DANS TOUTE LANGUE, il y a certains mots qui ne peuvent pas être vraiment traduits dans une autre. Il semble qu’ils expriment quelque chose d’intimement lié aux usagers de cette langue et enraciné dans leur histoire, leurs traditions et leur réalité. Ces mots deviennent des expressions internationales et apparaissent dans les autres langues sous leur forme originale
Par exemple, le mot allemand « Schadenfreude ». Ou le mot anglais « gentleman » et le mot américain « business ». ou le mot russe « pogrom » (qui signifiait à l’origine dévastation). Ou le mot japonais « kamikaze » (vent divin, nom donné aux bombes humaines). Ou le mexicain « mañana » et le mot similaire arabe « bukra » (signifiant tous les deux demain. La différence entre eux ? Une blague dit : Bukra n’est pas si urgent). Et dernièrement l’« intifada » palestinienne.
L’apport hébraïque le plus significatif à ce lexique international est « chutzpah », mot qui n’a aucun équivalent dans aucune autre langue. Certains mots français peuvent sembler proches (impertinence, culot, insolence, impudence), mais aucun ne recouvre la signification totale de cette expression hébraïque-yiddish. Il semble qu’elle reflète quelque chose de tout à fait caractéristique de la réalité juive, qui se retrouve dans l’Etat d’Israël, lequel se définit lui-même comme « Etat juif ».
LE PRÉSIDENT d’Israël est censé symboliser le dénominateur commun de tous nos citoyens. Donc il est normal en ce qui le concerne qu’il symbolise ce trait de caractère également.
Et vraiment il est difficile d’imaginer chutzpah plus quintessencielle que la conduite de Son Excellence le Président Moshe Katsav. Il est le symbole suprême de la chutzpah israélienne.
Katsav a été accusé de harcèlement sexuel à l’égard de plusieurs femmes qui ont travaillé pour lui dans sa charge de Président et dans ses précédents emplois publics. Au moins trois d’entre elles l’ont accusé de viol.
De telles accusations ne signifient en aucun cas, bien sûr, sa culpabilité. L’enquête est toujours en cours. Le Président, comme tout autre citoyen, doit être présumé innocent jusqu’à ce qu’il soit reconnu coupable par un tribunal. Il est tout à fait possible qu’en fin de compte il ne soit pas inculpé, ou, le cas échéant, qu’il soit acquitté uniquement faute de preuves.
Mais cela n’est pas le sujet. Le sujet est que le Président de l’Etat, comme l’épouse de César, doit être au-dessus de tout soupçon. Il suffit qu’il y ait des bases raisonnables pour suspecter le Président, telles qu’une enquête criminelle, pour qu’il démissionne. Si ensuite, il est acquitté, tant mieux.
Que cela soit clair : je n’ai rien contre Moshe Katsav personnellement. Au contraire, je l’ai félicité à la télévision pour sa capacité d’écoute, malgré son appartenance au Likoud, des citoyens arabes. Je lui ai amené une fois une délégation de dirigeants de Cisjordanie, et il les a traités avec la plus parfaite courtoisie.
Mais en tant que citoyen d’Israël j’ai honte. L’affaire dans laquelle il est impliqué déshonore la fonction et, indirectement, l’Etat. Le « citoyen numéro 1 » est devenu objet de plaisanteries.
On peut dire une chose en sa faveur : dans sa chutzpah également, il symbolise l’Etat, ou, au moins, l’élite dirigeante.
LE ROI de la chutzpah, sa véritable personnification, c’est le Premier ministre, Ehoud Olmert.
S’il avait eu un gramme de scrupules, un minimum de décence, il aurait démissionné le lendemain du cessez-le-feu. Il n’est pas besoin d’une enquête pour décider l’évidence : qu’il est coupable d’une longue série de désastres qui ont causé la mort d’un millier d’êtres humains, y compris près de 200 Israéliens - hommes, femmes, vieillards et enfants.
On peut discuter de ce qu’il y a exactement à reprocher à Olmert : le déclenchement d’une guerre inutile et sans espoir (comme je le crois) ou « seulement » la conduite incompétente de la campagne militaire du début à la fin. Mais chacune de ces raisons suffirait à une personne droite pour qu’elle rentre chez elle en attendant le résultat des enquêtes.
Mais Olmert n’a même jamais imaginé de le faire. Il continue comme si rien ne s’était passé. Il reste là nu comme l’empereur dans les contes d’enfants. Toutes les promesses qu’il a faites il y a seulement quelques mois au cours de la campagne électorale se sont dissipées comme fumée dans le vent. Il n’a plus aucun programme politique. Il n’est même pas capable de mettre en œuvre un programme, à supposer qu’il en ait un. Il n’a pas le temps de penser à quoi que ce soit, sauf à sa survie politique.
Winston Churchill a dit un jour à propos d’un ancien Premier ministre britannique : « Le très honorable gentleman fait parfois des fautes, mais il passe toujours à la question suivante comme si rien ne s’était passé. » Olmert fait de même.
Il s’oppose à l’enquête sur la guerre avec les outils prévus par la loi. Il essaie de mettre sur pied une enquête alibi qui serait menée par un groupe d’inconditionnels choisis par lui-même. Il continue à utiliser toutes les occasions pour faire un de ses discours banals truffés de clichés, qui ne contiennent pas un seul mot de vrai ou d’intéressant.
