Photo : Netanyahou sur le procureur de la CPI ’Ce type veut démoniser Israël’ © Palestina Hoy
Lorsque le procureur général de la Cour pénale internationale (CPI) a annoncé qu’il demandait des mandats d’arrêt contre des dirigeants d’Israël et du Hamas, il a lancé un avertissement énigmatique : "J’insiste sur le fait que toute tentative d’entraver, d’intimider ou d’influencer de façon inappropriée les fonctionnaires de cette cour doit cesser immédiatement."
Karim Khan n’a pas donné de détails précis sur les tentatives d’ingérence dans les travaux de la CPI, mais il a rappelé une clause du traité fondateur de la Cour qui faisait de toute ingérence de ce type une infraction pénale. Si ce comportement se poursuit, a-t-il ajouté, "mon bureau n’hésitera pas à agir".
Le procureur n’a pas précisé qui avait tenté d’intervenir dans l’administration de la justice, ni comment il l’avait fait précisément.
Aujourd’hui, une enquête menée par le Guardian et les magazines +972 et Local Call, basés en Israël, révèle comment Israël a mené une "guerre" secrète de près de dix ans contre la Cour. Le pays a déployé ses agences de renseignement pour surveiller, pirater, mettre sous pression, diffamer et menacer prétendument le personnel de haut niveau de la CPI dans le but de faire avorter les enquêtes de la Cour.
Les services de renseignement israéliens ont intercepté les communications de nombreux fonctionnaires de la CPI, y compris M. Khan et son prédécesseur au poste de procureur, Fatou Bensouda, en interceptant des appels téléphoniques, des messages, des courriels et des documents.
La surveillance continuait ces derniers mois, permettant au premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, de connaître à l’avance les intentions du procureur. Une communication interceptée récemment suggérait que M. Khan voulait délivrer des mandats d’arrêt contre des Israéliens, mais qu’il subissait "des pressions énormes de la part des États-Unis", selon une source au courant de son contenu.
Mme Bensouda, qui, en tant que procureur général, a ouvert l’enquête de la CPI en 2021, ouvrant la voie à l’annonce de la semaine dernière, a aussi été espionnée et aurait fait l’objet de menaces.
M. Netanyahou s’est intéressé de près aux opérations de renseignement menées contre la CPI et a été décrit par une source de renseignement comme étant "obsédé" par les interceptions concernant l’affaire. Supervisées par ses conseillers en sécurité nationale, ces opérations ont impliqué l’agence d’espionnage nationale, le Shin Bet, ainsi que la direction du renseignement militaire, Aman, et la division du cyber-espionnage, l’unité 8200. Les renseignements glanés grâce aux interceptions ont été, selon ces sources, diffusés aux ministères de la justice, des affaires étrangères et des affaires stratégiques.
Une opération secrète contre Bensouda, révélée mardi par le Guardian, a été dirigée personnellement par Yossi Cohen, proche allié de M. Netanyahou, qui était à l’époque directeur de l’agence israélienne de renseignement extérieur, le Mossad. À un certain moment, le chef espion a même fait appel à l’aide du président d’alors de la République démocratique du Congo, Joseph Kabila.
Les détails de la campagne de neuf ans d’Israël pour déjouer l’enquête de la CPI ont été révélés par le Guardian, une publication israélo-palestinienne, +972 Magazine et Local Call, un média de langue hébraïque.
L’enquête conjointe s’appuie sur des entretiens avec plus de deux dizaines d’officiers de renseignement et de responsables gouvernementaux israéliens, anciens et actuels, de hauts responsables de la CPI, de diplomates et d’avocats proches du dossier de la CPI et des efforts déployés par Israël pour le saper.
Contacté par le Guardian, un porte-parole de la CPI a déclaré être au courant des "activités proactives de collecte de renseignements menées par un certain nombre d’agences nationales hostiles à la cour". Il a ajouté que la CPI mettait continuellement en place des contre-mesures contre ces activités et qu’"aucune des attaques récentes menées contre elle par des agences de renseignement nationales" n’avait pénétré le cœur des archives des preuves de la Cour, qui étaient restés sûres.
Un porte-parole du bureau du premier ministre israélien a déclaré : "Les questions qui nous ont été transmises regorgent d’allégations fausses et infondées visant à nuire à l’État d’Israël" . Un porte-parole militaire a ajouté : "Les FDI [Forces de défense israéliennes] n’ont pas mené et ne mènent pas d’opérations de surveillance ou d’autres opérations de renseignement contre la CPI".
