Le ton
est donné : c’est l’entrelacs du texte,
vibrant de rencontres et de témoignages,
et de l’image qui doit nous montrer « la
réalité vivante de Gaza » saisie « en quatre
fois quinze jours...entre janvier et
novembre 2004 » ; réalité d’un enfermement
géographique, économique, culturel
renforcé par la répression israélienne
au gré des soubresauts de l’intifada.
« La plus grande prison du monde »
La ville est ancienne ; pourtant, son histoire
est discrète. Sise entre mer et désert,
la fraîcheur de ses jardins en a fait pendant
des siècles l’étape obligée sur la
route Syrie-Egypte avant le Sinaï et le
point d’arrivée des caravanes venues
d’Arabie, et elle est restée jusqu’en 1948
« un carrefour, une terre d’échange et
de paix ». Avec la création d’Israël, la
voilà champ de bataille, refuge, objet de
tractations -jusqu’à devenir cette
« bande » surpeuplée qui s’étrique en
« territoire autonome » régi par l’Autorité
palestinienne mais coupé de la Cisjordanie,
entaillé de colonies et dépendant
du bon vouloir d’Israël et de l’aide
internationale pour sa survie économique.
Exiguïté du territoire, afflux de réfugiés,
démographie galopante, insuffisance de
ressources, frontières hostiles : la prison
est bâtie. Le geôlier israélien s’appliquera
à boucher l’horizon en ravageant
le Gaza international airport en décembre
2001 (« Ici, tu sens l’odeur de la liberté »
soupire un Gaziote) ; en réduisant l’accès
à la mer ; en étranglant la frontière par des
goulets tortueux si bien que la Cisjordanie
co-palestinienne est quasi inaccessible.
Il s’appliquera aussi à morceler
l’espace intérieur pour isoler les
colonies et contenir le « terrorisme » local.
Ainsi la grande route Salah el-Din, - déjà
réduite à relier Gaza à Rafah - est coupée
dès la sortie de Gaza, puis en son
milieu par des voies de contournement.
S’y ajoutent, Intifada aidant, le verrou militaire
d’Abou Houli, des checkpoints permanents
ici, improvisés là. La photo du
boulevard Salah Al-Din (p.6-7) étale un
vide frangé d’immeubles incertains ; y
flottent une carriole avec âne et ânier,
deux frêles silhouettes féminines ; c’est
le vide d’un espace mutilé (voir pages 37,
55-56, 72-73, 98-99) où la béance est le
contre-coup de l’asphyxie.
La pesanteur sclérosante du passé aussi.
La famille est le dernier refuge d’une
existence repliée et précaire, d’une identité
menacée. La société reste patriarcale,
surtout parmi les plus pauvres ; les
femmes sont absentes de la vie publique,
on marie les filles et le faste des noces
conforte une appartenance ; l’enseignement
sépare garçons et filles et exalte le
sentiment patriotique plus que la liberté
de pensée. « Sexe et démocratie sont des
sujets tabous. »
L’histoire de Fakri et de Jamila (p. 74 à
80) témoigne du comportement dans
l’adversité d’un homme et d’une femme
façonnés par leur fonction sociale. Privé,
comme Job, de tout ce qui le faisait
homme, Fakri s’effondre alors que chez
Jamila (admirable photo p.75) s’exalte
le rôle féminin de pourvoyeuse de vie.
Certes, la forteresse se lézarde : les jeunes
n’ont pas connu le paradis perdu ; ils fréquentent
internet et tous ne se sentent
pas appelés au martyre. Contrairement
à leurs pères qui ont travaillé en Israël et
ont à l’égard de l’« ennemi israélien » un
jugement nuancé, ils ne connaissent
d’Israël que la puissance militaire et leur
haine est sans appel. La fuite dans la
drogue, dans l’aventure des grands et
des petits trafics existe ici comme ailleurs.
Mais c’est encore la lutte armée et son
aura religieuse - le portrait des martyrs
est partout - plus que le combat politique
étiolé par l’enfermement, qui fédère les
énergies.
« Tête pour oeil, bouche pour dent »
Telle serait la loi du talion, version israélienne.
En témoignent « Rafah, ville martyre
», Beït Hanoun, Jabalia, Khan Younès,
élargissement des zones frontalières
de sécurité, assassinats ciblés ou
mitraillages aveugles : « ils ont l’art de
ne pas faire exprès ». Il faut dire qu’à
partir de 2003, au « cercle de la mort »
où s’affrontaient pierres palestiniennes
et mitrailleuses israéliennes a succédé
une véritable guerre. Les combattants
palestiniens s’arment (filière des tunnels
égyptiens mais surtout de la mafia internationale
très présente en Israël), s’organisent,
évaluent lucidement les conséquences
pour la population d’un lancer
de roquettes contre une colonie, d’une
attaque de poste militaire.
La guerre...et la paix ?
Gaza « ville inachevée plus que délabrée,
ville à l’élan freiné » cultive un
optimisme humoristique entre art de
vivre de l’attente et révolte. On moissonne
le blé d’un morceau de terre, on
cueille l’orange et l’olive, on entretient
un jardinet au milieu des décombres. On
espère - prudemment - que le départ
annoncé des colons sera l’amorce d’une
paix qui ouvrira les frontières. La fausse
bonne volonté d’Israël n’y suffira pas. Il
y faut l’aide de l’étranger, de « l’étranger
qui protège, de l’étranger qui oublie. »
Yvette Reynaud-Kherlakian
Hervé Kempf est journaliste au Monde et auteur de plusieurs ouvrages dont l’un, au seuil, La Guerre secrète des OGM, a eu un grand retentissement.
Jérôme Equer,photographe et réalisateur, a été plusieurs fois primé, aussi bien France qu’à l’étranger.