Jamais Antonio Gutterres, secrétaire général des Nations unies, n’avait invoqué depuis le début de son mandat l’article 99 de la Charte des Nations unies. L’article lui permet d’« attirer l’attention du Conseil de sécurité sur toute affaire qui, à son avis, pourrait mettre en danger le maintien de la paix et de la sécurité internationales ». Il s’y est référé le 6 décembre 2023 dans une lettre inédite au Conseil de sécurité, mettant en garde contre un « effondrement total de l’ordre public bientôt » dans la bande de Gaza, bombardée sans relâche par Israël depuis alors près de deux mois.
Après l’attaque meurtrière et sanglante de groupes armés du Hamas contre des militaires et des civils israéliens – dont des enfants – le 7 octobre dernier, les militaires israéliens ont transformé la minuscule enclave palestinienne, « prison à ciel ouvert d’Israël » depuis dix-sept années de blocus, en cimetière. 2,3 millions de Palestiniens subissent un massacre de masse à huis clos. L’Unicef évoque « une guerre contre les enfants », l’OMS « l’heure la plus sombre de l’humanité ». Toutes les agences des Nations unies et les ONG sur place appellent à mettre un terme à cette apocalypse. En deux mois, plus de 17 000 Palestiniens de la bande de Gaza ont été assassinés, dont plus de 7 000 enfants. Les corps de milliers d’autres gisent sous les décombres. Des familles entières sont exterminées. Près de 50 000 personnes ont été blessées, mutilées. L’armée vise les écoles, les hôpitaux, les abris des Nations unies, les ambulances, les journalistes… La décision du gouvernement israélien dès le 9 octobre d’un blocus total empêchant l’accès à l’eau potable, à la nourriture, à l’électricité, au fuel indispensable pour les hôpitaux, aux médicaments, aux anesthésiques… tue tout aussi sûrement. Le nord du petit territoire est rasé, quelque 80 % de la population ont été forcés à l’exil vers le sud et, comme le confirme l’ONU, aucun lieu n’est en sécurité. La population gazaouie a subi plusieurs guerres, mais le degré de terreur qu’imposent aujourd’hui le gouvernement et l’armée d’Israël est sans comparaison, faisant en outre resurgir le spectre d’une nouvelle Nakba. Quant à la Cisjordanie, elle continue d’être le théâtre de violences des colons suprémacistes israéliens soutenus par l’armée, pour déplacer des villages entiers et s’emparer des maisons des Palestiniens de Jérusalem…
Nul ne peut ignorer la catastrophe en cours. Alors que l’Assemblée générale des Nations unies appelle au cessez-le-feu immédiat mais que les États-Unis y opposent leur véto, les gouvernements, la France, ont des moyens pour intervenir.
D’une coalition anti Hamas à une coalition « humanitaire »
En visite en Israël le 24 octobre à la suite de Joe Biden, Olaf Scholz, Rishi Sunak, Georgia Meloni et Mark Rutte, et alors que les morts se comptaient déjà par milliers, puis en visite à Ramallah, Emmanuel Macron a affiché sa solidarité avec Tel-Aviv et a été jusqu’à proposer d’élargir la mission de la coalition internationale contre l’Organisation de l’État islamique (OEI) pour aider Israël à combattre le Hamas. C’était là non seulement renier les positions françaises lors de la guerre contre l’Irak en 2003, faire fi de l’échec d’une telle coalition, mais aussi méconnaître la réalité palestinienne, les décennies d’occupation et leurs conséquences, autant que les objectifs de l’occupant israélien. Tel-Aviv a du reste ignoré une telle hypothèse, prétendant vouloir éradiquer le Hamas, et éradiquant dans les faits toute possibilité de survie dans le territoire palestinien.
Le président a-t-il ensuite prêté plus grande attention aux conseils des diplomates et experts du Quai d’Orsay ? Après sa coalition anti Hamas, c’est une coalition internationale humanitaire qu’il a affirmé vouloir organiser en réunissant une conférence humanitaire à Paris le 9 novembre – et portant l’aide française aux agences des Nations unies et ONG à 100 millions d’euros pour l’année en cours. L’enjeu cependant est surtout de faire entrer l’aide dans le territoire palestinien et, en urgence absolue, de mettre un terme à la guerre, aux bombardements, à l’offensive terrestre entamée le 27 octobre, au blocus et au transfert forcé des Palestiniens, ce qui supposera la reconstruction et la réinstallation des survivants dans leurs villes et leurs quartiers aujourd’hui anéantis.