Depuis sa création en 2002, la CPI sert de cour permanente de dernier recours pour la poursuite de personnes accusées de certaines des pires atrocités commises dans le monde. Elle a inculpé l’ancien président soudanais Omar el-Béchir, le défunt président libyen Mouammar Kadhafi et, plus récemment, le président russe Vladimir Poutine.
La décision de M. Khan de demander des mandats d’arrêt contre M. Netanyahu et son ministre de la défense, Yoav Gallant, ainsi que contre des dirigeants du Hamas impliqués dans l’attaque du 7 octobre, marque la première fois qu’un procureur de la CPI demande des mandats d’arrêt contre le dirigeant d’un proche allié occidental.
Les allégations de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité portées par M. Khan à l’encontre de M. Netanyahu et de M. Gallant sont toutes liées à la guerre de huit mois menée par Israël à Gaza, qui, selon l’autorité sanitaire du territoire, a tué plus de 35 000 personnes.
Mais le dossier de la CPI dure depuis une dizaine d’années et il avance petit à petit au milieu d’une inquiétude croissante des responsables israéliens face à l’éventualité de mandats d’arrêt, qui empêcheraient les accusés de se rendre dans l’un des 124 États membres de la Cour par crainte d’être arrêtés.
C’est ce spectre de poursuites à La Haye qui, selon un ancien responsable des services de renseignement israéliens, a conduit "l’ensemble de l’establishment militaire et politique" à considérer la contre-offensive contre la CPI "comme une guerre qu’il fallait mener et contre laquelle il fallait défendre Israël. Elle a été décrite en termes militaires".
Cette "guerre" a commencé en janvier 2015, lorsqu’il a été confirmé que la Palestine rejoindrait la Cour après avoir été reconnue comme un État par l’Assemblée générale des Nations unies. Cette accession été condamnée par les responsables israéliens comme une forme de "terrorisme diplomatique".
Un ancien fonctionnaire de la défense au courant des efforts d’Israël pour contrer la CPI a déclaré que l’adhésion à la Cour avait été "perçue comme le franchissement d’une ligne rouge" et "peut-être la mesure diplomatique la plus agressive" prise par l’Autorité palestinienne, qui gouverne la Cisjordanie. "Le fait d’être reconnu comme un État par les Nations unies est une bonne chose", ont-ils ajouté. "Mais la CPI est un mécanisme qui mord ".
Une menace remise en mains propres
Pour Fatou Bensouda, une avocate gambienne respectée qui a été élue procureur général de la CPI en 2012, l’adhésion de la Palestine à la Cour s’est accompagnée d’une décision capitale. En vertu du statut de Rome, le traité qui a institué la Cour, celle-ci ne peut exercer sa compétence que sur les crimes commis dans les États membres ou par des ressortissants de ces États.
Israël, tout comme les États-Unis, la Russie et la Chine, n’en est pas membre. Après l’acceptation de la Palestine comme membre de la CPI, tous les crimes de guerre présumés dans les territoires palestiniens occupés - commis par des personnes de toute nationalité - relevaient désormais de la compétence de Mme Bensouda.
Le 16 janvier 2015, quelques semaines après l’adhésion de la Palestine, Mme Bensouda a ouvert un examen préliminaire sur ce qui, dans le jargon juridique de la Cour, était appelé "la situation en Palestine". Le mois suivant, deux hommes qui avaient réussi à obtenir l’adresse privée de la procureure se sont présentés à son domicile à La Haye.
Selon des sources au fait de l’incident, les hommes ont refusé de s’identifier à leur arrivée, mais ont déclaré qu’ils voulaient remettre en main propre une lettre à Bensouda de la part d’une allemande inconnue qui souhaitait la remercier. L’enveloppe contenait des centaines de dollars en liquide et une note avec un numéro de téléphone israélien.
Selon des sources au courant d’une analyse de cet incident par la CPI, il a été conclu que, bien qu’on n’ait pas pu identifier les hommes ou d’établir pleinement leurs motivations, ila été conclu qu’Israël voulait probablement signaler à la procureure qu’il savait où elle vivait. La CPI a signalé l’incident aux autorités néerlandaises et a mis en place des mesures de sécurité supplémentaires en installant des caméras de vidéosurveillance à son domicile.
