Cela fait bientôt un an que les Palestiniens de Gaza manifestent sous la forme de ce qu’ils appellent « la Grande Marche du Retour ». Cette initiative, lancée par une large représentation de la société civile palestinienne, partis politiques inclus, est menée pour attirer l’attention sur la détérioration extrême des conditions de vie à Gaza causées par le blocus ainsi que sur le droit au retour des réfugiés palestiniens. Deux tiers de la population de Gaza sont en effet des réfugiés, ce qui rend cette question d’autant plus prégnante dans le territoire. Depuis le 30 mars 2018, les Palestiniens de Gaza manifestent donc chaque vendredi le long de la barrière qui les sépare du territoire israélien.
La Grande marche du retour est donc une initiative civile et, mis à part quelques éléments violents, largement pacifique. Malgré cela, une répression israélienne disproportionnée s’est abattue sur les manifestants depuis le 30 mars 2018, premier jour des manifestations. En un an, 266 Palestiniens sont morts et 29 130 Palestiniens ont été blessés, dont 6 557 par balles (chiffres OMS, février 2019).
Suite à une répression israélienne particulièrement disproportionnée et violente lors des manifestations du 14 mai dernier, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies avait décidé de la mise en place d’une Commission d’enquête indépendante. Publié ce 28 février, le rapport de cette Commission d’enquête conclut que les forces israéliennes ont la plupart du temps utilisé illégalement la force létale contre des manifestants qui ne posaient pas de réels dangers (voir vidéo publiée par le Conseil des droits de l’homme). L’utilisation de la force létale par une armée n’est en effet autorisée contre des civils qu’en cas de menace réelle et imminente pour leur vie. La Commission d’enquête a en outre conclu qu’il y avait « des motifs raisonnables de croire que les tireurs d’élite israéliens avaient tiré sur des journalistes, du personnel de santé, des enfants et des personnes handicapées, en sachant qu’ils étaient clairement reconnaissables comme tels ».
Aggravation de la situation des soins de santé à Gaza
Parmi les blessés par balle, 124 ont ainsi dû subir des amputations, parmi lesquels 21 enfants. Les tirs de snipers israéliens ont en effet été majoritairement dirigés vers les membres inférieurs des manifestants, et cela avec des types de munitions causant une destruction grave des os. Ces blessures entraineront à la fois des besoins de soins lourds sur le long terme mais laisseront également un grand nombre de blessés avec des handicaps définitifs (cfr. Communiqué de MSF du 19 avril 2018). Le rapport de la commission d’enquête de l’ONU souligne en outre le poids que constitue la prise en charge de ces personnes handicapées pour les communautés, en particulier leurs femmes, mères, filles et sœurs. Les manifestants visés par les tirs sont en effet souvent de jeunes hommes, sur le travail desquels reposait la vie quotidienne de toute une famille.
Les organisations membres du « secteur santé » du réseau palestinien des ONG, PNGO, partenaire du CNCD-11.11.11, ont tiré la sonnette d’alarme. L’arrivée massive de ces blessés représente une surcharge à laquelle le système de santé de Gaza ne peut pas faire face. Le blocus imposé depuis plus de 11 ans au territoire a en effet considérablement affaibli le système de soins santé à Gaza.
Le blocus empêche en effet le matériel médical et les médicaments d’entrer dans le territoire, ce qui rend le traitement de certaines maladies impossible. Comme le Dr Tarek Loubani le souligne dans une interview sur le site d’information Orient XXI, le blocus empêche ainsi le traitement de maladies chroniques comme le diabète ou les affections rénales mais aussi le traitement des cancers. Le blocus permet en outre d’exercer un chantage de la part des services de sécurité israéliens sur les patients cancéreux, échangeant l’accès à un traitement vital contre des renseignements.
Le blocus a aussi des effets sur d’autres déterminants de la santé comme l’électricité ou le salaire du personnel de santé, comme le soulignent les rapports réguliers de l’OMS. Les coupures d’électricité affectent en effet le bon fonctionnement des hôpitaux, empêchant à la fois l’utilisation des machineries médicales mais empêchant également les services d’entretien et d’hygiène (lessives par ex.). Le blocus affecte aussi le pompage de l’eau, le traitement des eaux usées mais aussi les conditions économiques de la population sous blocus, tous des aspects de la vie qui ont des conséquences directes sur la santé des Gazaouis.
Le blocus empêche enfin la mobilité du personnel médical que ce soit pour sortir se former ailleurs, ou pour permettre l’accès du personnel médical étranger à Gaza. Dans ce contexte, l’action des organisations palestiniennes de santé comme Union of Health Work Committee (UHWC) et Palestinian Medical Relief Society (PMRS), partenaires de l’Opération 11.11.11 via Oxfam Solidarité et Viva Salud, est essentielle. Depuis le 30 mars 2018, ces organisations apportent les premiers soins aux blessés de la Grande Marche du Retour. Mais cette présence nécessaire sur le terrain se fait aussi au péril de leur propre vie. Un rapport de Médecins du Monde publié en mail 2018 soulignait les risques qu’encourait le personnel soignant de ces organisations et appelait la communauté internationale à assurer la sécurité de leur travail.