Après avoir défendu le principe d’une trêve, le président de la République, qui rappelle qu’une vie vaut une vie, évoque un cessez-le-feu, pour la population palestinienne et pour la survie et la libération des otages. Il ajoute qu’Israël a le droit de se défendre, mais dans le strict respect du droit humanitaire international. En fait, comme tout État, Israël a le droit et le devoir de protéger ses citoyens. Il n’existe en revanche pas d’« autodéfense » d’un État contre une population qu’il occupe. Quant au droit international humanitaire, il est à lui aussi totalement ignoré.
À l’instar d’une très grande majorité d’États, la France a donc voté à l’ONU en faveur du cessez-le-feu humanitaire immédiat. Le véto complice de Washington impose d’autres voies d’intervention. Une responsabilité morale pour empêcher la poursuite de crimes de guerre voire d’un génocide.
La France a les moyens d’agir
Elle peut d’abord sanctionner Israël tant que Tel-Aviv viole, et de façon massive, le droit international. Paris qui s’y est toujours refusé, plaide notamment la nécessité d’un consensus européen, alors que l’UE est divisée face à la politique coloniale israélienne. L’Union européenne est le premier partenaire d’Israël qui participe du programme Horizon-Europe (95 milliards de dollars pour 2021-2027) et avec la guerre en Ukraine l’UE souhaite des accords commerciaux gaziers avec Israël. Mais rien n’oblige chaque État à poursuivre des relations commerciales, économiques, technologiques voire militaires avec Tel-Aviv dans un tel contexte. Paris peut aussi contribuer à la lutte contre l’impunité en soutenant l’exigence d’une enquête de la CPI en Palestine occupée. Et peut en appeler à la protection internationale du peuple palestinien.
Emmanuel Macron évoque aussi l’importance d’un horizon politique et d’une solution à deux États. Que ne l’a-t-il défendue avant que la colonisation ait à ce point dépecé la Cisjordanie pour réduire à néant toute perspective d’État palestinien ? Comme si ce crime de guerre, ceux des colons, les morts par dizaines en 2023, les arrestations en masse dont celles de centaines d’enfants, les tortures, les expulsions… n’avaient été que des violences à bas bruit permettant d’écarter de l’agenda diplomatique la situation palestinienne. Ou comme l’a fait Emmanuel Macron en février dernier de recevoir à Paris Benyamin Netanyahou, Premier ministre du gouvernement suprémaciste israélien…
Ce sera au peuple palestinien et à nul autre de déterminer son avenir. C’est le droit à l’autodétermination. Reconnaître l’État palestinien serait cependant un acte fort. Que rien n’empêche, sans attendre des « négociations » – improbables dans un nouveau tête-à-tête entre occupant et occupé, laissant au premier le privilège de reconnaître ou non les droits du second.
Le rôle de la solidarité
Jamais la solidarité des sociétés ne s’est autant exprimée, partout dans le monde, pour le cessez-le-feu, et pour la liberté de la Palestine.
En France, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, lui, s’empressait le 12 octobre de tenter de faire interdire les manifestations de solidarité avec le peuple palestinien et de défense du droit international, ce qu’a mis en cause le Conseil d’État. Dans la nuit du 8 au 9 novembre, c’est la militante palestinienne Mariam Abou Daqqa, 72 ans, qui était interpellée à Paris, avant d’être expulsée. La maire de Paris n’est pas en reste qui a fait annuler une conférence « contre l’antisémitisme, son instrumentalisation et pour la paix révolutionnaire en Palestine » prévue le 6 décembre avec la philosophe américaine Judith Butler…
Au-delà du nécessaire développement de la solidarité, l’avenir de nos sociétés est aussi en jeu. Pour défendre la primauté du droit contre la loi du plus fort. Pour préférer la solidarité aux visions identitaires. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le RN soutient le gouvernement israélien. Il s’agit pour l’extrême droite, aux fondateurs frayant avec l’antisémitisme, de tenter de conquérir une légitimité morale et politique, de promouvoir l’amalgame entre islam – notamment politique – et terrorisme – comme d’autres ont intérêt à l’amalgame entre juifs et suppôts de la politique israélienne –, mais aussi de prôner une vision identitariste qui divise les peuples en prétendues communautés figées, imperméables et irréconciliables.
La barbarie à l’œuvre en Palestine occupée concerne toute notre humanité. Comme l’écrivait la regrettée juriste Mireille Delmas-Marty, « Le crime contre l’humanité est la borne commune à toutes les cultures. La mission des droits de l’Homme est aussi de préserver cette humanité à venir, ces générations futures, pour que cette humanité reste promesse ».
Isabelle Avran