L’enquête préliminaire de la CPI dans les territoires palestiniens était l’une des enquêtes d’établissement des faits que la Cour entreprenait à l’époque, en tant que précurseur d’une éventuelle enquête complète. Mme Bensouda était aussi chargée de neuf enquêtes complètes, notamment sur des événements survenus en RDC, au Kenya et dans la région du Darfour, au Soudan.
Les fonctionnaires du bureau du procureur ont estimé que le tribunal était vulnérable aux activités d’espionnage et ont mis en place des mesures de contre-surveillance pour protéger la confidentialité de leurs enquêtes.
En Israël, la réponse du Conseil national de sécurité (CNS) du Premier ministre avait inclus la mobilisation de ses agences de renseignement. M. Netanyahou et certains des généraux et chefs des services d’espionnage qui ont autorisé l’opération avaient un intérêt personnel à son aboutissement.
Contrairement à la Cour internationale de justice (CIJ), un organe des Nations unies qui traite de la responsabilité juridique des États-nations, la CPI est une cour pénale qui poursuit des individus, en ciblant ceux qui sont considérés comme les principaux responsables des atrocités commises.
De multiples sources israéliennes ont déclaré que les dirigeants des FDI souhaitaient que les services de renseignement militaire se joignent à l’effort mené par d’autres agences d’espionnage, afin de garantir que les officiers supérieurs puissent être protégés contre les accusations. "On nous a dit que les officiers supérieurs avaient peur d’accepter des postes en Cisjordanie parce qu’ils craignaient d’être poursuivis à La Haye", a rappelé l’une des sources.
Deux responsables des services de renseignement impliqués dans l’obtention d’interceptions concernant la CPI ont déclaré que le bureau du premier ministre s’intéressait de près à leur travail. L’un d’entre eux a déclaré que le bureau de M. Netanyahu envoyait des "domaines d’intérêt" et des "instructions" concernant la surveillance des fonctionnaires de la Cour. Un autre a décrit le premier ministre comme "obsédé" par les interceptions mettant en lumière les activités de la CPI.
Courriels piratés et appels surveillés
Cinq sources proches des activités de renseignement d’Israël ont déclaré qu’il espionnait régulièrement les appels téléphoniques passés par Mme Bensouda et son équipe avec des Palestiniens. Empêchée par Israël d’accéder à Gaza et à la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est, la CPI a été contrainte de mener une grande partie de ses recherches par téléphone, ce qui l’a rendue plus accessible à la surveillance.
Selon ces sources, grâce à leur accès complet aux infrastructures de télécommunications palestiniennes, les agents des services de renseignement ont pu capter les appels sans installer de logiciels espions sur les appareils des fonctionnaires de la CPI.
"Si Fatou Bensouda parlait à n’importe qui en Cisjordanie ou à Gaza, cet appel téléphonique entrait dans les systèmes [d’interception]", a déclaré une source. Une autre a déclaré qu’il n’y avait pas d’hésitation en interne quant à l’espionnage du procureur, ajoutant : "Avec Bensouda, elle est noire et africaine, alors qui s’en soucie ? »
Le système de surveillance n’a pas enregistré les appels entre les fonctionnaires de la CPI et des personnes extérieures à la Palestine. Cependant, de multiples sources ont déclaré que le système nécessitait la sélection active des numéros de téléphone à l’étranger des fonctionnaires de la CPI dont les agences de renseignement israéliennes avaient décidé d’écouter les appels.
Selon une source israélienne, un grand tableau blanc dans un département du renseignement israélien contenait les noms d’environ 60 personnes sous surveillance - la moitié étant des Palestiniens et l’autre moitié d’autres pays, y compris des fonctionnaires de l’ONU et des membres du personnel de la CPI.
À La Haye, Mme Bensouda et ses collaborateurs ont été avertis par des conseillers en sécurité et par voie diplomatique qu’Israël surveillait leur travail. Un ancien haut fonctionnaire de la CPI s’est souvenu : "Nous avons été informés qu’ils essayaient d’obtenir des informations sur l’état d’avancement de l’examen préliminaire. »
Les fonctionnaires ont également été informés de menaces spécifiques à l’encontre d’une ONG palestinienne de premier plan, Al-Haq, qui était parmi les groupes palestiniens de défense des droits de l’homme qui soumettaient fréquemment des informations à l’enquête de la CPI, souvent sous la forme de longs documents détaillant les incidents qu’ils souhaitaient voir examinés par le procureur. L’Autorité palestinienne soumettait des dossiers similaires.
