santé mentale palestinienne du contexte social, politique, historique et culturel crée une fausse séparation entre la clinique et la rue et pathologise au lieu d’historiciser et de contextualiser la santé mentale palestinienne.
En niant l’histoire et la réalité politique palestiniennes, l’industrie du traumatisme contribue à l’effacement violent des Palestiniens.
La décontextualisation de la santé mentale fonctionne donc en tandem avec l’individualisation pour étouffer la résistance palestinienne et ceci est construit à dessein et non par accident. Permettre à quelqu’un de transcender le modèle traumatique de la santé mentale lui donnerait l’opportunité de parler des réalités de ce qui se passe selon ses propres termes et en utilisant son propre langage, par opposition au jargon aseptisé de l’industrie du traumatisme qui nous est imposé.
Trouver une autre façon de penser et de parler de la santé mentale est donc une étape importante du processus de guérison pour les Palestiniens, car cela permet de mobiliser le potentiel de résistance libérateur qui est en nous tout en honorant des pratiques autochtones comme le sumud, en référence à la tradition palestinienne de résilience et détermination.
Les professionnels de la santé mentale et les universitaires palestiniens ont appelé à contrer les discours sur le traumatisme et les cadres dominants de l’intervention biomédicale qui neutralisent la praxis politique sous-jacente à la santé mentale en Palestine depuis des décennies.
Il est urgent de reconceptualiser la santé mentale palestinienne en utilisant les cadres de "l’indigénéité", de la souveraineté et de la justice sociale qui affirment la résistance et la lutte anticoloniale comme faisant partie de la compréhension et de la préservation de la santé mentale des Palestiniens.
Les travailleurs de la santé mentale et les universitaires palestiniens font déjà ce travail essentiel. Le réseau de santé mentale Palestine-Global en est un exemple, illustrant comment les professionnels en santé mentale peuvent s’unir et s’organiser à travers la Palestine historique pour se rencontrer, s’unir, penser, guérir grâce aux pratiques libératrices autochtones.
Mais tant que le pouvoir ne sera pas transféré des ONG néolibérales et des agences d’aide étrangère vers les mouvements et organisations palestiniens de base, nos efforts de résistance continueront à être sapés par l’industrie du traumatisme. Le pouvoir doit être centré sur les professionnels de la santé mentale profondément enracinés dans nos communautés et notre cause, celles et ceux qui sont intransigeant.e.s lorsqu’il s’agit de notre libération.
Traduction et mise en page : AFPS /DD