L’exposition Palestine : la création dans tous ses états, à l’Institut du monde arabe, répond à cette question par l’affirmative. Car même si, comme Kamal Boullata, né à Jérusalem en 1942, on peint des motifs abstraits sur de grandes toiles de soie, c’est un acte de résistance en lui-même, dans le sens où il s’inspire de l’esthétique de l’écriture coufique géométrique, l’un des premiers styles calligraphiques de la langue arabe. Il n’est pas d’art neutre en temps de guerre, malgré ce qu’explique magnifiquement le poète Mahmoud Darwich dans un entretien paru dans Mouvement, deux mois après sa mort en 2008 : « Ma terre est sous occupation, je ne veux pas que ma langue et mon imaginaire le soient aussi ».
Mémoires
Toute une génération d’artistes palestiniens trentenaires, vivant ou non en Palestine, fait surface actuellement, notamment à l’occasion de Biennales et d’expositions collectives. L’artiste libanaise d’origine palestinienne Mona Hatoum, qui vit à Londres depuis 1975, a tracé la voie depuis une trentaine d’années. Ses œuvres, d’une grande efficacité visuelle, ne se départissent jamais d’une dimension politique, comme son Jardin suspendu, mur de sacs de jute remplis de terre semée d’herbe, qui, au fil du temps, de barricade devient paroi végétale.
Pour Emily Jacir, artiste travaillant entre New York et Ramallah, l’art est même « une question de survie ». Une de ses œuvres les plus connues, intitulée Memorial to 418 Palestinian Villages Which Were Destroyed, Depopulated and Occupied by Israel in 1948, est une tente de réfugiés sur laquelle des volontaires ont été invités dans son atelier new-yorkais à broder les noms de villages palestiniens détruits par Israël. Lieu de mémoire transitoire pour un peuple forcé au nomadisme.
L’une des autres œuvres majeures de l’artiste fut exposée à la Biennale de Venise en 2007, et lui valut le Lion d’Or de l’artiste de moins de 40 ans. Material for a film est le fruit d’une véritable enquête autour de l’assassinat par les services secrets israéliens de Wael Zuaiter, intellectuel et représentant de l’OLP, en 1972. La démarche d’Emily Jacir débuta avec la découverte d’un exemplaire des Mille et une nuits que Zuaiter portait alors dans sa poche, transpercé d’une balle, la treizième des douze qui furent tirées sur lui. L’artiste collecte ensuite des dizaines de documents sur Zuaiter et apprend le tir : elle perforera 1001 livres aux pages blanches, « comme les 1001 histoires palestiniennes qui n’ont jamais été racontées ou traduites correctement ».
Réalité(s)
Dans un territoire saturé d’images — images des camps de réfugiés, de l’Intifada, d’un mur de la honte qui clôt les Palestiniens sur eux-mêmes —, ajouter d’autres images signifie contre-balancer les stéréotypes et donner un autre point de vue. Avec une ironie grinçante, Taysir Batniji, artiste né à Gaza en 1966 et installé à Paris, a photographié les miradors israéliens qui cernent la Cisjordanie, à la manière des séries typologiques de bâtiments industriels du couple de photographes allemands Bernd et Hilla Becher. Mais, à la différence des photos ultra-calculées des Becher, les images de Batniji sont prises à la va-vite, mettant en danger l’artiste. Dans une autre forme d’objectivité, Rula Halawani, photo-journaliste ayant dévié vers la photographie « plasticienne », donne dans la série en noir et blanc The Wall (2005) sa vision pleine de rage de la construction du mur israélien.
Certains artistes, pourtant, montrent qu’une même réalité peut avoir des interprétations différentes. Dans sa vidéo I Love Fawwar / I Hate Fawwar, Sandi Hilal, qui travaille sur les « formes de résistance spatiale » en Palestine, montre deux points de vue de femmes radicalement différents sur le camp de réfugiés de Fawwar : l’une y vante la sécurité de la vie en communauté, tandis que l’autre révèle son angoisse de la promiscuité et de l’enfermement.
Prétendre à une réalité « normale », ou plutôt normée, est ce qu’accomplit avec humour Khalil Rabah lorsqu’il crée une compagnie aérienne imaginaire, United States of Palestine Airlines, dont il ouvre un bureau à Beyrouth en avril 2008. En 2007, l’artiste organise la première Biennale de Ramallah, invitant des artistes de tous horizons : c’est une Biennale sans exposition ni œuvre, mais animée de rencontres et de débats. Un symbole d’une volonté de faire et de dire, et de sa difficile concrétisation.
Vers un autre monde
Aujourd’hui, l’art contemporain palestinien doit en partie la survie de sa visibilité à Internet. Un « espace d’art virtuel » a ainsi été ouvert par l’artiste Vera Tamari sur le site de l’université de Birzeit, près de Ramallah. La Fondation Al-Ma’mal à Jérusalem, ou encore la Al-Mahatta Gallery, à Ramallah, sont de véritables interfaces entre les artistes palestiniens et le monde. Plusieurs expositions ont même pu être organisées récemment à Jérusalem (avec des difficultés), comme What’s on – The Other Shadow of The City, à l’Art School Palestine, ou Jerusalem Syndrome, à la Fondation Al-Ma’Mal.
Par ailleurs, la présence, pour la première fois, d’un pavillon palestinien à la Biennale de Venise cette année, est un signe manifeste que l’art a la capacité, si ce n’est de changer le monde, du moins d’en multiplier les points de vue — une brèche dans le mur.
A voir : Palestine : la création dans tous ses états , à l’Institut du monde arabe, Paris, jusqu’au 22 novembre 2009.