Ces documents contenaient souvent des informations sensibles telles que des témoignages de témoins potentiels. Les documents soumis par Al-Haq auraient également établi un lien entre des allégations spécifiques de crimes relevant du Statut de Rome et des hauts fonctionnaires, notamment des chefs des forces de défense israéliennes, des directeurs du Shin Bet et des ministres de la défense tels que Benny Gantz.
Des années plus tard, après l’ouverture par la CPI d’une enquête approfondie sur le dossier palestinien, M. Gantz a désigné Al-Haq et cinq autres groupes de défense des droits des Palestiniens comme "organisations terroristes", une étiquette rejetée par de nombreux États européens et jugée par la suite par la CIA comme n’étant pas étayée par des preuves. Ces organisations ont déclaré que ces désignations étaient une "attaque ciblée" contre ceux qui s’engagent le plus activement auprès de la CPI.
Selon de nombreux responsables actuels et anciens des services de renseignement, les équipes militaires chargées des cyber-offensives et le Shin Bet ont systématiquement surveillé les employés des ONG palestiniennes et de l’Autorité palestinienne qui collaboraient avec la CPI. Deux sources de renseignement ont décrit comment des agents israéliens pirataient les courriels d’Al-Haq et d’autres groupes communiquant avec le bureau de Bensouda.
L’une des sources a déclaré que le Shin Bet avait même installé le logiciel espion Pegasus, développé par le groupe privé NSO, sur les téléphones de multiples employés d’ONG palestiniennes, ainsi que sur ceux de deux hauts fonctionnaires de l’Autorité palestinienne.
Garder un œil sur les documents palestiniens soumis dans le cadre de l’enquête de la CPI était considéré comme faisant partie du mandat du Shin Bet, mais certains responsables de l’armée craignaient que l’espionnage d’une entité civile étrangère ne franchisse une ligne rouge, car cela n’avait pas grand-chose à voir avec des opérations militaires.
"Cela n’a rien à voir avec le Hamas, cela n’a rien à voir avec la stabilité en Cisjordanie", a déclaré une source militaire à propos de la surveillance de la CPI. Une autre a ajouté : "Nous avons utilisé nos ressources pour espionner Fatou Bensouda - ce n’est pas quelque chose de légitime à faire en tant que service de renseignement militaire".
Réunions secrètes avec la CPI
Légitime ou non, la surveillance de la CPI et des Palestiniens impliqués dans les poursuites contre les Israéliens a donné au gouvernement israélien un avantage dans un canal secret qu’il avait ouvert avec le bureau du procureur.
Les réunions d’Israël avec la CPI étaient hautement sensibles : si elles étaient rendues publiques, elles pouvaient compromettre la position officielle du gouvernement de ne pas reconnaître l’autorité de la Cour.
D‘après six sources au fait de ces réunions, elles consistaient en une délégation de juristes et de diplomates de haut rang du gouvernement qui se rendaient à La Haye. Deux de ces sources ont déclaré que les réunions avaient été autorisées par M. Netanyahu.
La délégation israélienne était composée de représentants du ministère de la justice, du ministère des affaires étrangères et du bureau de l’avocat général de l’armée. Les réunions ont eu lieu entre 2017 et 2019, sous la direction de l’éminent avocat et diplomate israélien Tal Becker.
"Au début, c’était tendu", se souvient un ancien fonctionnaire de la CPI. "Nous entrions dans les détails d’incidents spécifiques. Nous disions : "Nous recevons des allégations concernant ces attaques, ces meurtres", et ils nous fournissaient des informations."
Une personne ayant une connaissance directe des préparatifs d’Israël en vue des réunions en coulisse a déclaré que les fonctionnaires du ministère de la justice avaient reçu des renseignements provenant d’interceptions de surveillance israélienne avant l’arrivée des délégations à La Haye. "Les avocats qui se sont occupés de la question au ministère de la justice avaient une grande soif pour les informations recueillies par les renseignements", ont-ils déclaré.
Pour les Israéliens, les réunions en coulisse, bien que sensibles, constituaient une occasion unique de présenter directement des arguments juridiques contestant la compétence du procureur sur les territoires palestiniens.
