Que ce passe-t-il dans cette vaste zone que les Etats-Unis ont déclarée « grand Moyen Orient » ? Une addition de mouvements locaux ou une tendance historique ? Ce n’est pas la première fois. A la fin des années 80, la région avait connu des phénomènes d’ampleur équivalente : première Intifada palestinienne, poussée vers le pluralisme au Maghreb, en Jordanie et au Yémen, invasion du Koweït par l’Irak, première guerre du Golfe, processus d’Oslo... Et puis la retombée générale, la dérive sanglante des islamistes, le rétablissement des régimes autoritaires (Egypte, Tunisie..). Tout pouvait changer et finalement rien ne change.
Deux occasions de réflexion libre et ouverte viennent de m’être données de comprendre un peu mieux. La première en décembre 2004, à Jérusalem, avec des Israéliens et des Palestiniens réunis pour « Faire venir la paix ensemble » (Bringing Peace Together), la seconde à Amman, avec des militants venus du Maroc à l’Azerbaïdjan, pour la création de l’Assemblée des citoyens du Moyen Orient (Middle East Citizens’ Assembly -MECA). Dans les deux cas à l’initiative de l’ONG palestinienne Panorama de Jérusalem, du Conseil inter-église pour la paix des Pays Bas (IKV) [1] et du réseau international Helsinki Citizens’Assembly [2]. Une focale restreinte sur le conflit israélo-palestinien, une focale large sur la grande région.
La volonté d’une population fatiguée
La réunion de Jérusalem a eu lieu avant les élections présidentielles et les premières municipales palestiniennes, mais elle en avait bien anticipé les résultats. Y participaient, autour de Walid Salem, de Panorama et d’Izhak Schnell, du Forum israélien pour la paix, des militants engagés pour certains dans les initiatives de « la Voix des peuples » (l’appel lancé par Sari Nusseibeh et Amy Ayalon), ou de Genève, des responsables de Shalom Arshav (La Paix maintenant), du FIDA (le petit parti de gauche palestinien) ou du Fatah, mais chacun à titre individuel. Tous ont été d’accord pour constater un vent nouveau. Un constat, par ailleurs, partagé par toutes les forces politiques palestiniennes, islamistes compris. C’était peut être moins évident du côté israélien, même pour les militants de paix présents. Ces derniers demeuraient sceptiques, non seulement sur les intentions réelles de Sharon, mais aussi sur le moyen d’en tirer parti. Pour eux, le retrait annoncé de Gaza n’était qu’une manœuvre, déjà proposée par Moshé Dayan il y a trente ans, comme le soulignait le vieux général israélien en retraite Shlomo Gazit. Ce à quoi les Palestiniens répondaient qu’il ne fallait pas s’en tenir aux intentions de Sharon, qui évidemment ne vise pas une paix juste et durable, mais à la dynamique créée. Ils soulignaient que Sharon avait annoncé un retrait des colons de Gaza du type de celui du Sud-Liban, c’est à dire unilatéral et surtout non concerté, ni avec les Palestiniens, ni avec les pays extérieurs, et qu’il était déjà en train de se passer autre chose.
De toutes façons, ajoutaient-ils, tous les Palestiniens savent qu’il faut profiter au maximum de tout espace, car cela correspond à la volonté d’une population fatiguée. Une analyse confirmée par la suite avec, par exemple, l’acceptation, somme toute rapide, par le Hamas de la houdna (la trève), qui démontre que les islamistes saisissent bien l’air du temps, mais aussi au travers des sondages qui confirment la lassitude par rapport à l’Intifada Al-Aqsa [3] . Enfin beaucoup, du côté palestinien, dépendra de la manière dont se dérouleront les élections de l’année 2005 et si les campagnes pourront se faire sur des options claires, notamment lors des législatives [4]. Une situation nouvelle prévaut donc avec l’annonce du retrait des colons de Gaza, mais aussi l’arrivée d’Abou Mazen à la présidence, un (possible) renouvellement (partiel) du personnel politique au travers des élections municipales, législatives et du futur congrès du Fatah.
Sharon veut obtenir le plus en lâchant le moins, pour finir avec deux ou trois fragments de territoires analogues à la bande de Gaza et constituant « l’Etat palestinien ». Les Américains veulent un « règlement » du problème suffisamment « stable » pour ne pas gêner leur grand dessein moyen-oriental, et ils peuvent pousser Sharon un tout petit peu plus loin. Les « Européens » savent qu’il faut aller encore un peu plus loin - les guillemets à « Européens » s’expliquent par le fait qu’en pratique ce sont surtout les Anglais et les Egyptiens qui donnent le tempo, et c’est Tony Blair qui a organisé la conférence pour « aider Mahmoud Abbas ». Mais ce dernier sait très bien que le minimum acceptable pour le peuple palestinien c’est un Etat sur les frontières de 1967, avec Jérusalem-Est et la reconnaissance du « droit au retour » des Palestiniens, même si celui-ci ne s’exerce en pratique qu’en Cisjordanie et à Gaza. Ce minimum, qui est plus qu’un maximum pour la grande majorité des dirigeants politiques israéliens, suppose, pour être accessible,
« d’emballer la dynamique » que peut créer le retrait de Gaza. Les participants à la réunion de Jérusalem soulignaient que cela suppose un niveau bien supérieur de coopération entre forces de paix israéliennes et palestiniennes, une dialectique bien plus politique que par le passé. Et un soutien international qui ne se contente plus de contribuer à la
« protection du peuple palestinien », ou à la « dénonciation de la politique israélienne de colonisation », même si tout cela demeure indispensable, et qui contribue à créer des ouvertures là où n’existent encore que des fissures politiques.