Le personnel médical visé intentionnellement
Le rapport de la Commission d’enquête de l’ONU a également souligné que Gaza était l’endroit le plus dangereux au monde pour du personnel de santé. Trois travailleurs en santé ont ainsi été tués durant leur travail sur le terrain des manifestations de la Grande Marche du Retour :
- « Musa Abu Hassainen (35 ans) : le 14 mai, les forces israéliennes ont tué Musa, qui portait une veste très visible de personnel paramédical, en tirant dans sa poitrine alors qu’il se trouvait à plus ou moins 300 mètres de la barrière de sécurité. Peu auparavant, il avait soigné des manifestants blessés près du cimetière Shuhada dans le Nord de Gaza. Il est mort durant son trajet vers l’hôpital ».
- « Razan Najar (20 ans) : le 1er juin, la balle d’un sniper israélien a touché Razan, du Palestinian Medical Relief Society, dans la poitrine sur le site de Khuzaa dans l’est de Khan Younis. Elle portait à ce moment-là une veste de personnel paramédical et se tenait aux côté d’autres volontaires paramédicaux à plus ou moins 110 mètres de la barrière de séparation. Elle est morte à l’hôpital »
- « Abed Abdullah Qotati (22) : le 10 août, à Rafah, les forces israéliennes ont tué Abed, d’une balle dans la poitrine alors qu’il portait une veste blanche de personnel paramédical, qu’il tenait un kit de premiers soins clairement identifié, et qu’il se dirigeait vers un manifestant blessé près de la barrière de séparation. Il est mort ce jour-là ».
Par ailleurs, 40 autres travailleurs paramédicaux ont été blessés durant leurs interventions sur les sites de la Grande Marche du Retour. La Commission conclut qu’il y a « des motifs raisonnables de croire que des tireurs d’élite israéliens ont tiré intentionnellement sur des agents de santé, bien qu’ils aient vu qu’ils étaient clairement identifiés comme tels », ce qui constitue une violation claire du droit international humanitaire.
Mettre fin à l’impunité israélienne
Lundi 18 mars, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU discutait du rapport de la Commission d’enquête et des suites à lui donner. En amont des débats, l’Union européenne a publié une déclaration sur le rapport de la Commission d’enquête, omettant à la fois de parler de justice ou de redevabilité. Au terme de cette session 40e session du Conseil des droits de l’homme, les Etats européens actuellement membres (Espagne, Italie, Danemark, Autriche et Royaume-Uni) devront se prononcer sur les suites à donner à la Commission d’enquête. Ce débat aura pour une fois lieu sous le chapitre « item 2 » (liés au travail de la Haute Commissaire) et non sous l’ « item 7 » (liés à la situation des droits humains dans le territoire palestinien occupé). Comme le souligne Human Rights Watch, ce changement enlève à certains Etats l’excuse de ne pas agir parce qu’ils s’opposent à l’existence d’un chapitre spécial (« item 7 ») pour les questions relatives à la Palestine.
Même si elle n’est plus membre du Conseil depuis le 1er janvier, la Belgique avait voté en faveur de la mise en place de la Commission d’enquête lors de la session extraordinaire du Conseil des droits de l’homme le 18 mai 2018. Il est donc essentiel qu’elle encourage une prise de position de la part des Etats européens qui siègent au Conseil et veille elle-même à appliquer les recommandations de la Commission d’enquête comme l’interdiction de visa ou le gel des avoirs des responsables pointés par les enquêteurs de l’ONU.
Par ailleurs, la Belgique a réaffirmé son soutien à la publication de la base de données des entreprises impliquées dans la colonisation israélienne par le biais d’une réponse du Ministre des Affaires étrangères à la Chambre. Le 4 mars dernier, la Haute Commissaire des Nations Unies aux droits humains, Michelle Bachelet a annoncé qu’elle postposait la publication de la base de données, déclarant vouloir procéder à des vérifications approfondies. La base de données est pourtant prête et est le résultat d’une méthodologie stricte suivie par le Haut-Commissariat. La frilosité de Michelle Bachelet serait due à des pressions intenses exercées sur elle par Israël et les Etats-Unis. La Belgique doit donc également garantir l’indépendance de la Haute-Commissaire et la réalisation de son mandat qui est de publier la base de données.
« L’impunité et la non-redevabilité est la marque de fabrique de l’occupation israélienne du territoire palestinien » soulignait ce lundi le rapporteur spécial des Nations Unies Michael Lynk lors de son intervention devant le Conseil des droits de l’homme. Pour la protection des droits humains des Palestiniens, qui s’apprêtent à commémorer le premier anniversaire de la Grande Marche du Retour, mais aussi pour respecter le droit international, il est donc essentiel de mettre fin à cette impunité.
Nathalie Janne d’Othée