Ils ont également cherché à convaincre le procureur que, malgré résultats très discutables de l’armée israélienne en matière d’enquêtes sur les actes répréhensibles commis dans ses rangs, elle disposait de procédures solides pour demander des comptes à ses forces armées.
C’était là une question cruciale pour Israël. Un principe fondamental de la CPI, connu sous le nom de complémentarité, empêche le procureur d’enquêter ou de juger des individus s’ils font l’objet d’enquêtes ou de procédures pénales crédibles au niveau de l’État.
Selon plusieurs sources, il a été demandé aux agents de surveillance israéliens de déterminer quels incidents spécifiques pourraient faire l’objet de poursuites futures devant la CPI, afin de permettre aux organes d’enquête israéliens "d’ouvrir des enquêtes rétroactivement" sur les mêmes cas.
"Si des éléments étaient transférés à la CPI, nous devions comprendre exactement de quoi il s’agissait, afin de nous assurer que les FDI enquêtaient dessus de manière indépendante et suffisante pour pouvoir prétendre à la complémentarité", a expliqué l’une des sources.
Les réunions secrètes entre Israël et la CPI se sont terminées en décembre 2019, lorsque Mme Bensouda, annonçant la fin de son examen préliminaire, a déclaré qu’elle pensait qu’il existait une "base raisonnable" pour conclure qu’Israël et les groupes armés palestiniens avaient tous deux commis des crimes de guerre dans les territoires occupés.
Il s’agit d’un revers important pour les dirigeants israéliens, même si cela aurait pu être pire. Dans un geste que certains membres du gouvernement ont considéré comme une consécration partielle des efforts de lobbying d’Israël, Mme Bensouda s’est abstenue d’ouvrir une enquête formelle.
Au lieu de cela, elle a annoncé qu’elle demanderait à un panel de juges de la CPI de se prononcer sur la question controversée de la compétence de la Cour sur les territoires palestiniens, en raison de "questions juridiques et factuelles uniques et très contestées".
Néanmoins, Mme Bensouda a clairement indiqué qu’elle était disposée à ouvrir une enquête approfondie si les juges lui donnaient le feu vert. C’est dans ce contexte qu’Israël a intensifié sa campagne contre la CPI et s’est tourné vers son principal chef espion pour faire monter la pression contre Mme Bensouda personnellement.
Menaces personnelles et "campagne de dénigrement"
Entre fin 2019 et début 2021, alors que la chambre préliminaire examinait les questions de compétence, le directeur du Mossad, Yossi Cohen, a intensifié ses efforts pour persuader Bensouda de ne pas poursuivre l’enquête.
Les contacts de M. Cohen avec Mme Bensouda - qui ont été décrits au Guardian par quatre personnes familières avec les comptes rendus contemporains des interactions par le procureur, ainsi que par des sources informées de l’opération du Mossad - avaient commencé plusieurs années auparavant.
Lors de l’une des premières rencontres, M. Cohen a surpris Mme Bensouda en faisant une apparition inattendue pendant une réunion officielle de la procureure avec le président de la RDC de l’époque, Joseph Kabila, dans une suite d’hôtel à New York.
Des sources proches de la réunion ont déclaré qu’après avoir demandé au personnel de Bensouda de quitter la pièce, le directeur du Mossad est soudainement apparu de derrière une porte dans une "embuscade" soigneusement chorégraphiée.
Après l’incident de New York, M. Cohen a continué à contacter le procureur, se présentant à l’improviste et l’assaillant d’appels indésirables. Bien qu’initialement amical, le comportement de M. Cohen est devenu de plus en plus menaçant et intimidant.
Proche allié de M. Netanyahou à l’époque, M. Cohen était un maître espion vétéran du Mossad et avait acquis une réputation au sein du service en tant que recruteur compétent d’agents ayant une expérience gagnée au contact des fonctionnaires de haut niveau au sein de gouvernements étrangers.
Les comptes rendus de ses réunions secrètes avec Mme Bensouda dépeignent une situation dans laquelle il a cherché à "établir une relation" avec la procureure alors qu’il tentait de la dissuader de poursuivre une enquête qui, si elle était menée à bien, pourrait impliquer de hauts responsables israéliens.
Trois sources informées des activités de M. Cohen ont déclaré que, d’après elles, le chef des services d’espionnage avait tenté de recruter Mme Bensouda pour qu’elle se conforme aux exigences d’Israël pendant la période où elle attendait une décision de la chambre préliminaire.
