Et il y eut un matin est d’abord un livre de Sayed Kashua, auteur palestinien, traduit de l’hébreu en 2006, et distribué en France par les éditions de l’Olivier. Cette « Tribulation kafkaïenne et drolatique d’un arabe israélien, à égale distance des deux mondes » comme le présentait alors le journal Libération, constitue la matière dont s’est largement inspiré Eran Kolirin, réalisateur du film.
Le film est distribué en France depuis le 15 avril. Il est projeté dans de nombreuses salles indépendantes et plusieurs groupes locaux de l’AFPS ont choisi de le présenter et d’animer un débat. D’autres s’y refusent.
Il nous a donc semblé utile d’alimenter la réflexion et les échanges :
> tout d’abord en revenant sur les faits (encadré ci-contre),
> puis en laissant à Jean Stern le soin d’apporter son point de vue en répondant à 3 questions : pourquoi aller voir ce film ? Pourquoi ne pas y aller ? Qu’est-ce que ce film – israélien – nous dit de la façon de raconter la vie des Palestiniens d’Israël, si on le met au regard du livre – palestinien – dont il s’inspire.
Pourquoi aller voir le film ?
Erin Kolirin est un réalisateur israélien découvert avec La visite de la fanfare. Sorti en 2007 ce film, prix du jury Un certain regard au festival de Cannes, racontait la visite de la fanfare de la police d’Alexandrie (Égypte) dans une petite ville du Neguev. Kolirin y révélait son talent pour l’absurde, et une vision assez désabusée de la société israélienne. Son nouveau film Et il y eut un matin, adapté du roman de l’auteur palestinien Sayed Kashua, paru en France en 2006 (et disponible en poche chez Points Seuil), raconte l’histoire d’un village palestinien quelque part dans le nord d’Israël placé sous blocus par l’armée israélienne. Le personnage principal, Sami (Alex Bachri) un « arabe israélien » qui a réussi à Jérusalem en devenant le directeur du développement d’une compagnie israélienne, revient dans son berceau familial en compagnie de son épouse Mira (Juna Suleiman) pour le mariage de son frère cadet. Ils vont se re-trouver coupés du monde dans le village, pendant que l’armée israélienne construit un mur autour du village. Dans cette métaphore de l’occupation et de la colonisation, on découvre l’ab-surdité de l’arbitraire militaire israélien, et aussi les divisions de la société palestinienne d’Israël, puisque la raison du blocus du village semble être liée à la présence des « Dafaouis » – c’est ainsi qu’on qualifie les sans-papiers des territoires occupés et de Gaza qui travaillent en Israël. Le désabusement de la société palestinienne traitée de façon ironique, et l’excellent jeu de ses comédiens en font un film intéressant, et de ce point de vue, il faut le voir.
Pourquoi ne pas y aller ?
Erin Kolirin appartient à un courant intellectuel israélien qui se situe un peu aux marges du système. On y retrouve des écrivains, comme Etgar Keret (Sept années de bonheur, éditions de l’Olivier, 2014), des chanteurs, des journalistes. Critiques de la société israélienne, ils choisissent la dérision et l’ironie pour s’en prendre à la politique d’un pays dont les travers sont connus : racisme, inégalités sociales, occupation et colonisation de la Cisjordanie et blocus sans fin de Gaza. C’est évidemment respectable en soi, et comme amateur de salles obscures, je serai bien le dernier à dire qu’il ne faut pas aller voir ce film. Mais il n’est pas non plus indispensable pour qui cherche à com-prendre la situation des Palestiniens en Israël et en Cisjordanie. En situant son village dans les frontières d’Israël, il esquive la question de la colonisation et laisse la politique israélienne et l’attitude de l’armée dans un brouillard gazeux, et finalement assez embarrassant.
Que dit le film de la façon de raconter en mettant en regard le livre palestinien et sa déclinaison israélienne sur grand écran ?
L’été 2014, l’écrivain Sayed Kashua publie un texte dans la presse « Toutes les raisons pour lesquelles je quitte Israël », alors que l’armée mène l’opération Bordure protectrice contre Gaza qui fera selon le bilan de l’ONU 2104 victimes palestiniennes dont 1462 civils. Kashua, qui part s’installer aux États-Unis, écrit : « Je voulais raconter en hébreu mon père, qui a été détenu pendant de longues années, sans jugement, à cause de ses idées politiques. Je voulais raconter aux Israéliens une autre histoire, une histoire palestinienne. Car, en lisant, ils comprendraient, en lisant, ils changeraient, tout ce que je devais faire, c’était écrire, et l’occupation prendrait fin, je devais juste être un bon écrivain et je libérerais les membres de mon peuple des ghettos dans les-quels ils vivent. […] Cela fait vingt-cinq ans que j’écris en hébreu, et rien n’a changé. Vingt-cinq ans que je m’accroche à l’espoir, à croire qu’il est impossible que des êtres humains puissent se montrer à ce point aveugles ».
Ces propos résument assez bien le fossé entre Et il y eut un matin, le livre écrit par un romancier « arabe israélien » en 2006 et le film réalisé par un cinéaste israélien en 2021. Kashua, c’est Sami, l’homme qui compte s’intégrer à la société israélienne mais que l’armée, avec sa logique totalement déshumanisante, va renvoyer à son statut de sous-citoyen. Sa réaction ira de la résignation à la colère. De ce point de vue, le livre et le film sont proches, même si la vie de Sami, son métier, ses relations diffèrent. Mais Kashua exaspéré a « lâché l’affaire » alors que Kolirin réalise son film en coproduction avec de l’argent israélien. Au moment même où le gouvernement cherche à s’assurer la « loyauté » des artistes à l’égard de sa politique. Ce sujet est au cœur d’un film récent, Le genou d’Ahed de Nadav Lapid. Comme Kashua, Lapid a pris le chemin de l’exil, à Paris pour sa part. Kolirin a gardé du roman de Kashua la trame absurde, laissant de côté les questions sur le statut des Palestiniens dans les frontières d’Israël, en Cisjordanie et à Gaza. En ne livrant dans son film que peu d’éléments de contexte, il contribue à la dépolitisation de la cause palestinienne, la grande oubliée du moment.
Jean Stern, journaliste à Orient XXI
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