De la pénombre surgit d’abord une mélodie If We Never Meet Again I Hope We Meet To Heaven [1]. Puis lorsque les belles lumières de Nathalie Lerat sont là, Mohamed est là aussi, devant une toile blanche, comme le funambule de Genet sur son fil, à hauteur de visage des spectateurs. Ou plutôt, ce n’est pas lui qui est là mais un Indien, celui du Discours de l’Indien rouge, dans la fine traduction de Elias Sambar, dont un extrait est paru d’abord en 1992 dans le n° 46 de la Revue d’Etudes palestiniennes et que l’on peut retrouver chez Sindbad Actes Sud.
Mohamed connaît le texte par cœur, il a été le premier à monter Darwich, en 1996 au Paris-Villette, il a rencontré le poète à maintes reprises à Paris mais aussi à Ramallah où il va travailler dans des camps de réfugiés ou des prisons palestiniennes entre 1998 et 2001. Jusque-là on ne lisait que la poésie de Darwich. Pour Rouabhi, « elle est très concrète, très palpable, on peut l’interpréter, la jouer, et le théâtre peut alors en faire quelque chose de vivant, organique, charnel… A force de répéter quinze fois le mot terre, on la sent, on la touche, on la respire… ».
Sur le plateau, faire l’Indien rouge se traduit d’abord par une posture de grande neutralité, celle de la respiration et de l’oralité. Rouabhi arrive en costume de lin blanc. Autour de son cou brille un talisman bleu : « Ainsi nous sommes qui nous sommes dans le Mississipi. Et les reliques d’hier nous échoient. Mais la couleur du ciel a changé et la mer à l’Est a changé. Ô maître des Blancs, seigneur des chevaux, que requiers-tu de ceux qui parlent aux arbres de la nuit ? … » Il aura peu de mouvements et de gestes mais aucun n’est gratuit. Pour cela, il a appris avec Béatrice Blondeau la langue des signes (dont on dit que l’origine provient des Amérindiens) et l’effet visuel, tout comme lorsqu’il retire sa veste et la berce comme on berce un enfant donne des rythmes musicaux à sa propre voix qui est en elle seule une mélopée douce ou acide.
Pour le deuxième texte, on est dans tout à fait autre chose. La toile blanche s’est effondrée et la nouvelle bande son est devenu effroi. Mohamed est jeté sur un petit lit de fortune. Une voix de femme (Claire Lasne) lui parle. Il ne sait pas s’il est vivant ou mort. Il ne sait pas s’il est dans le rêve ou la réalité.
On est dans les bureaux de l’AFP à Beyrouth en 1982, là où des réfugiés palestiniens pensaient avoir trouvé refuge, lorsque Yasser Arafat était un chef de guerre, dans les pires moments du siège israélien. Les marines français et américains ne sont pas encore arrivés dans la capitale. Les combattants palestiniens avaient promis de quitter la ville pour ne pas aggraver les souffrances des populations civiles mais les Israéliens déversent des pluies de bombes et font de la mer une mer de feu, pulvérisant tout ce qui bouge et ne bouge pas.
Cette fois Rouabhi joue le poète. Mahmoud Darwich enfermé dans le bunker dans la terreur que les murs ne s’écroulent et qu’il n’y reste enseveli (l’immeuble est un gratte-ciel !)… et qui ne pense qu’à se faire un café : « De tous les matins du monde, je ne veux rien d’autre que l’odeur du café. » Interprétation remarquable de la passion légendaire de Darwich pour le café et les cigarettes. De sa métaphysique du combat : « Le courage, c’est ce morceau de Beyrouth dans Beyrouth-Ouest. Il ne reste pas une parcelle de terre que les obus épargnent. » Mais les chansons de résistance ou de vie fleurissent avec la guerre et la frontière entre Beyrouth-Est et Ouest est aussi celle de la terre et du ciel. Interprétation subtile et complexe d’Une mémoire pour l’oubli dans la traduction de Yves-Gonzales-Quijano et Farouk Mardam-Bey (Actes Sud, 1994). Le poète cherche à apprivoiser sa peur qu’il conjure en anticipant sa mort. Il voudra « des funérailles paisibles. Pas comme le premier contact ». « Et ses funérailles seront gratuites ». Il voudra « un beau cercueil d’où il pourra contempler l’assistance ». Et il se rira de toutes les langues de vipère qui diront de lui « qu’il aimait trop les femmes » et « trompait celles qui l’aimaient », l’argent : « on a trouvé cinq voitures de luxe dans son garage à Beyrouth » et « assez de cailloux chez lui pour bâtir un camp de réfugiés »…
De toute façon, la vraie peur est ailleurs car que ferait-il si l’immeuble s’effondrait emprisonnant ses bras ou ses jambes dans un cercueil de métal et de béton ou s’il en sortait vivant mais dans un champ de ruines et « ne trouvait même pas un chat à caresser, s’il ne trouvait rien à faire » ?
Lorsque le comédien s’en va nous laissant seuls avec Watani [2] on comprend mieux ce qu’il a voulu faire :
« J’ai attendu d’en avoir fini avec la mort du poète.
Pour enfin recommencer à lire le poète.
Comme une première fois.
Avec, comme une première fois, ce sentiment de beauté aveuglante mêlée à de la cendre encore chaude. »
[2]