Comment avez-vous choisi ce sujet ? Quelle part personnelle dans ce choix ?
Guy Davidi : Il y a eu deux raisons : Après « 5 caméras brisées », j’étais fier du travail d’écriture et j’ai eu envie de continuer par rapport à la société israélienne. Cette envie d’écriture s’est concentrée sur le thème du suicide des soldats pendant leur service, et sur ma propre expérience, très courte, du service militaire. À 18 ans je ne voulais pas être soldat. Je viens d’une famille modeste, pas vraiment politisée. Les militaires n’y étaient pas très présents, ma mère n’a pas fait son service. Je n’étais pas très politisé, mais je savais que je ne voulais pas être combattant. Comme j’avais perdu mon père, j’ai réussi à éviter l’affectation dans une unité combattante. J’avais étudié le cinéma au lycée, je voulais être réalisateur et j’ai essayé d’être affecté à la documentation ou au journalisme ; j’étais naïf, j’ai vite réalisé mon erreur.
Dès les premiers jours, j’ai compris que l’armée était à l’opposé de ce que j’étais. Quand tu n’es pas combattant, tu ressens d’autant plus l’absurdité du système. Pendant trois mois j’ai tout fait pour être révoqué. Il n’y a pas beaucoup de moyens . Tu ressens un véritable isolement, et tu dois être fort pour affronter les humiliations et trouver un moyen de sortir de ce cauchemar. Pendant ce temps on ressent le besoin de s’exprimer. En réfléchissant à la réalisation du film, j’ai pensé que beaucoup avaient écrit des journaux intimes, des lettres, de la poésie, et des messages avant de se suicider. Et j’ai réalisé qu’aucun film n’avait été fait sur ces passages à l’acte, et qu’il fallait en faire un qui parte de ces textes.
Il y a eu de nombreuses difficultés liées aux différentes couches narratives. Les rapports avec les familles qui avaient accepté le projet, étaient très touchants. Je pense à Arlette, la mère de Ron Adler, c’était toujours douloureux car elle était en désaccord avec la vision politique de son fils, puis elle a fini par accepter de lui redonner une place.
De même pour les autres familles, cela donnait un sens à la mort. Pendant mes recherches, j’ai recensé 700 suicides au cours du service militaire, mais il y en a évidemment plus.
Est-ce que cette question est taboue en Israël ?
G. D. : Oui, ce sujet est un grand tabou. Les Israéliens pensent que l’armée ne veut pas révéler les données, mais il n’y a pas que l’institution militaire qui dissimule. Les familles évitent de parler des suicides, préférant une mort au combat ou un accident d’entraînement, plutôt que d’admettre ce choix. Ainsi, personne n’a une idée réelle de l’ampleur de ce phénomène. Certaines mesures ont été prises, comme diminuer l’accès aux armes hors service, ce qui a entraîné une diminution des suicides. Il est aujourd’hui plus admis de ne pas faire l’armée. Peut-être suite à l’évolution capitaliste d’Israël, où l’idée de sacrifier trois ans sans en retirer un bénéfice concret a moins de succès dans les classes moyennes et supérieures. Cependant, de nouveaux groupes prennent leur place, modifiant la dynamique de recrutement.
Mon film parle de personnes qui se sont suicidées au cours de leur première période de service militaire, avant même d’être exposées aux combats. Cela montre que la pression de l’institution, indépendamment des conflits armés, peut suffire à pousser certain·es au désespoir. Sentiment renforcé par la prise de conscience que toute leur vie on les a nourri.es de récits mensongers. L’armée devient le lieu où ils découvrent l’ampleur du mensonge.
La tendance actuelle est de considérer ces suicides comme des cas isolés, des problèmes individuels, sans remise en cause de l’institution. L’armée cherche à identifier les jeunes considérés comme fragiles afin d’éviter ces drames. C’est une façon pour l’institution de se déresponsabiliser et d’éviter d’admettre que le service militaire israélien, en particulier lorsqu’il implique le contrôle militaire sur des civils, est destructeur et mentalement anormal pour des êtres humains sains.
Lors d’une présentation du film, vous avez parlé de corruption dans l’armée. Qu’en est-il ?
G. D. : L’armée israélienne est une armée d’occupation, donc fondamentalement corrompue. J’ai appris à l’école que c’était « l’armée la plus morale du monde » ; mais quand on vole dans les maisons, qu’on vandalise, qu’on creuse des trous dans les murs pour passer d’une maison à une autre, on n’est pas une armée « morale ». Cette armée est pervertie par la colonisation. L’immoralité commence dès le service militaire, une armée qui justifie le vol n’est pas morale. Lorsqu’on tire, il y a aussi une prise de conscience que le but est de tuer.
Comment fait-on pour s’en sortir ? Essayer de transformer la société ?
G. D. : Il faut être prêt à être exclu·e de cette société. C’est impossible pour certain·es. Il est essentiel de créer une communauté qui offre du soutien, tels les réseaux pour faire connaître la réalité, qui aide à remettre en question le service militaire et à trouver des alternatives .
Ce film a cet objectif : que les gens sentent qu’ils ne sont pas seuls. L’idéal serait qu’il soit montré aux adolescent·es pour ouvrir un véritable dialogue sur ces questions. Mais puisque ni les écoles ni les enseignants ne le feront, c’est aux parents d’assumer ce rôle.
Propos recueillis par Anne Catherine C et Jean-Jacques G