C’est la chutzpah. Pas la chutzpah dans le sens inoffensif, enjoué qu’a souvent ce mot, mais dans une chutzpah dangereuse, grossière et agressive. Dans la pratique, l’Etat reste sans direction. Celui-ci est incapable de prendre des décisions graves dans une situation qui l’exige. Le souci d’Olmert de se maintenir au pouvoir éclipse tout le reste, du problème de l’échange de prisonniers à l’assassinat quotidien de Palestiniens en Cisjordanie et à Gaza.
Il faut le répéter sans cesse : l’Etat n’est pas une propriété privée. Il n’est pas une sorte de butin qui appartient à celui qui a réussi à s’en emparer, par hasard ou non. C’est un trésor national confié par les citoyens à une homme politique donné, que celui-ci doit rendre s’il s’avère incapable ou incompétent dans l’exercice de ses devoirs. Tout autre attitude est chutzpah.
NUL BESOIN de gaspiller des mots sur la chutzpah d’Amir Peretz. Elle parle d’elle-même.
Il porte une responsabilité personnelle pour toutes les bourdes de la guerre, depuis la décision irréfléchie de la déclencher, jusqu’à la décision militaire finale. De la fanfaronnade du début jusqu’à la fin amère, il a fait preuve d’une épouvantable insuffisance. Une personne honnête aurait démissionné au moment même où les canons se sont tus. Son refus est chutzpah.
La chutzpah de Peretz est presque bizarre. Il est parvenu au pouvoir sur sa promesse explicite de mettre en œuvre des réformes sociales fondamentales. Non seulement il a ignoré cette promesse mais il a fait exactement le contraire. Sa tentative de continuer comme si rien ne s’était passé et même de se présenter comme un dirigeant social est pathétique.
MAIS MÊME ces trois champions - Katsav, Olmert et Peretz - font pâle figure comparés à Dan Halutz.
Avec des gens de même sensibilité que moi , j’ai manifesté devant le ministère de la Défense quand il a été nommé chef d’état-major. Il était clair pour nous qu’une telle personne, qui s’était conduite comme il s’était conduit et qui avait dit ce qu’il avait dit n’était pas digne de diriger l’armée israélienne. Mais même nous, n’avions pas prévu dans nos pensées les plus délirantes que dans un temps si bref, et d’une manière aussi brutale, il confirmerait nos prévisions les plus sombres.
D’un point de vue purement militaire, Halutz est le plus grand fiasco des annales de l’armée israélienne. D’un point de vue humain, il a justifié la prophétie selon laquelle il a un brillant avenir devant le tribunal de La Haye. D’un point de vue politique, son discernement est du niveau de celui d’un élève d’école primaire (que les écoliers me veuillent bien me pardonner).
La vantardise de l’Aviation, l’arrogance d’un général incompétent, la brutalité d’une personne capable d’apporter la tragédie à des centaines de milliers d’êtres humains sans ciller - tout cela a été mis en lumière pendant la guerre.
Comme on l’a publié, il a dit au gouvernement au sixième jour de la guerre, que dorénavant il était impossible d’obtenir quoi que ce soit de plus. Il l’a dit mais il n’a pas demandé d’arrêter ; il l’a dit mais il a continué de tuer et de détruire, jour après jour, nuit après nuit. La veille du cessez-le-feu, il a envoyé ses soldats dans une offensive militaire insensée, totalement inutile, dans laquelle la vie de 33 de ses soldats a été sacrifiée.
Mais Dan Halutz ne démissionne pas. Cela ne lui vient même pas à l’esprit. Cette semaine, à une rencontre d’anciens généraux, des accusations et même des insultes lui ont été lancées, et il n’a pas bougé.
Une personne saine aurait démissionné sur le champ. Il est clair qu’un officier qui a échoué de cette façon, qui n’a plus la confiance de l’armée, ne peut pas réaliser la remise en ordre nécessitée aujourd’hui - le remplacement de tout l’état-major général et en particulier le remplacement de tous les commandants qui étaient en charge de la campagne. Une personne qui refuse d’assumer le responsabilité de toute cette campagne ratée peut-elle demander à ses subordonnés d’assumer la leur ?
Quand la chutzpah est la norme dans l’armée, quelle chance y a-t-il que celle-ci soit réhabilitée ?
JE SAIS, il y a plusieurs arguments pour le maintien à leurs postes des champions de la chutzpah. Il n’y a pas à première vue d’alternative. Le mal peut être remplacé par pire. La démission d’Olmert peut conduire à de nouvelles élections, à l’issue desquelles la droite la plus extrême peut gagner. Sa démission peut également aboutir à l’entrée dans le gouvernement d’Avigdor Lieberman, en comparaison de qui le Français Le Pen et l’Autrichien Haider sont des enfants de chœur. Comment savoir qui et quoi peut advenir après Halutz ?
Tous ces arguments sont valables, mais il doivent conduire à une exigence toute simple : on ne doit pas permettre à la chutzpah de régner. L’acceptation par les dirigeants du gouvernement et de l’armée de leur responsabilité personnelle est un trait essentiel d’une société en bonne santé. Elle est un impératif moral, comme l’impératif catégorique de Kant, un impératif qui ne souffre aucun compromis.
Le Talmud met en garde contre « la chutzpah à l’égard du paradis » (Dieu). Nous devons mettre en garde contre la chutzpah à l’égard de la société civile, souveraine sur terre.