Ils ont déclaré qu’il était devenu plus menaçant lorsqu’il a commencé à comprendre que la procureure ne se laisserait pas convaincre d’abandonner l’enquête. A un moment donné, Cohen aurait fait des commentaires sur la sécurité de Bensouda et des menaces à peine voilées sur les conséquences pour sa carrière si elle continuait. Contactés par le Guardian, Cohen et Kabila n’ont pas répondu aux demandes de commentaires. Mme Bensouda s’est refusée à tout commentaire.
Lorsqu’elle était procureure, Mme Bensouda a officiellement divulgué ses rencontres avec M. Cohen à un petit groupe au sein de la CPI, dans l’intention de consigner sa conviction qu’elle avait été "personnellement menacée", ont déclaré des sources au fait de ces divulgations.
Ce n’est pas la seule façon dont Israël a cherché à faire pression sur le procureur. À peu près au même moment, les fonctionnaires de la CPI ont découvert des détails de ce que les sources ont décrit comme une "campagne de dénigrement" diplomatique, concernant en partie un membre de la famille proche.
Selon de multiples sources, le Mossad avait obtenu un ensemble de documents comprenant des transcriptions de ce qui semblait une opération piège contre le mari de Mme Bensouda. L’origine de ces documents - et leur authenticité - reste incertaine.
Toutefois, des éléments d’information ont été diffusés par Israël auprès de responsables diplomatiques occidentaux, selon certaines sources, dans une tentative infructueuse de discréditer le procureur général. Une personne informée de la campagne a déclaré qu’elle avait eu peu de succès auprès des diplomates et qu’elle s’apparentait à une tentative désespérée de "salir" la réputation de Mme Bensouda.
La campagne de Trump contre la CPI
En mars 2020, trois mois après que Bensouda eut renvoyé le dossier de la Palestine à la chambre préliminaire, une délégation du gouvernement israélien aurait eu des discussions à Washington avec de hauts responsables américains au sujet d’une "lutte commune israélo-américaine" contre la CPI.
Un responsable du renseignement israélien a déclaré qu’ils considéraient l’administration de Donald Trump comme plus coopérative que celle de son prédécesseur démocrate. Les Israéliens se sont sentis suffisamment à l’aise pour demander aux services de renseignement américains des informations sur Mme Bensouda, une demande qui, selon la source, aurait été "impossible" pendant le mandat de Barack Obama.
Quelques jours avant les réunions à Washington, Mme Bensouda avait reçu l’autorisation des juges de la CPI de mener une enquête distincte sur les crimes de guerre commis en Afghanistan par les talibans et le personnel militaire afghan et américain.
Craignant que les forces armées américaines ne soient poursuivies, l’administration Trump était engagée dans sa propre campagne agressive contre la CPI, qui a culminé à l’été 2020 avec l’imposition de sanctions économiques américaines à l’encontre de Bensouda et de l’un de ses hauts fonctionnaires.
Parmi les fonctionnaires de la CPI, les restrictions financières et de visa imposées par les États-Unis au personnel de la Cour étaient considérées comme liées aussi bien à l’enquête sur la Palestine qu’au dossier de l’Afghanistan. Deux anciens fonctionnaires de la CPI ont déclaré que de hauts fonctionnaires israéliens leur avaient expressément indiqué qu’Israël et les États-Unis travaillaient ensemble.
Lors d’une conférence de presse tenue en juin de la même année, de hauts responsables de l’administration Trump ont fait part de leur intention d’imposer des sanctions aux fonctionnaires de la CPI, annonçant qu’ils avaient reçu des informations non précisées sur "la corruption financière et les malversations aux plus hauts niveaux du bureau du procureur".
Tout en se référant au dossier afghan, Mike Pompeo, secrétaire d’État de Donald Trump a relié les mesures américaines au dosssier palestinien. "Il est clair que la CPI ne met Israël dans son collimateur qu’à des fins purement politiques", a-t-il déclaré. Quelques mois plus tard, M. Pompeo a accusé Mme Bensouda de s’être "livrée à des actes de corruption pour son bénéfice personnel".
Les États-Unis n’ont jamais fourni publiquement d’informations pour étayer cette accusation, et Joe Biden a levé les sanctions quelques mois après son entrée à la Maison Blanche.