Des moments de fierté ... et de perplexité
Il faut aussi élargir la focale et prendre en compte la dimension régionale. La réunion fondatrice de l’Assemblée des citoyens du Moyen-Orient (MECA) début mars à Amman, était justement une occasion. Y participaient des militants de Jordanie, de Palestine, d’Israël, d’Irak, d’Arabie saoudite, du Yémen, du Maroc, d’Iran, de Turquie, d’Azerbaïdjan, de France, des Pays Bas... Les Libanais et Syriens invités, fort occupés, n’avaient pas pu venir ; des Egyptiens, Tunisiens, Algériens, Bahreïnis, Anglais, Italiens, Arméniens devraient rapidement s’ajouter à ce petit noyau de réflexion et d’initiative.
La région n’est plus unifiée par les dynamiques des pan-nationalismes (surtout arabe mais aussi turc et persan), ou du tiers-mondisme façon Bandung de Nasser ou Mossadegh. Elle donne l’impression au contraire d’un morcellement, d’une « balkanisation » continue. Partout se fait sentir le poids de la politique bushienne, mais aussi de manière plus diffuse une influence libérale au double sens du mot : inégalité économique mais aussi liberté politique. A ce sujet, les participants à la conférence d’Amman ont tous souligné que de larges couches des populations regardaient avec envie les Libanais descendre pacifiquement dans la rue pour influer le cours de leur histoire. De même les élections palestiniennes et irakiennes avaient été vécues par ceux qui y avaient participé comme des moments de fierté ... et de grande perplexité en ce qui concerne les résultats des secondes.
Les régimes autoritaires sont mal supportés, mais les mouvements démocratiques sont faibles. Les anciens courants de gauche, laminés par les répressions ou plus ou moins récupérés par les oligarchies régnantes, sont décrédibilisés. Cela laisse un énorme espace aux islamistes. Mais si les islamistes terroristes, tout en déstabilisant les sociétés (Arabie Saoudite, Irak), servent de prétexte aux pouvoirs pour maintenir l’autoritarisme (Tunisie, Egypte), d’autres islamistes apparaissent plutôt comme des facteurs de stabilisation aux yeux de l’opinion, dans la mesure où ils constituent des contre-pouvoirs face aux oligarchies (Maroc) ou aux occupants (Irak), canalisent l’expression de larges couches sociales (Palestine, Liban), voire contribuent à l’ouverture démocratique (Turquie).
Dans ce contexte, de fragiles mouvements démocratiques d’un type nouveau, qui s’affirment plus dans l’espace de la « société civile » que dans celui de l’Etat et des partis, cherchent à faire entendre leur voix. Ils essayent de s’émanciper de la double pression des clans et des réseaux traditionnels d’une part, des instrumentalisations étrangères, notamment américaines, d’autre part. C’est une voie originale pour la région qui se différencie des vieilles méthodes de luttes contre les vieilles formes d’impérialisme qui ne sont plus adéquates face aux nouvelles formes d’impérialismes et aux effets des fragmentations sociales, idéologiques (laïcs contre musulmans) et nationales-ethniques, mais aussi face à la soif de liberté des peuples et d’autonomie des individus. Les militants arabes (et israéliens) présents jugeaient que la confrontation avec d’autres mouvements dans des pays proches pouvait s’avérer féconde, qu’ils s’agissent d’expériences en situation favorable comme la Turquie, plus difficile comme en Azerbaïdjan, ou en Iran.
Le projet de MECA tente modestement de créer un cadre pour apprendre les uns des autres, par exemple en comparant les expériences de dialogue arméno-turc ou arméno-azerbaidjanais avec le dialogue israélo-palestinien, les expériences de lutte pour les droits démocratiques (illustrées par la récente conférence sur les nouvelles tactiques en matière de droits de l’homme à Ankara en octobre dernier), le refus du terrorisme, la résistance à l’obscurantisme et le dialogue avec certains courants de l’Islam politique, les droits des femmes et les questions de la jeunesse, etc. Plusieurs rendez-vous sont déjà pris, à Jérusalem, à Bakou, à Istanbul, en Iran, en Europe, et surtout à l’occasion des forums sociaux, en particulier le forum social mondial décentralisé prévu au Maroc en 2006. L’objectif et de contribuer à la construction « par en bas » de mouvements démocratiques et solidaires, à l’inverse de ceux qui, du côté de Washington, cherchent à enrôler « par en haut », et au nom de la « démocratie », les combattants du nouvel empire.
Bernard Dréano
Président du CEDETIM et
co-président du réseau Helsinki Citizens’ Assembly International (HCA).