Mais à cette époque, Mme Bensouda a fait face à une pression croissante due à un effort apparemment concerté en coulisses de la part des deux puissants alliés. En tant que ressortissante gambienne, elle ne bénéficiait pas de la protection politique dont jouissaient d’autres collègues de la CPI originaires de pays occidentaux du fait de leur citoyenneté. Une ancienne source de la CPI a déclaré que cela la rendait "vulnérable et isolée".
Selon ces sources, les activités de M. Cohen, étaient particulièrement préoccupantes pour le procureur et l’ont amenée à craindre pour sa sécurité personnelle. Lorsque la chambre préliminaire a finalement confirmé la compétence de la CPI en Palestine en février 2021, certains à la CPI ont même pensé que Mme Bensouda devrait laisser la décision finale d’ouvrir une enquête approfondie à son successeur.
Cependant, le 3 mars, quelques mois avant la fin de son mandat de neuf ans, Mme Bensouda a annoncé l’ouverture d’une enquête complète dans le dossier palestinien, lançant ainsi un processus qui pourrait conduire à des accusations criminelles, bien qu’elle ait averti que la phase suivante pourrait prendre du temps.
"Toute enquête entreprise par le bureau sera menée de manière indépendante, impartiale et objective, sans crainte ni favoritisme", a-t-elle déclaré. "Aux victimes palestiniennes et israéliennes, ainsi qu’aux communautés concernées, nous demandons instamment d’être patients".
M. Khan annonce des mandats d’arrêt
Lorsque M. Khan a pris les commandes du bureau du procureur de la CPI en juin 2021, il a hérité d’une enquête dont il a dit plus tard qu’elle se situait "sur la faille de San Andreas de la politique internationale et des intérêts stratégiques".
A son entrée en fonction, d’autres enquêtes - notamment sur des événements survenus aux Philippines, en RDC, en Afghanistan et au Bangladesh – disputaient son attention et en mars 2022, quelques jours après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, il a ouvert une enquête très médiatisée sur des crimes de guerre russes présumés.
Selon des sources proches du dossier, l’enquête politiquement sensible sur la Palestine n’a pas été considérée, au départ, comme une priorité par l’équipe du procureur britannique. L’une d’entre elles a déclaré qu’elle était en fait "mise de côté", mais le bureau de M. Khan conteste cette affirmation et indique avoir mis en place une équipe d’enquêteurs dédiée pour faire avancer l’enquête.
En Israël, les principaux avocats du gouvernement considèrent M. Khan - qui avait déjà défendu des chefs de guerre tels que l’ancien président libérien Charles Taylor - comme un procureur plus prudent que Mme Bensouda. Un ancien haut fonctionnaire israélien a déclaré qu’il y avait "beaucoup de respect" pour M. Khan, contrairement à son prédécesseur. Ils ont déclaré que sa nomination à la Cour était considérée comme une "raison d’être optimiste", ajoutant toutefois que l’attaque du 7 octobre avait "modifié cette réalité".
L’assaut du Hamas sur le sud d’Israël, au cours duquel les militants palestiniens ont tué près de 1 200 Israéliens et kidnappé environ 250 personnes, a clairement donné lieu à des crimes de guerre éhontés. Ainsi, de même, de l’avis de nombreux experts juridiques, de l’assaut ultérieur d’Israël sur Gaza, qui aurait tué plus de 35 000 personnes et conduit le territoire au bord de la famine du fait de l’obstruction d’Israël à l’aide humanitaire.
À la fin de la troisième semaine du bombardement de Gaza par Israël, M. Khan était sur le terrain au poste frontière de Rafah. Il s’est ensuite rendu en Cisjordanie et dans le sud d’Israël, où il a été invité à rencontrer des survivants de l’attaque du 7 octobre et des parents de personnes tuées.
En février 2024, Khan a publié une déclaration très ferme que les conseillers juridiques de Netanyahou ont interprétée comme un signe de mauvais augure. Dans le message posté sur X, il mettait en effet Israël en garde contre le lancement d’un assaut sur Rafah, la ville la plus méridionale de Gaza, où plus d’un million de personnes déplacées s’étaient réfugiées à l’époque.
"Je suis profondément préoccupé par le bombardement signalé et l’incursion terrestre potentielle des forces israéliennes à Rafah", a-t-il écrit. "Ceux qui ne respectent pas la loi ne devront pas se plaindre plus tard lorsque mon bureau prendra des mesures."
Ces commentaires ont provoqué l’inquiétude du gouvernement israélien, car ils semblaient s’écarter de ses précédentes déclarations sur la guerre, que les responsables avaient considérées comme rassurantes et prudentes. "Ce tweet nous a beaucoup surpris", a déclaré un haut fonctionnaire.
Les inquiétudes en Israël concernant les intentions de M. Khan se sont intensifiées le mois dernier lorsque le gouvernement a informé les médias qu’il pensait que le procureur envisageait de délivrer des mandats d’arrêt contre M. Netanyahou et d’autres hauts fonctionnaires tels que Yoav Gallant.
Les services de renseignement israéliens avaient intercepté des courriels, des pièces jointes et des messages de M. Khan et d’autres fonctionnaires de son bureau. "Le sujet de la CPI a grimpé dans l’échelle des priorités des services de renseignement israéliens", a déclaré une source des services de renseignement.
C’est grâce à des communications interceptées qu’Israël a établi que Khan envisageait à un moment donné d’entrer dans la bande de Gaza par l’Égypte et qu’il demandait une aide urgente pour le faire "sans la permission d’Israël".
Une autre affirmation des services de renseignement israéliens, largement diffusée au sein de la communauté du renseignement, s’appuie sur la surveillance d’un appel entre deux hommes politiques palestiniens. L’un d’eux déclarait que Khan avait indiqué qu’une demande de mandats d’arrêt à l’encontre de dirigeants israéliens pourrait être imminente, mais avait averti qu’il était "soumis à une énorme pression de la part des États-Unis".
C’est dans ce contexte que M. Netanyahu a fait une série de déclarations publiques avertissant qu’une demande de mandats d’arrêt pourrait être imminente. Il a appelé "les dirigeants du monde libre à s’opposer fermement à la CPI" et à "utiliser tous les moyens à leur disposition pour stopper cette initiative dangereuse".
Il a ajouté : "Qualifier les dirigeants et les soldats d’Israël de criminels de guerre ne fera que jeter de l’huile sur le feu de l’antisémitisme". A Washington, un groupe de sénateurs républicains américains de haut rang avait déjà envoyé une lettre de menace à M. Khan, contenant un avertissement clair : "Prenez Israël pour cible et nous vous prendrons pour cible".
La CPI, pendant ce temps, a renforcé sa sécurité par des surveillances régulières des bureaux du procureur, des contrôles de sécurité sur les appareils, des zones sans téléphone, des évaluations hebdomadaires des menaces et l’introduction d’équipements spécialisés. Un porte-parole de la CPI a déclaré que le bureau de M. Khan avait fait l’objet de "plusieurs formes de menaces et de communications qui pourraient être considérées comme des tentatives d’influencer indûment ses activités".
M. Khan a récemment révélé, lors d’une interview à CNN, que certains dirigeants élus avaient été "très directs" avec lui pendant qu’il s’apprêtait à délivrer des mandats d’arrêt. "Ce tribunal est fait pour l’Afrique et pour des voyous comme Poutine", est ce que m’a dit un haut responsable."
Malgré les pressions, M. Khan, comme son prédécesseur au bureau du procureur, a choisi d’aller de l’avant. La semaine dernière, M. Khan a annoncé qu’il demandait des mandats d’arrêt contre M. Netanyahou et M. Gallant, ainsi que contre trois dirigeants du Hamas, pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
Il a déclaré que le Premier ministre et le ministre de la défense d’Israël étaient accusés d’être responsables d’extermination, de famine, de refus de délivrance d’aide humanitaire et de ciblage délibéré de civils.
Debout devant un pupitre, avec deux de ses principaux procureurs à ses côtés, l’un américain, l’autre britannique, M. Khan a déclaré qu’il avait de nombreuses fois demandé à Israël de prendre des mesures urgentes pour se conformer au droit humanitaire.
"J’ai spécifiquement souligné que la famine comme méthode de guerre et le refus de l’aide humanitaire constituent des infractions au Statut de Rome. Je n’aurais pas pu être plus clair", a-t-il déclaré. "Comme je l’ai également souligné à plusieurs reprises dans mes déclarations publiques, ceux qui ne respectent pas la loi ne devraient pas se plaindre plus tard lorsque mon bureau prendra des mesures. Ce jour est arrivé."
Traduction : AFPS